Comme on a une vive pensée pour l’ami dont tout le travail s’est évertué à sauver la part documentaire du cinéma. Ce qui dans la machine relève de la trace et de l’empreinte d’un réel, l’incalculable qui se soustrait à toute maîtrise, échappant aux calculs des maîtres, grands et petits. L’imprévisible qui est l’indice minimal de la possibilité quasi-transcendantale de l’événement, l’immanence de nos vies. L’ami n’est plus, reste l’œuvre dont l’amitié est immense. Avec lui, on n’a pas fini de travailler, quel bonheur. La tristesse n’abolit pas la joie, celle de savoir les fantômes à venir. Le fantôme n’a pas fini de s’entretenir avec nous, loin de là. L’entretien infini avec les spectres, ces revenants sans compter, le promet : l’avenir est à eux, l’avenir est à lui.
La 90ème lettre d’information des Nouvelles du Front (site, blog, réseau) est dédiée à l’ami Jean-Louis Comolli et tous ses amis, « (…) comme un secret qu’on partage – en doutant de son importance, et finalement c’est peu de choses, mais toi, mais moi, mais nous en faisons partie. La parole n’est pas ce qui se passe au loin ; elle veut toucher ; la main des mots caresse les ombres ».
Nouvelles 255 et 256 : Gabès, le cinéma, ses fata morgana
La quatrième édition du Gabès Cinéma FEN montre, depuis sa refondation en 2018, que le festival a le désir de s’inscrire durablement dans la région. Le recours au cinéma participe à la redynamisation symbolique d’une cité encore largement tributaire du poids de ses industries. Le cinéma comme un poumon investi par les associations culturelles, mais aussi citoyennes et écologiques. Le cinéma pour respirer : beaucoup y croit et cela se voit, avec des résultats concrets.
On y a recroisé Ghassan Salhab, pas le meilleur cinéaste libanais, ni le plus important de la région (mais laquelle ? proche-orient ? monde arabe ? Méditerranée ?), mais un grand contemporain. Il l’est en ne cédant pas sur une modernité dont il sait, en dépit des épuisements, qu’elle est le nom d’un désir de cinéma qui prend acte de l’Histoire en étant celle des horreurs qui font césure, à grands coups de hache. Le contemporain tient au moderne malgré tout ; il y tient malgré lui, comme une blessure dont on peut faire un destin. Contemporain, Ghassan Salhab est un cinéaste moderne, et désœuvré au sens où il a suspendu la guerre en lui. Le nom de cette suspension s’appelle le cinéma. L’appareillage d’une autre manière de continuer la guerre tout en ayant cessé de la faire, déplacée sur le front des images qui n’est pas moins un champ de ruines et de luttes.
Insomnia of a Serial Dreamer - Un jour sans lendemain de Mohamed Soueid : Cinéma Soueid
Si la mélancolie s’impose à tous, chacun fabrique sa petite schizophrénie. Mohamed Soueid fabrique la sienne depuis plus de trente ans. C’est ainsi qu’avec ses amis il résiste et, survivant à la trop fameuse mélancolie libanaise, il est devenu à lui-même un cinéma permanent, une chaîne de télévision, peut-être un satellite d’observation des corps célestes irradiant des lumières fossiles. En tous les cas, et très sûrement, une machine d’obsessions qui retient l’immonde, celle qui aime à vérifier à chaque seconde que le monde est toujours déjà un cinéma permanent – un cinémonde.
Jean-Louis Comolli, le cinéma sans compter
Jean-Louis Comolli : le passeur a été un ami en cinéma, celui avec qui prendre au sérieux l’antique notion de cinéphilie. L’ami qui vient de passer, passant de l’écriture critique au cinéma qui n’a jamais cessé de l’être, aura tenu bon sur la part d’ombre nécessaire à ce que le cinéma ne soit pas que du semblant. Le réel qui échappe à la calculabilité caractérisant la machine cinématographique, la part de l’autre parlant dont le cinéma a la garde en veillant à ne pas cesser d’être documentaire.
Les Crimes du futur de David Cronenberg : Avant la mort avérer l’immortel
Ce dont témoigne Les Crimes du futur, c’est d’une folie, l’improbable chance de notre obsolescence, celle d’une espèce condamnée dont la dernière vocation serait de faire de sa disparition une finalité sans fin. S’il y a prophétisme, c’est celui d’une culpabilité que l’art, seul, est capable de rédimer en donnant sens à l’insensé dans un monde où la seule responsabilité revient à l’exercice de l’immonde.
Les Crimes du futur a toutefois l’air d’un musée des vanités, en retrait par rapport à tous les crimes du futur que le cinéma de David Cronenberg n’aura pas cessé depuis cinquante ans d’annoncer. Il redonne cependant au mot de vanité le sens d’un double rappel : celui d’un corps qui n’oublie pas avec l’âge avançant qu’il va mourir en sachant l’évolution de l’espèce humaine plus inventive que lui, un artiste dont l’autre corps taillé dans la chair des films lui garantit aussi d’être immortel.
Thérèse d’Alain Cavalier : La captive amoureuse
Thérèse la sainte, Thérèse canonisée et béatifiée n’intéresse pas Alain Cavalier. Ce que le cinéaste a préféré filmer, c’est la petite fille gaie dont l’amour de Jésus aura brisé le cœur de son papa. C’est la captive amoureuse qui a choisi le cloître en vertu paradoxale d’un amour exclusif qui est un amour exemplaire. Parce qu’aimer celui qui n’est pas là c’est le rendre présent dans l’amour des vivants, et ainsi aimer la vie et le monde entier.
La « petite voie » de Thérèse rejoint ainsi celle d’Alain Cavalier en cinéma, soustraction, épure et retrait dans la célébration des choses minuscules, épiphanies de salive, de sang et d’éternité. S’il y a une mystique dans Thérèse, elle tient encore dans la rencontre du sujet de la fiction avec la réalité d’une figure, l’actrice Catherine Mouchet, transportée par la grande idée de cinéma qui lui aura été confiée et qui nous transporte en vérité.
Leave Her to Heaven – Péché mortel de John Stahl : The Dark Side of the Moon
La belle Ellen est un être de surface, peignoir blanc et lunettes noires, ouvrant sur le fond sans fond d’une absence de fond, le plus profond du dedans n’étant que le pli ou l’autre face du plus lointain dehors, sidéral et sidérant. Dans un environnement bucolique comme un autre Walden, la folle est une reine froide, souveraine et inaccessible, retirant aux joies de la pastorale américaine toute évidence classique au profit de la vérité moderne, obscure et aveuglante, d’un paradis blanc, blanchi en ayant été nettoyé de ses gêneurs et ses faibles.
Ellen Berent, c’est Gene Tierney dans Leave Her to Heaven de John Stahl. Son visage de porcelaine sert admirablement l’indifférence dont elle est capable au moment de passer à l’acte. Elle est peut-être le premier ordinateur au silicium de l’histoire du cinéma. Du côté obscur de l’astre mort où se tiendrait Ellen, être stellaire et sublime de froideur, figure passagère d’une pulsion immortelle, se tiendrait aussi Gene Tierney. Sa beauté aura en effet engagé tant de cratères et d’abîmes, tant de malheurs – le puits sans fond d’un éden mort.
Il buco de Michelangelo Frammartino : L’abouchement
ll buco conte une singulière histoire de bouche, soufflée à l’embouchure du littéral et du métaphorique. D’un côté, il y a la bouche donnée par la grotte du Bifurto, l’une des plus profondes du monde en atteignant quasiment les 700 mètres. Et, de l’autre, il y a la bouche du bouvier, le gardien des bœufs que l’on retrouve inconscient dans la forêt et qui meurt veillé par ses amis, discrètement. Le film de Michelangelo Frammartino est une affaire de bouche à bouche, il est d’abouchement entre ce qui va avec la descente à l’intérieur de la terre et ce qui remonte à la surface en flottant dans le brouillard.
Si la Calabre est une crypte pour son Virgile en cinéma, elle ne pouvait pas ne pas l’inviter à tenter l’épreuve d’une catabase, l’aventure d’une descente pour faire résonner à la surface de l’écran la voix d’un homme ayant pris le divin parti des animaux.
Top Gun, retours au bercail
(Top Gun de Tony Scott et Top Gun : Maverick de Joseph Kosinski)
En 1986, Hollywood s’offrait corps et âme à redonner du lustre à l’impérialisme US écorné par le trauma d’une guerre perdue contre le Vietnam. Le ripolin publicitaire de Tony Scott faisait à nouveau rougeoyer les cieux et Tom Cruise crevait le mur du son. Le poster géant d’une adulescence fringante avait valeur de propagande pour l’US Navy qui n’en demandait pas tant. 35 ans plus tard, les choses ont changé et n’ont pas changé.
Tom Cruise n’est plus le jeune chien fou qui a besoin d’un recadrage disciplinaire, mais le père de substitution des garçons qui ont toujours besoin de regagner sur l’écran la dignité perdue sur le terrain militaire, Irak et Afghanistan. Le blockbuster nouveau marque cependant le pas du temps qui a passé. La suite de Top Gun cultive en effet la nostalgie d’un âge héroïque dissipé dans les fonds verts où s’affrontent les franchises mimétiques issues des comics, où les guerres finissant en camouflets trouvent leur compensation symbolique dans un imaginaire hégémonique. L’entertainment est le divertissement nécessaire à faire diversion malgré le passage du temps, un mur bien plus difficile à percer que celui du son.
Viatique de la critique (le geste critique et son secret)
S’il y a critique c’est parce qu’il y a crise. La crise est la condition de possibilité de la critique, le transcendantal propre à tout jugement esthétique. Avant d’être la faculté de juger à partir des conflits entre la raison et la sensibilité, critiquer est un geste de soin dont l’origine est paysanne puis médicale, c’est aussi un diagnostic qui consiste à passer au crible. Si la critique est un geste, c’est qu’elle a pour secret d’être toujours déjà une éthique.
Si la critique nous importe encore aujourd’hui, c’est en la détachant de ses corporations qui en appauvrissent l’usage au nom des injonctions culturelles et journalistiques. La critique est un exercice littéraire dont les prises de position esthétiques sont des prises de position politiques, une éducation de soi et une ouverture des horizons pour les autres, l’achèvement polémique de l’œuvre d’art et une expérience du monde.
Le 90ème éventail musical déplie les noms qui défient les hiérarchies de goût, PJ Harvey et Bertrand Burgalat, Trent Reznor et Atticus Ross, OneRepublic et Jakob Schmidt.
Un rayon vert de La revue belge de cinéma :
Petit Dieter doit voler de Werner Herzog : Qui témoigne pour le témoin, qui sinon l’ami ?
La survie, c’est la vie vécue à l’extrême pointe, extrémisée par la proximité de la mort jusqu’à ses limites dont le franchissement est un anéantissement. Le survivant vit en témoignant, le vivant témoigne en parlant comme en ne parlant pas. Le vivant qui a survécu en a-t-il à jamais fini avec la survie ? Dieter Dengler est un témoin : l’homme qui a survécu au pire parle à Werner Herzog qui lui dédie Petit Dieter doit voler (1997).
L’homme qui témoigne en faisant preuve d’une extraordinaire prolixité tourne cependant autour d’un noyau d’indicible, un reste irracontable qui assure sa rotation : son désir de voler a eu pour fondation et destination une destruction réitérée. Avec l’homme témoignant pour l’ami absent et l’autre ami qui témoigne pour lui en lui dédiant son film, la vie apparaît enfin pour ce qu’elle est en vérité : l’énigme extatique d’un miracle inespéré.