Un canto dit que ce que l'on aime bien demeure. Ceux et celles que l'on aime bien aussi. Le reste n'est que cendre. Notre seul héritage, il ne nous sera pas volé. Qui pourrait bien nous l'arracher ?
L'année finit en rêvant de la suivante et le rêve est un cauchemar déjà largement réalisé. 2022 qui vient sera une nouvelle année seulement en trahissant l'enchaînement des catastrophes logiques au nom des puissances non effectuées, des potentialités non réalisées. Parce qu'on le sait, le monde possède le rêve d'une chose dont il lui suffirait de prendre conscience pour la posséder en réalité.
La 85ème lettre d’information des Nouvelles du Front (site, blog, réseau) est dédiée aux trafiquants de cinéma comme aux mains coupées qui ont refleuri au Chili. Elle est dédiée aussi à l'ami algérien dont l'absence fait notre faille en nommant notre défaut, celui qu'il nous faut contre toute faillite.
Nicolas Klotz et Elisabeth Perceval : continuer la tradition des opprimés
Depuis quarante ans Nicolas Klotz et Élisabeth Perceval construisent, d'abord au théâtre puis au cinéma, l'un des regards parmi les plus exigeants et les plus intransigeants projeté sur les ténèbres de notre temps. La rétrospective organisée au mois de décembre au Centre Pompidou aura ainsi permis de vérifier qu'il y a des regards qui sauvent comme il y a des gestes qui protègent.
L’Héroïque lande (la frontière brûle) : Nouveau Monde !
Les bandes d'archives de l'actuel le sont du futur aussi, tirant des lignes de faille du passé des lignes de force à venir, diagonalisant le trait d'union d'un désastreux présent. L'Héroïque lande ne raconte pas la tragédie d'un monde dont l'achèvement aurait été acté en octobre 2016 avec la destruction de la jungle de Calais mais l'épopée d'un monde fini, aussi fini qu'excédé par son héroïque propension à l'infini. La jungle est un phœnix, un rhizome de feu et ses herbes folles sont des mèches qui, éteintes ici, rejaillissent ailleurs où vivre est une ardente brûlure, une danse incandescente.
Nous disons Révolution : Cantiques transatlantiques
Nous disons révolution de Nicolas Klotz et Élisabeth Perceval inventerait un genre, celui de la science-fiction anthropologique, refusant de jouer l’imagination contre le documentaire parce qu’il s’agit différemment de la même chose – sun et ra. Afro-futurisme créole. Nous disons révolution, sa puissance de monstration est une puissance monstre pour l’histoire et la géographie, sur un axe Paris-Barça et sur un autre Brésil-Brazza. Dans le tissage rhapsodique des vivants et des morts comme des récits et des supports, Nicolas Klotz et Élisabeth Perceval ont composé un chant de la terre pour après l’apocalypse, des cantiques transatlantiques faisant rimer surrection et insurrection.
- Low Life : En avant jeunesse !
Il y a, non-écrite, la loi des amis dont la communauté ouverte et hasardeuse donne asile aux étrangers auxquels l’État dénie tout droit à l’hospitalité et il y a l’égalité souveraine du même sommeil des amoureux. Dans Low Life, l’exception à l’état d’exception est la chose commune, la zone des jeunesses mobilisées et des travailleurs sans-papier, Zombies, Hamlet et Antigone qui ont pour Schibboleth la maxime suivante, universelle : D'AILLEURS NOUS SOMMES D'ICI.
- Saxifrages – quatre nuits blanches : Cérémonie secrète
Saxifrages, quatre nuits blanches : le réel de la catastrophe parle mais son inconscient, la puissance qu’elle n’étouffe pas, parle à travers elle aussi. Une prosopopée qui donne à entendre, depuis la maille des intervalles du réel, rien moins que le possible, à la fois vent léger et lumière fossile. Face à la viralité du mal démultipliée, les corps filmés sont des spectres du futur, les gardiens de bibliothèques disparues, les porteurs et passants impersonnels de citations qui sont des esprits volatiles – des anticorps. La cérémonie secrète est une poétique alchimique qui fourbit à partir du limon des expériences et des récits l’émeraude stellaire indiquant un autre chemin dans la nuit.
La Question humaine multiplie les réminiscences spectrales comme des signes hallucinatoires. Avec la hantise de l'enquête il y a la critique subtile de la croyance managériale réduisant les gens à être des choses contrôlables et superflues, exploitables et jetables. Le nazisme nomme la part maudite de notre modernité rationnelle et instrumentale – maudite aussi parce qu'elle est mal dite. La malédiction fonde ainsi une possession politique qui mérite un exorcisme esthétique. Hanté par Shoah, le film de Nicolas Klotz écrit par Élisabeth Perceval commence comme Le Testament du docteur Mabuse de Fritz Lang pour finir en remake des Maîtres fous de Jean Rouch. Le film hanté est une enquête de film qui croit aussi que le cinéma peut encore avoir une vocation conjuratoire.
- Mata Atlântica : Un faune, des flores
Dans le parc du Trianon de Saõ Paulo, les hiéroglyphes apparaissent en pictogrammes d'émeraude parce que les images sont des cryptes qui contiennent d'antiques secrets – sur les races et les classes, sur le versant animal et la question humaine, sur les désastres d'hier et les catastrophes de demain, sur l'amour et la « faible force messianique » qu'il nous reste afin de persévérer et tenir bon. En extrayant des remèdes à l'endroit où dominent les poisons, Mata Atlântica indique que sa poétique ne relève rien moins que d'une pharmacologie. Une pharmacopée dont le reste de l'œuvre de Nicolas Klotz et Élisabeth Perceval assume la dimension chamanique, thérapeutique et générique.
- Un chemin à travers la jungle (la forêt-cinéma d'Elisabeth Perceval et Nicolas Klotz)
La forêt-cinéma est un abri pour l'histoire d'un art qui comme le rock ne mourra pas. Le cinéma marronné et marronnant continue à frayer ses aventures dans un communisme sans héritage qui se partage moins qu'il partage ceux qui en sont les sujets, donnant à contre-voie de la globalisation corps et voix à une mondialité dont la créolité est la vérité. Parce que la vie nue ne cesse pas d'être digne, d'une dignité qui libère moins de la honte qu'elle la libère. Parce que l'hospitalité a des lois immémoriales distinctes de la sphère juridique des États. Parce que le pouvoir est un envoûtement, le mal une hantise et le cinéma un exorcisme conjuratoire. Parce que faire une image noue un acte de confiance avec un geste de déplacement, danse du pas de côté et tact d'une poignée de mains.
Robert Wyatt, part one, Brad Mehldau et Vendredi 13 : Les ours, la grotte et la chandelle
Le cinéma, celui qui fait battre nos paupières comme les ailes d'un ange, se dédie à l'autre nuit, pas celle des retours laborieux du jour mais la nuit sauvée, celle qui protège le feu de ses propres excès, excès des pyromanes qui parfois se font passer pour des pompiers. La flamme d'une chandelle, celle qui éclaire la grotte – le cinéma. Ses images protègent la nuit des années d'hiver prolongées en nouvel âge glaciaire. Le cinéma est un chant de l’ours, le cinéma est une chandeleur. Avec le cinéma de la nuit sauvée, la grotte est un asile donné aux ours qui dorment en rêvant du printemps retrouvé.
Collectif Ceremony : Matériaux pour rituels de désenvoûtement (et un film à venir)
Le cinéma est envoûté, un envoûtement à la puissance deux (et il faut bien être deux pour convoquer cette double puissance) : l'histoire du cinéma envoûtée par la persécution occidentale, l'histoire du cinéma qui a envoûté Nicolas Klotz et Élisabeth Perceval et qu'ils exorcisent dans le rituel sorcellaire des montages dialectiques. Une histoire d'envoûtement et d'exorcisme pour une installation-performance portant la promesse d'un film à venir. Un envoûtement donc, celui d'une certaine histoire du cinéma, l'histoire du mouvement et de la poursuite qui est persécution aussi. Un rituel alors, celui des films en train de se faire en rapport avec cette histoire-là, qui est conflictuelle. Un exorcisme enfin, celui d'une certaine histoire occidentale qui nous possède encore et qu'il nous faudrait retourner sur elle-même pour sortir à la fois de la nuit coloniale et du faux-jour néocolonial.
Plus à l'horizon deux rayons verts à l'orée de l'hiver :
L’Héroïque Lande, la frontière brûle : Le nouveau monde est une jungle
Surgie des cendres du Centre de Sangatte, la jungle est d’abord un monstre d’État issu d’une série de dispositions juridiques adoptées entre la France et le Royaume-Uni. C’est aussi un mot de passe adopté par tous les migrants exilés, les demandeurs d’asile et les réfugiés ayant élu un mot à la fois pashto et persan (jangal) pour apparenter ce lieu de vie à une forêt recoupant en effet les bois situés à proximité du port de Calais. La jungle est le nom commun d’une impropriété générique, le dehors qui tient autant de la zone de non-droit que fabrique le droit que de l’interzone où l’humanité rejoue à chaque seconde ses origines en bricolant de nouveaux usages du monde. L’Héroïque lande raconte l’épopée de personne – pop odyssée – et n’importe qui pourra s’y reconnaître en y reconnaissant le chant impersonnel de l’en-commun dont la vérité dit ceci : qui est ici est d’ici.
Fugitif où cours-tu ? : Fugue de vie
Le temps a passé depuis les évacuations de mars et octobre 2016 mais l’événement insiste dans une persistance rétinienne qui se prolonge en diplopie. Voir double, dans le poème épique du contemporain en train de se faire et se défaire avec L’Héroïque lande et dans l’élégie mélancolique de l’après-coup qu’est Fugitif où cours-tu ?, c’est marquer un effet de parallaxe. On y vérifiera que la différence relève moins d’une relation entre les choses que des choses mêmes, jamais identiques à elles-mêmes. La jungle est le signifiant même de cette division politique, le nom qui dit en même temps la brutalisation étatique des conditions d’existence imposées aux plus faibles et la forêt sauvage où les survivants marronnent en bricolant les formes-de-vie qui réinventent la vraie vie.
Au pan coupé des sélections musicales
La première donne asile à Blur, Víg Mihály, Monteiro, Siouxsie and The Banshees et Chavela Vargas ; la seconde est un bouquet offert aux mains vertes d'Élisabeth Perceval et Nicolas Klotz.
Et puis des nouvelles de la revue Trafic
« Pourquoi une revue de cinéma ? Simple comme bonjour : pour écrire et donner à lire, pour lire et donner à voir – une revue pour donner envie de revoir. Trafic, centième : on fait le bilan, on revient sur les textes qui ont donné à penser le cinéma, on continue à écrire son histoire, à trafiquer ses histoires – notre histoire continue ». Cela, nous l'écrivions pour fêter il y a quatre ans la centième de la revue Trafic. 20 numéros plus tard, la revue annonce qu'elle cesse de paraître. Trafic ? C'est fi-ni. Une histoire, la nôtre s'arrête là. Les textes restent. Un désir réitéré d'écrire et de lire avec le cinéma. Une promesse aussi, que l'histoire autrement s'écrive : Trafic, almanach de cinéma. L'héritage de cela que nous aimons bien demeure. Une chambre à soi de la maison-cinéma, close et claire.
Et puis encore le nouveau numéro de la revue Éclipses consacré au cinéma de Claude Chabrol
Entre autres un texte, « Cruauté, secret compris » au sujet du Boucher. Il y a chez Claude Chabrol une cruauté manifeste, qu’elle se déduise d’un fond naturaliste rappelant à la bête humaine sa tragique bêtise ou d’un goût analytique des rapports sociaux sous l’angle de l’hypocrisie comique des apparences. Et puis il y a l’autre cruauté, une cruauté moins évidente qu’inapparente dont le secret affleure seulement avec les hypothèses vertigineuses suggérées par les pures opérations de l’écriture cinématographique. Un secret d’autant plus fascinant qu’il se laisse approcher mais sans jamais se laisser percer. Le secret, on s’en approche mais prudemment car il est intouchable en témoignant d’un inappropriable. La cruauté est sardonique en étant bouffonne, mordante en étant carnassière et c’est celle qui en apparence attrape le regard du spectateur avec les dents, férocement. La cruauté inapparente serait, elle, plus subtile que viandarde, tel un alcool raffiné et liquoreux, un spiritueux. La cruauté chabrolienne aurait donc deux visages, avec une face visible jusqu’à la caricature masquant l’autre qui en assurerait la part secrète. Un chef-d’œuvre canonique mériterait ainsi d’être revu pour le voir comme, peut-être, on ne l’aurait jamais vu : Le Boucher (1970).
Et puis aussi un retour hommage au film Nahla de Farouk Beloufa qui a été organisé par Samir Ardjoum dans le cadre de son émission Microciné en se déclinant en une série de trois conversations parmi lesquelles la première en présence d'Olivier Hadouchi et Saad Chakali.