Low Life (2011) de Nicolas Klotz et Élisabeth Perceval

En avant, jeunesse !

Il y a, non-écrite, la loi des amis dont la communauté ouverte et aléatoire donne asile aux étrangers auxquels l’État dénie tout droit à l’hospitalité et il y a l’égalité souveraine du même sommeil des amoureux : dans Low Life l’exception à l’état d’exception est la chose commune, la zone des jeunesses mobilisées et des travailleurs sans-papier, Zombies, Hamlet et Antigone qui ont pour Schibboleth la maxime suivante, universelle : d’ailleurs nous sommes d’ici.

 « Nous sommes le peuple qui dort, pas le peuple qui fait l’histoire »

 (Philippe Garrel, La Frontière de l’aube, 2008)

 

 

 « Et moi je réponds : nous sommes le peuple qui rêve.

 Dans le sens : devenons responsables, et prenons nos rêves pour la réalité »

 (Élisabeth Perceval, avril 2011)

 

 

 

 

 

Le sommeil souverain,

 

la nuit sauvée

 

 

 

 

 

Low Life est le titre d’une chanson de l’ex-Sex Pistols Johnny « Rotten » Lydon, issue de First Issue, le premier album de son nouveau groupe Public Image (Limited). Low-Life est aussi le titre du troisième album studio sorti en 1985 par le groupe New Order né des cendres de Joy Division. En anglais, « low-life » désigne toute personne considérée par sa communauté comme moralement indéfendable. Low Life est un synonyme de paria. « Low Life » est encore le nom que les amants Carmen et Hussain attribuent à cette région souveraine de l’égalité entre les êtres et les choses, la zonele pouvoir est impouvoir et l’impuissance pratique une puissance onirique – le sommeil.

 

 

 

Par exemple le sommeil de Hölderlin et ses poèmes, feuillets fous d’Hypnos sur lesquels planche Hussain pour un exposé tout imprégné de la pensée de Jean-Luc Nancy : « Après l’amour, nous nous glissions avec plaisir dans la peau du dormeur… Et dès que j’ouvrais les yeux le monde m’apparaissait sans joie, tellement vieux ! Usé jusqu’à l’écœurement… Très vite on replongeait dans ce monde sensible, heureux, où tous les hommes dorment dans l’égalité du même sommeil… Où un dormeur vaut n’importe quel dormeur, et cet endroit du monde, nous l’appelions Low Life ».

 

 

 

Low Life est le titre d’un long-métrage de Nicolas Klotz et Élisabeth Perceval, le premier signé comme tel. Un nouveau film qui est un autre premier film après Paria (2000). Low Life atteste ainsi que leurs auteurs ont réussi à outrepasser les vieilles séparations de genre (la femme à l’écriture du scénario et l’homme à la mise en scène) en accédant – le générique de leur film l’indique désormais – à cette égalité générique dont témoigne en particulier l’œuvre de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub. Relégué par la critique des Cahiers du cinéma dans la « low-life » du « moralement indéfendable », Low Life est doublement consacré à l’égalité pratiquée dans deux formes spécifiques de la « communauté inavouable » dont Maurice Blanchot a parlé. L’égalité dans l’amitié donnée dans la « communauté désœuvrée » (Jean-Luc Nancy) et ouverte à ses membres divers, étudiants libertaires, squatteurs et autonomes des « Blacks Blocs ». Et l’égalité dans l’amour tel qu’il s’expose dans le « monde vrai des amants » (Georges Bataille), monde de la clandestinité et de la nuit, monde de la « nuit sauvée » (Walter Benjamin) pour l’amoureux afghan et l’amoureuse française.

 

 

 

« Parce qu’il n’y a qu’un monde » comme le dit Djamel, leur camarade en luttes et en amitié, citant un énoncé philosophique d’Alain Badiou.

 

 

 

 

 

La communauté,

 

une zone d’autonomie temporaire

 

 

 

 

 

Le désœuvrement s’expose ici dans les formes sensibles que se donne une communauté sans commencement ni commandement. Une communauté ouverte à l’aléatoire comme au parcellaire. Une communauté livrée au travail libéré de toute obligation productive au sens capitaliste, et abandonnée aux gestes non de la consommation et de la déprédation mais du don et du contre-don. Une communauté pensée aussi dans la proximité d’un concept comme celui de « zone d’autonomie temporaire » (« Temporary Autonomous Zone » ou TAZ en anglais) développé par Hakim Bey.

 

 

 

La faim se résout alors avec l’argent des autres, sans calcul ni retour sur investissement, tandis que les cigarettes et l’alcool circulent au-delà tout désir d’appropriation privative et exclusive. Un geste communautaire certes imperceptible et ultra-minoritaire – une « hétérotopie » (Michel Foucault) – délié a priori du souci d’un projet politique défini qui permettrait de déclarer la nécessité du passage de la révolte dandy de quelques « happy few » à la révolution des militants organisés de l’égalité. Mais le geste affirme quand même un communisme en pratique et localisé. Disons au moins un en-commun minimal et élémentaire, a minima universel, à portée de cœur et de main, sentimental certainement, romantique aussi bien mais d’un romantisme noir et alcalin.

 

 

 

Les spectres de la jeunesse réfractaire et désœuvrée, ceux de Quatre nuits d’un rêveur (1972) et surtout Le Diable probablement (1977) de Robert Bresson, jusqu’au plus récent Les Amants réguliers (2005) de Philippe Garrel, hantent de toute évidence Low Life travaillé par l’un des paradoxes caractérisant notre époque. Une époque actuelle globalement moins politisée que les années 1968 et celles qui s’ensuivirent, mais qui est pourtant vécue de la manière la plus politique qui soit par une minorité agissante et mêlée, hétérogène. Que l’on ait affaire comme ici, à Lyon, à des jeunes squatteurs d’une part et des migrants clandestins d’autre part, les uns comme les autres ne cessent pas de faire diversement l’expérience commune de la résistance face aux violences policières, fuite lors du contrôle des papiers et même affrontement de rue avec les forces de l’ordre.

 

 

 

Après les sans-abris de Paria et les demandeurs d’asile de La Blessure (2004), Nicolas Klotz et Élisabeth Perceval continuent à soutenir un geste esthétique qui consiste moins à raconter ou représenter ce qui est qu’il constitue pratiquement ce qu’il montre, l’allégorie se confondant dès lors avec son propre documentaire. Il ne s’agit pas ici de faire des films « sur » mais bien des films « avec » ou « au cœur de » ou bien encore « au milieu ». Figures documentaires (sans-abris, sans-papiers, squatteurs) et fictionnelles (les jeunes acteurs, pour la plupart inconnus certains issus du Conservatoire national supérieur d’art dramatique) se mêlent et forment ensemble des « corps utopiques » cohabitant dans une même « hétérotopie ». Comme un agencement collectif et hétérotopique pensable dans la triple perspective de l’égalité, de l’amitié et de la communauté.

 

 

 

Ce fut d’abord Zombies (2009) tourné du côté de Toulouse en caméra DV, et seulement visible sur Internet. On y sent à l’occasion d’un atelier avec de jeunes comédiens le désir d’un cinéma ininterrompu. Un cinéma permanent branché sur les nouveaux outils numériques comme sur les antiques aspirations libertaires d’une jeunesse non réconciliée, ni avec les formes de la société existante ni avec les politiques gestionnaires qui veulent la réformer sans la révolutionner. Low Life succède désormais à Zombies en composant avec lui un diptyque, à nouveau tourné en numérique mais celui-là en HD. En marquant le retour dans les salles de cinéma, ce film continue de mener un travail obstiné de défrichage des zones obscures où la société lutte contre elle-même. Précisément, il s’agit de montrer que les interstices de la grande cité bourgeoise (Lyon après Toulouse et Paris) abritent quelques anfractuosités où vivent des figures fragiles et nues, aussi vulnérables et saisissantes que les fugueurs de They Live By Night – Les Amants de la nuit (1947) de Nicholas Ray.

 

 

 

Toutes ces figures fourbissent depuis l’illégalité qui les voue à l’invisibilité de la marge ou, à l’inverse, à la surveillance policière les armes d’un nouveau « partage du sensible » (Jacques Rancière), d’un nouvel usage du monde dont l’esthétique est éminemment politique. De ce point de vue-là, on relève l’amicale proximité de l’expérience proposée par Nicolas Klotz et Élisabeth Perceval avec le cinéma permanent longtemps bricolé en DV par Pedro Costa, exemplairement avec En avant, jeunesse ! (2005) tourné dans les quartiers populaires de Lisbonne et en compagnie du sous-prolétariat d’ascendance migratoire et coloniale, et originaire du Cap-Vert.

 

 

 

 

 

Mauvais esprit et mauvais sort,

 

Hamlet et Antigone

 

 

 

 

 

L’amitié cinématographique entre Pedro Costa et Nicolas Klotz et Élisabeth Perceval a une passion partagée, celle de I Walked With A Zombie – Vaudou (1943) de Jacques Tourneur. Un des sans-papiers de Low Life ne se nomme-t-il d’ailleurs pas Carrefour, exactement comme le zombie haïtien du film de Jacques Tourneur dont la grise asthénie répondait à la toute aussi grise catatonie de Mrs. Rand ? Et cela – le gris – est la matière intermédiaire où les deux amants impossibles, malgré l’indicible pression des clivages de race séparant alors la femme blanche de l’homme noir, peuvent se rejoindre dans la quatrième et même la cinquième dimension, celles du temps et de l’esprit décrites par Gilles Deleuze qui voit une semblable « abstraction lyrique » au travail dans le cinéma de Jacques Tourneur comme dans celui de Robert Bresson.

 

 

 

Les amants shakespeariens prennent désormais le visage de Carmen et Hussain dans Low Life qui s’ouvre d’ailleurs sur un monologue féminin « ophélien » revenu de Hamlet-Machine de Heiner Müller. D’autres Hamlet passent et repassent dans le cinéma de Nicolas Klotz et Elizabeth Perceval, Jeunesse d’Hamlet, Clichy-sous-Bois, 15 novembre 2005 (2005) et Hamlet en Palestine (2017) avec Thomas Ostermeier. Peut-être alors que n’importe quel jeune homme s’appelle Hamlet tandis que toutes les jeunes filles se nomment Antigone.

 

 

 

D’un côté, le sommeil des amoureux répond à l’impossibilité de vivre leur amour à la pleine lumière du jour quand le jour est captif du contrôle des caméras de surveillance policières – un fantôme passe alors, celui de Nosferatu (1922) de Friedrich Murnau. De l’autre, les rites magiques des clandestins africains à partir de la matière grise des courriers préfectoraux énoncent le caractère de malédiction qui hante les avis d’expulsion et autres «  obligations à quitter le territoire français » (OQTF, nouvelle marque de l’infâme). Parce qu’à l’instar des petits morceaux de papier maudits de Night of the Demon – Rendrez-vous avec la peur (1957) de Jacques Tourneur, cette littérature administrative brûle les mains et noircit les âmes des sans-papiers qu’elle ensorcelle. On songe à Julio qui tient la chambre comme Blandine dans La Blessure. Parce que cette littérature grise est animée, malgré la rationalité qui en constitue le fondement, par un mauvais esprit raciste. Parce que les décisions du pouvoir d’État produisent des effets psychiques insoupçonnés sur ses sujets (au sens ici de ceux qui sont précisément assujettis par lui). Parce que le biopouvoir en tant que discipline des vivants est aussi un psychopouvoir en tant qu’il est contrôle des corps et des esprits.

 

 

 

Entre l’anomie des migrants frappés de stupeur par la clandestinité et la léthargie amoureuse de Camille et Hussain, entre les fonds gris et neutres dignes de Manet et un filmage numérique spectral et cotonneux, entre la narcose pour les personnages et l’hypnose pour les spectateurs (y aident les nappes cold-wave et alcalines d’Ulysse Klotz et Romain Turzi), on aurait là toute une symptomatologie exposant la variété des signes d’un malaise dans la civilisation dont le néolibéralisme est l’une des manifestations et dont la dénégation est toujours susceptible d’entraîner le retour explosif de tous les refoulés nationalistes, racistes et même fascistes.

 

 

 

 

 

Les amoureux

 

au ban public

 

 

 

 

 

C’est alors la profonde beauté, romantique et noire, la beauté alcaline du cinéma pratiqué par Nicolas Klotz et Élisabeth Perceval, celle qui consiste à évaluer les conséquences psychiques du pouvoir étatique. C’était déjà l’anomie frappant les sans-abris de Paria. C’est aussi l’asthénie de l’héroïne de La Blessure qui refusait de sortir de chez elle après avoir été brutalisée dans la zone d’attente puis sur le tarmac de Roissy. C’est encore la léthargie des amants de Low Life, la clinophilie de Julio. Sans oublier la désorientation ressentie par le cadre de La Question humaine (2007) quand il découvre progressivement que les normes de la rationalité managériale partagent d’obscurs points de contact avec les manières d’administrer du régime nazi. D’autres spectres passent dans Low Life, d’autres ombres, plus ou moins furtives, plus ou moins fugitives. Entre autres, on reconnaîtra avec les autonomes et les sans-papiers courant dans le circuit des traboules lyonnaises d’autres courses, d’autres fuites. Celle des canuts lors de la révolte ouvrière de 1831. Celle des résistants lyonnais rassemblés autour de la figure de Jean Moulin. Celle de Charles, fantôme revenu du Diable probablement. Même le danseur des solitudes flamenco court quand il danse, toujours en partance. Même le dessin de bison de Gilles Aillaud, l'animal préhistorique que l'Histoire a exterminé et dont l'œil regarde encore la possibilité d'une ligne de fuite.

 

 

 

Seraient-ce donc là d’horribles amalgames ainsi que le clame l’officier de police (Hélène Fillières) à l’adresse de Camille alors que Hussain est recherché par la police pour être expulsé ? La réponse de la jeune femme est d’une grande intelligence, si grande qu’elle lui donne sans forcer l’aspect d’une petite Antigone de notre temps. Le droit contreviendrait-il à l’éternelle loi des amoureux que ceux-ci n’auraient pas d’autre désir que la désobéissance civile. Les « amoureux au ban public » (on reprend le nom de cette association de défense des couples mixtes victimes des législations anti-migratoires) incarnent ainsi une justice hétérogène au droit pour parler comme Jacques Derrida. Ils incarnent une puissance rappelant le pouvoir d’État à son impouvoir fondamental. Comment l’État pourrait-il donc empêcher l’amour de survenir et, advenant toujours imprévisiblement, d’incarner l’exception de la vie face à la règle de l’« état d’exception » ?

 

 

 

 

 

Une parenthèse,

 

deux citations

 

 

 

 

 

« Comme on l’a vu, la politique de fermeture des frontières est aussi illusoire que néfaste. Malgré son échec, elle reste dangereuse dans sa portée idéologique : elle distille l’inégalité comme norme, réduisant les déclarations des droits de l’Homme à une vaine rhétorique ; elle "ethnicise" le concept de nation, avalisant l’idée de degrés de citoyenneté liés à la "race" ou à la "culture". Sous des dehors étatistes, elle se traduit par la précarisation d’un volant important de main-d’œuvre qui satisfait les exigences du libéralisme » (Égalité sans frontière. Les immigrés ne sont pas une marchandise, éd. Syllepse et Fondation Copernic, 2001, p. 109-110). Comment dès lors contrarier, voire contrer les processus d’ethnicisation ou de racisation dégradant la notion de citoyenneté qu’impliquent les politiques migratoires particulièrement répressives mises en œuvre par tous les gouvernements de droite et de gauche confondus depuis plus de vingt ans ?

 

 

 

Et puis, comment s’opposer à une logique nationale-étatique qui non seulement vise la division de l’ensemble du salariat mais voue également les travailleurs sans-papiers à une précarisation qui intéresse forcément l’exploitation capitaliste ? « La réglementation de l’immigration et du statut des étrangers, issue de la fin du XIXe siècle, est liée à deux logiques. La première est une logique économique, que l’on peut nommer "utilitarisme migratoire" ; elle suit l’expression d’un besoin de main-d’œuvre moins pourvue en droits, donc en capacités de résistance, que la main-d’œuvre nationale. La seconde logique de réglementation de l’immigration est une logique de délimitation des bénéficiaires de droits politiques et sociaux conquis depuis deux siècles : droits civils, droits politiques, libertés syndicales et associatives, droit du travail, protection sociale... C’est une logique de fixation des "frontières de la démocratie" » (Pierre Barron, Anne Bory, Sébastien Chauvin, Nicolas Jounin et Lucie Tourette, On bosse ici, on reste ici ! La grève des sans-papiers : une aventure inédite, éd. La découverte, coll. « Cahiers libres », 2011, p. 291-292).

 

 

 

 

 

Le partage d’avant tout partage,

 

y con-sentir

 

 

 

 

 

Dans la continuité de La Blessure, Low Life de Nicolas Klotz et Élisabeth Perceval perpétuent en cinéma un geste de communauté et d’égalité dont le désœuvrement consiste en l’affirmation du caractère disjonctif des lois non-écrites de l’amour et de l’amitié, lois hétérogènes tant à la logique économique de l’utilitarisme migratoire qu’à la logique nationale-étatique présidant juridiquement aux législations des États policiers occidentaux. « Les amis ne partagent pas quelque chose (une naissance, une loi, un lieu, un goût) : ils sont toujours déjà partagés par l’expérience de l’amitié. L’amitié est le partage qui précède tout autre partage, parce que ce qu’elle départage est le fait même d’exister, la vie même. Et c’est cette partition sans objet, ce con-sentement original qui constitue la politique » (Giorgio Agamben, L’Amitié, éd. Payot & Rivages, 2007, p. 40).

 

 

 

Il y a la loi non-écrite des amis dont la communauté ouverte et aléatoire donne asile aux étrangers auxquels l’État dénie tout droit à l’hospitalité et il y a l’égalité souveraine du même sommeil des amoureux : dans Low Life l’exception à l’état d’exception est la chose commune, la zone des jeunesses mobilisées et des travailleurs sans-papier, Zombies, Hamlet et Antigone qui ont pour Schibboleth la maxime suivante, universelle : d’ailleurs nous sommes d’ici.

 

 

 

 

 

Un addendum :

 

De la guerre en cours

et de ce que les luttes des travailleurs sans-papier nous en disent

 

 

 

 

 

« Si la chasse aux étrangers en situation irrégulière est une constante des politiques publiques depuis le début des années 1970, les années 2000 ont vu s’accélérer sa rationalisation administrative et réglementaire : elle s’intensifie et prend une dimension transversale, étendant l’impératif de la traque au-delà des services traditionnellement chargés du gouvernement des étrangers » écrivent les auteurs de On bosse ici, on reste ici ! (On bosse ici, on reste ici !, op. cit., p. 10-11). En 2008, les sociologues Pierre Barron, Anne Bory, Sébastien Chauvin, Nicolas Jounin et la journaliste Lucie Tourette ont initié une grande enquête consacrée à la grève des travailleurs sans papiers. Combinant observations directes (sur des piquets de grève et des assemblées générales de grévistes), collecte d’archives (tracts syndicaux et circulaires ministérielles) et une centaine d’entretiens menés avec les acteurs de ce mouvement social (des travailleurs en grève et des syndicalistes, aussi des employeurs et représentants de l’État en passant par les associatifs), l’enquête qui s’intitule On bosse ici, on reste ici ! a bien rendu compte de la situation très particulière faite aux travailleurs sans-papiers brutalement soumis en France à un régime contradictoire, à la fois faite d’invisibilité oppressive et de visibilité transgressive : « On dit souvent que les sans-papiers sont "invisibles". En réalité, ils ne sont pas tant invisibles que camouflés, habitant, circulant et travaillant parmi les autres habitants du pays grâce à une identité d’emprunt ou de faux papiers. Le resserrement de l’étau administratif et la rationalisation du régime de citoyenneté réduisent aujourd’hui les possibilités de camouflage. Ils forcent les personnes à choisir entre une invisibilité marginalisante (en se cachant sous une fausse identité ou dans le travail au noir, par exemple) et deux types de visibilité : soit on devient visible contre son gré à travers les interpellations, rétentions et expulsions ; soit on le devient volontairement à travers la lutte » (ibidem, p. 15).

 

 

 

Qu’il s’agisse d’une invisibilité résultant de processus de marginalisation ou bien d’une visibilité tantôt forcée par les dispositifs répressifs du contrôle policier, tantôt reconquise dans le combat syndical et politique, elles sont dans tous les cas aussi des questions politiques auxquelles le cinéma peut répondre dans l’invention esthétique des formes qui lui correspondent. C’est que la guerre en cours inclut différentiellement la question du visible. Ainsi, l’invisibilité des amoureux au ban public dans un retrait valant soustraction face au contrôle policier s’ajointe avec la visibilité des migrants en luttes dont l’exposition dévoile la réalité d’une surexploitation contrevenant au droit du travail.

 

 

 

« Dans les années 1980, le discours peu à peu dominant a accrédité l’idée que l’immigration serait surtout un "problème". Curieusement, l’immigration n’en posait aucun quand, jusqu’à la fin des années 1960, le patronat faisait entrer et s’installer plus de 300.000 étrangers par an. Cette évolution des croyances collectives est en elle-même la preuve que l’étranger est le plus souvent perçu comme un instrument de travail et que sa légitimité tient à son utilité pour la machine économique. Il n’a ainsi guère de valeur en soi » (Égalité sans frontière. Les immigrés ne sont pas une marchandise, op. cit., p. 9). Le constat est juste à ceci près que, concernant la France, et en regard de l’histoire (post/néo)coloniale qui a été et reste encore la sienne, les politiques migratoires ont été indexées sur la mobilisation utilitaire de « ressources humaines » très souvent issues des anciennes colonies. Il suffira seulement de retenir les propos tenus publiquement par l’un des représentants du pouvoir politique – Roselyne Bachelot qui était alors députée RPR en 1999 – pour se convaincre du cynisme utilitariste régissant la question française des politiques migratoires : « Il faut avoir le courage ou le cynisme de dire que nous allons nous livrer à une démarche néocolonialiste de grande envergure pour assurer la survie de nos sociétés postindustrielles vieillissantes. Après avoir pillé le tiers-monde de ses matières premières, nous nous apprêtons à le piller de ce qui sera la grande source de richesse du troisième millénaire : l’intelligence » (tribune « Alain Juppé a raison » in Le Monde, 22 décembre 1999, cité dans Égalité sans frontière. Les immigrés ne sont pas une marchandise, ibid., p. 44).

 

 

 

Le travailleur sans-papier à son corps défendant incarnerait l’un des enjeux structurant le débat politique depuis maintenant trente ans : avec une gauche de gouvernement affichant toujours plus d’autoritarisme afin d’éviter la critique rituelle du laxisme adressée par ses adversaires de droite ; et avec une droite qui n’a pas cessé d’« extrême-droitiser » son discours en accentuant ces dix dernières années le caractère répressif de l’arsenal législatif déjà existant. Droites complexée et décomplexées, même combat. Le migrant sans-papier, toléré pour sa force de travail qu’il serait en capacité de mobiliser, figurerait à l’extrême la contradiction éprouvée par les États-nations contemporains ébranlés par la globalisation. D’un côté, l’économie capitaliste exige une main-d’œuvre bon marché, exploitable et corvéable à merci, livrée à plusieurs segments du marché du travail parmi les plus dévalorisés du point de vue du salariat national (bâtiment, restauration, nettoyage). De l’autre, le nationalisme caractéristique de l’idéologie républicaine valorise les nationaux au détriment des étrangers qui sont en conséquence stigmatisés afin de leur apporter une protection autant sociale que symbolique par rapport aux reculs provoqués par la mobilité transnationale du capital. La visibilité problématique du migrant sans-papiers découle directement de son statut contradictoire de prolétaire toléré pour sa force de travail mais non-désiré quand il veut exister comme citoyen, autrement dit comme sujet de plein droit. Dans les failles entre les pouvoirs juridiques et économiques caractérisant la guerre en cours, existeraient alors autant de défaillances comme autant d’écarts – des faux-raccords – en puissance d’être réappropriés dans le sens d’une plus grande puissance d’être et de penser, de sentir d’agir.

 

 

 

La quadruple leçon de la grève des travailleurs sans-papiers (entamée en 2008, elle continue sous d’autres formes aujourd’hui, elle-même victime d’une moindre visibilité, notamment médiatique) est la suivante. En premier lieu elle affirme que les travailleurs qui participent à la production de la richesse sociale ont droit à l’ensemble de leurs droits sans exclusive, indépendamment de leur nationalité. En deuxième lieu elle donne l’exemple aux autres salariés nationaux de la nécessité d’un combat commun permettant d’arracher une avancée des droits bénéfique à l’ensemble du monde du travail. En troisième lieu elle montre que les délinquants transgressant la loi ne sont pas les travailleurs sans-papiers mais les patrons qui les exploitent en profitant d’une législation qui les fabrique en institutionnalisant la clandestinité. En quatrième lieu elle prouve enfin l’hypocrisie des gouvernements de droite comme de gauche qui se sont succédé depuis plus de dix ans en promouvant une « chasse aux sans-papiers » qui n’a pas d’autre fonction idéologique, en plus de les terroriser, que celle de satisfaire la frange la plus nationaliste et raciste de leur électorat respectif. Aussi exemplaire que soient cette grève ainsi que toutes celles qui ont suivi jusqu’à aujourd’hui, elle relève malgré tout – à son corps défendant elle aussi mais tout autrement – du consensus « travailliste » au nom duquel le travail demeure encore la forme de légitimité censée assurer aux prolétaires nomades et sans-papiers l’intégration pleine et entière dans la sphère du droit. Comme si le juridique devait ratifier après coup ce que l’économique continuellement accomplit.

 

 

 

Sans travail, un prolétaire étranger sans-papiers existe mais sans consistance juridique, comme vie nue et superflue qui est l’autre versant du sujet muni de droits dans l’État d'exception. Voué à une inexistence fantomatique dans les champs de bataille de la guerre en cours, son spectre hante l’Europe néolibérale, celle de la précarisation salariale, du moins-disant social et de l’austérité censés éponger les dettes contractées par les États auprès des banques et des marchés alors qu’elles n’ont pas d’autre fonction que d’entretenir le service de leurs intérêts ad nauseam.

 

 

7 décembre 2021

 

Ce texte est une reprise d'une précédente version datée du 12 mai 2012


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