Manille (1975) de Lino Brocka

La graisse à frire

La bouche tordue par un cri d'épouvante est une image absolument terrifiante. La bouche d'ombre est un puits aussi sombre qu'est lumineux le disque solaire de l'éden fantasmé. Le visage du malheureux Julio qui s'est rêvé l'Orphée de Ligaya son Eurydice fond terriblement, enchaîné à l'ombre chinoise de l'aimée et au soleil couchant de l'amour virginal. Surimpression soleil couchant. Fondu-enchaîné, fondu cramé.

 

Un cliché de mélodrame, frit dans la poêle de Lino Brocka, est une irradiation mortelle pour les innocents qui doivent, dans ce monde si peu fichu pour eux, apprendre encore et encore à céder sur tout fantasme comme à cesser toute innocence, voués à la plus radicale lucidité.

 

Walter Benjamin nommait cela « l'organisation du pessimisme » qui est un nom pour l'organisation politique des opprimés brûlés au scandale de la réalité mais en toute connaissance de cause.

Mélodrame,

le scandale nécessaire

 

 

 

 

En 1978, un cinéaste inconnu en Europe fait parler de lui au Festival de Cannes, c'est le philippin Lino Brocka. Insiang (1976) sélectionné à la Quinzaine des Réalisateurs grâce aux bons soins du chercheur d'or Pierre Rissient (c'est encore lui qui découvrit King Hu en permettant la sélection de son chef-d'œuvre A Touch of Zen en 1975) est considéré par beaucoup comme une révélation saisissante. Le film tient du tonitruant dans son réalisme tendu d'un côté par l'inscription documentaire de son récit mélodramatique situé dans un bidonville de Manille, de l'autre par un naturalisme poussé jusqu'au bord du fantastique. Le film est impressionnant de courage politique, enfin, alors que le pays est depuis 1965 et surtout la loi martiale de 1969 sous la coupe autoritaire de Ferdinand Marcos et sa compagne Ismelda.

 

 

 

Mais Insiang est déjà son treizième film tourné en sept ans et l'infatigable cinéaste avait déjà tourné entre deux films plus immédiatement accessibles afin de consolider économiquement sa position de réalisateur-producteur indépendant et populaire d'autres chefs-d'œuvre aussi ambitieux. Ils le sont en étant tous soucieux de conjoindre la puissance de l'expression cinématographique avec la lucidité sociale et la radicalité politique. C'est le cas de Manille qui ne cède en effet en rien sur la veine mélodramatique seulement si y est inoculé un sérum chargé en adrénaline faisant fi de toutes les naïvetés associées au genre du mélodrame.

 

 

 

Il faut apprécier le fait qu'entreprendre la réalisation d'un tel film, qui n'hésite à montrer ni les processus de prolétarisation obligeant la main-d'œuvre d'origine villageoise à se vendre dans la grande ville comme force de travail taillable et corvéable à merci, ni à envisager la condition de prolétaire dans ses rapports avec la condition de prostitué, ni à témoigner d'une injustice sociale perpétuellement réitérée et que voudrait abolir la politisation collective des révoltes individuelles, n'aura été rendue possible qu'en raison d'un capital symbolique suffisamment accumulé par un artiste auprès de ses pairs comme de son public pour le protéger en partie des pressions exercées à son encontre. En partie parce que se protéger est un travail qui fatigue et Lino Brocka est mort jeune, à l'âge de 52 ans, d'un accident de voiture en mai 1991.

 

 

 

A cet égard, la consécration cannoise de Lino Brocka, parachevée avec les sélections en compétition officielle de Jaguar (1979) puis de Bayan Ko (1984), doit se comprendre aussi comme une opération symbolique de solidarité politique permettant au cinéaste philippin de consolider avec l'appui de la reconnaissance internationale ses positions propres à l'intérieur du pays. Celles-ci ont déjà été largement affermies par la création de sa société de production CineManila faisant suite au succès de son film intitulé Tinimbang ka ngunit kulang (1975), également par les nombreuses nominations pour les FAMAS Awards (Filipino Academy of Movie Arts and Sciences) et les Gawad Urian Awards (l'équivalent philippin des César), ainsi que par la vingtaine de prix reçus à ces diverses occasions.

 

 

 

Toutes choses qui participent à faire de Lino Brocka une personnalité incontournable dans les changements politiques et démocratiques survenus aux Philippines au milieu des années 1980. Si on ne le sait pas, l'accession à la présidence en février 1986 de Corazon « Cory » Aquino, la veuve de l'opposant historique du parti libéral Benigno Aquino Jr., a été accompagnée de la chanson patriotique Bayan Ko (Notre patrie en français) qui fut massivement reprise grâce au succès commercial du film de Lino Brocka au titre éponyme, entre l'assassinat de Benigno Aquino en 1983 et la victoire électorale de sa veuve, jusqu'à devenir en parallèle de l'hymne national l'hymne populaire de la société philippine. Toutes choses qui ne seraient qu'indirectement déterminantes s'il n'y avait pas eu les films de Lino Brocka, encore populaires après la mort accidentelle de leur auteur. Des films appréciés par leurs spectateurs d'hier et d'aujourd'hui comme les mélodrames nécessaires à ne plus seulement verser des larmes de crocodiles sur les malheurs tombant sur le dos tondu de misérables malheureux auxquels facilement s'identifier, mais à se scandaliser aussi de leurs causes sociales au point d'en comprendre concrètement l'écheveau, et de légitimer le fait de se révolter contre un destin cessant dès lors d'être apparenté à une irrémédiable fatalité.

 

 

 

Alors, Lino Brocka se révèle un égal au moins de Rainer Werner Fassbinder, et l'héritier lumpen philippin de Douglas Sirk.

 

 

 

 

Papillons de nuit,

au piège des néons pris

 

 

 

 

C'est ainsi qu'il faudrait découvrir et encore regarder Manille. Et pas ou pas seulement comme beaucoup le considèrent, à savoir qu'il est le meilleur film philippin de tous les temps (il est le seul film philippin à avoir été retenu dans le fameux ouvrage de Steven Jay Schneider, 1001 films à voir avant de mourir initialement paru en 2003) et ainsi digne d'une luxueuse opération patrimoniale de restauration numérique 2K assurée en 2013 par la World Cinema Foundation créée en 2007 sous l'impulsion de Martin Scorsese (montré la même année à Cannes Classics, c'est trois ans plus tard que Carlotta Films en assure la distribution six mois après celle de Insiang). Mais bel et bien aussi et surtout comme un film toujours doté quarante après sa réalisation de cette qualité consistant à construire en cinéma la complexité d'une architecture narrative offrant au cadre mélodramatique les moyens de plonger dans la temporalité subjective tourmentée de son protagoniste. Manille raconte l'histoire de Julio quittant son village de pêcheurs pour la capitale afin d'y retrouver son amour d'enfance, Ligaya, et qui ne la retrouve qu'après avoir été comme elle perdu dans l'arrière-monde de l'exploitation, de la prostitution et de la spoliation qui n'est que la limite extrême du monde. Cette architecture complexe, passant des expériences vécues d'une existence quelconque aux expressions des faits qui l'accablent au présent, se combine de surcroît avec l'urgence d'une inscription documentaire fondant la garantie symbolique d'un récit ainsi assuré dans son régime de véridicité. Les chantiers où commence à travailler Julio arrivé à Manille en sont des vrais, ainsi que les prostitués masculins plus tard et de nuit rencontrés.

 

 

 

La véridicité documentaire qui n'est qu'un élément parmi d'autres est agencé avec d'autres au service d'une vérité esthétique dont la valeur requiert d'en passer par une savante construction narrative, faite d'obsessions (la fenêtre à l'angle des rues Ongbin et Misericordia où ne cesse de passer et repasser le héros) et de fantasmes (les visions au bord du chromo de Ligaya assaillant sans prévenir Julio). Mais aussi de retours en arrière (avec la série de flash-back ramenant Julio dans son village côtier ou bien à son arrivée à Manille) et de flottements temporels (la non-linéarité des flash-back et l'irruption aléatoire de souvenirs de Ligaya aux limites du fantasme poussent le présent à être effectivement vécu sur le mode de la non-identité et de l'absence à soi). L'errance de Julio finit alors par se confondre avec un étrange surplace, moins onirique cependant que véritablement cauchemardesque lorsqu'à l'image épouvantable de la mort reçue en un cri déchirant, se superpose le cliché mental et inaltérable de la jeune femme à jamais aimée, à jamais perdue.

 

 

 

Le titre secondaire de Manille, Dans les griffes des ténèbres (Sa mga Kuko ng Liwanag en tagalog), s'explique probablement en raison même du titre du roman de l'écrivain philippin Edgardo M. Reyes adapté à cette occasion. Il faudrait cependant plutôt traduire In the Claws of Brightness par Dans les griffes de la luminosité – celles des néons, bien sûr, dont la vive morsure en rouge et vert saturés est ce qui empoisonne et enténèbre le corps de l'innocent. Et qui, comme Lino Brocka le disait lui-même, « attirent les provinciaux comme des papillons de nuit qui viennent se brûler aux lampes ».

 

 

 

D'une traduction l'autre, il y aurait donc un paradoxe : les ténèbres sont en effet ici de lumière, alimentées par la lumière artificielle des éclairages urbains et des enseignes marchandes, des couleurs criardes et des lettres clignotantes. Le paradoxe n'est apparent qu'en cachant le réel de la contradiction même, celle de la raison marchande en son clivage fétichiste, surexposée dans ses promesses de satisfaction mais sous-exposée aussi dans ses fondations sordides, la luminosité des unes ne se payant que de l'obscurité où se jouent les autres. Il faut alors pour Lino Brocka passer continûment d'un régime de visibilité à l'autre, d'emblée dans le passage du noir et blanc (documentaire) à la couleur (fictionnelle) assuré par l'opérateur et ami fidèle Mike De Leon (qui est également le coproducteur du film). Mais aussi dans le passage de la luminosité des néons arrachée en ponctuations griffues, plastiques et documentaires (Manille est à ce titre l'exact contemporain du new-yorkais Taxi Driver de Martin Scorsese comme de Nahla de Farouk Beloufa) à la nuit où s'accomplissent des réalités marginales et socialement contraintes à l'invisibilité, par exemple celle de la prostitution. C'est un autre passage encore, celui du voile d'ombre jeté pour le provincial arrivé à Manille sur le réel des conditions d'exploitation ouvrière dans les chantiers à la lumière des fantasmes dont le foyer entretient au fond la même machine à mirage et ratage que les néons de la fantasmagorie marchande.

 

 

 

Manille, c'est le film de l'éclatante jeunesse, jeunesse de Julio incarné par Raphael Roco Jr. pour son premier rôle avant de devenir une vedette nationale sous le sobriquet de Bembol Roco, jeunesse de Ligaya interprétée par Hilda Koronel, déjà présente depuis le premier long-métrage réalisé en 1970 et intitulé Wanted : Perfect Mother avant de revenir sublimement, plus incarnée et terrifiante dans le rôle-titre de Insiang. C'est aussi celui de sa ténébreuse corruption, celle organisée par les faux amis à l'instar de cette femme faisant le tour des villages pour faire son marché des jeunes filles dont les parents ne peuvent plus supporter l'entretien afin de les offrir aux souteneurs de Manille et ses bidonvilles. Manille est aussi le film de l'exploitation éhontée des prolétaires embauchés sur les chantiers, escroqués trois fois dans le versement de leurs revenus, dans la différence marxienne du salaire et du profit patronal obtenu, dans celle du salaire annoncé et du salaire réellement versé, dans la différence d'une partie du salaire retenue et de la créance qu'il autorise dans la forme inique dite du « Taïwan ». Le film de Lino Brocka n'en reste pas moins celui de la solidarité ouvrière entre les plus anciens travailleurs qui aident les nouvelles recrues, entre des amis qui se prêtent mutuellement assistance en libérant notamment une petite circulation monétaire des circuits de la dette. C'est encore le film de la prostitution particulière, pour les filles ramassées dans les provinces par des mères maquerelles et pour les garçons qui ont des standards de consommation impossibles à satisfaire avec le revenu gagné à la sueur des chantiers risqués) et celui de la prostitution généralisée (pour ceux qui comprennent enfin que la subordination des prolétaires se double d'un assujettissement des corps plus rentable dans le commerce du sexe tarifé que dans la dépense physique sur les chantiers).

 

 

 

Combien de films dans Manille qui ne tisse sa toile d'araignée avec virtuosité que pour faire scintiller celle qui existe déjà, partout et nulle part, le jour et la nuit, gluante et toxique. Autrement dit, Manille est l'œuvre didactique d'un fin dialecticien à l'instar d'un Satyajit Ray réalisant sur des motivations proches L'Adversaire (1971), comme un Rainer Werner Fassbinder qui aurait idéalement partagé la couche avec Pier Paolo Pasolini. Un dialecticien qui sait également, et avec plus d'intensité militante que ses héritiers contemporains (comme l'est Lav Diaz davantage que Brillante Mendoza même si Ma'Rosa en 2016 ne peut pas ne pas témoigner que les bidonvilles perdurent aujourd'hui malgré la libéralisation politique du régime) excéder les schémas imposés et facilement reconnaissables du mélodrame (le garçon et la fille s'aiment d'un amour sincère dont le monde si mal fichu s'ingénie à en avoir raison).

 

 

 

D'un côté la nuit des néons de la prostitution généralisée est hantée par le spectre de récits universels et mythiques (beaucoup auront reconnu dans Manille une réécriture contemporaine du mythe d'Orphée parti aux enfers y chercher son Eurydice qu'il perd en se retournant sur elle dans la préférence symptomale de son image). De l'autre, le cinéaste sait extraire d'un antique fatum un destin social qui, ainsi fait, peut être autrement fait et donc politiquement défait. On songe alors à ce moment, magnifique, où Julio, obsédé par l'idée fixe d'une vengeance à accomplir contre l'homme d'origine chinoise dont il suppose qu'il est à l'origine de la mort de son aimée, traverse la rue sans prendre en considération qu'elle est alors l'objet d'une manifestation politique portée par les slogans d'un communisme toujours proscrit par le régime de Marcos. La témérité du héros aveuglé par la haine croise alors sans s'y fondre le courage des manifestants (et de celui qui les aura filmés) qui ne voient et n'opposent face à l'irresponsabilité sociale que des responsabilités politiques, moins individuelles que collectives. Le dialecticien n'est si fin qu'à ne pas ignorer cette distinction des raisons qui est une double cécité.

 

 

 

En l'espèce, si tragédie il y a, elle résulterait d'une condition prolétaire vécue sur un mode empirique qui n'est qu'apolitique. La prolétarisation étant toujours déjà doublée par sa dépolitisation et, partant, toujours en retard sur sa politisation qui se comprend alors aussi comme une manière différée de sublimation des affections et des pulsions individuelles. Et c'est dans l'absence de toute politique que la tragédie antique ou sa réactualisation sous les auspices du mélodrame peuvent alors se déployer. Les ailes d'un genre populaire en ses origines lointaines, tragiques et mythiques ne se déploient qu'en raison de l'abattement dramatique des ailes brisées du héros qui meurt de tout, absolument. Y compris d'une innocence qui devient une faute et d'un amour d'enfance qui n'est plus qu'un fantasme faisant écran à l'accentuation de ses effets pervers.

 

 

 

 

« À chaque coup de pied,

même un chien réagit différemment »

 

 

 

 

Autant Manille rend grâce avec son audacieuse construction narrative aux mouvements psychiques désordonnés de son héros, autant le chantier apparaît comme la métaphore d'une construction en devenir qui se supporte du bordel du travail ouvrier mal organisé et des destructions qu'il engage. Bordel de la terre pleine des cadavres d'ouvriers sanctionnés pour avoir été inattentifs, terre remuée par des survivants qui ne doivent leur survie qu'en rejoignant l'économie du bordel et de la prostitution. On pense à cet ouvrier rêvant de devenir chanteur qui est victime d'un accident mortel filmé comme une pure décharge cinématographique, le découpage et les zooms se succédant à une vitesse aussi fulgurante qu'elle est impitoyable. Un livre de chansons déchiré témoignera de son passage éclair dans le monde de l'exploitation ouvrière, vécu sur le mode d'aspirations fantasmatiques sanctionnées par le réel foudroyant de la lutte des classes. Cet ouvrier est le double virtuel de Julio, non seulement parce qu'ils partagent tous les deux les mêmes conditions objectives, mais aussi en raison de la propension commune à être si peu raccord avec la réalité dangereuse du monde qu'elle entraîne une cécité qui, même en ne durant que quelques secondes seulement, peut être mortelle.

 

 

 

C'est pourquoi les retrouvailles de Julio et Ligaya paraissent si improbables (le premier retrouve la seconde dans une église et passe un moment de tendresse avec elle dans une chambre d'hôtel). La scène est en particulier marquée par un très long plan-séquence concentré sur le visage de l'héroïne (en amorce, Ligaya est déjà en puissance l'ange de la mort Insiang). Celle-ci évoque alors ses déboires, en racontant notamment comment les nouvelles prostituées sont soumises à des injections de morphine afin que leur souteneur les tiennent en captivité. La scène des retrouvailles de Julio et Ligaya s'apparente en effet à celle d'un rêve après avoir été tellement fantasmée par un jeune homme intoxiqué par la morphine de ses propres rêveries obsessionnelles qui le ramène continuellement au port édénique du village de l'enfance. Le rappel à l'ordre du rêve-écran est celui d'une réalité violente (Ligaya aurait cherché à s'enfuir de l'homme qui la retient dans la condition de prostituée et serait morte pendant sa fuite en tombant dans des escaliers).

 

 

 

C'est que, après tout, Julio est bel et bien mordu par plusieurs types de néons toxiques, de ses fantasmes personnels aux effets de fascination hypnotique exercés par les enseignes marchandes fonctionnant comme autant de chauves-souris vampiriques. Et l'on aura toute latitude d'en reconnaître un de vampire représenté à l'entrée d'un cinéma où passe King of Kings – Le Roi des rois de Nicholas Ray, une vie du Christ tournée en 1961 qui fut un désastre financier pour la MGM. On sait que l'ancienne reine de beauté que fut Ismelda Marcos était aussi surnommée le « papillon de fer » ou « d'acier ». C'est que Julio est un crucifié à sa manière. L'otage inconscient de ses propres obsessions névrotiques se double de l'otage involontaire des mirages ventilés par la farandole marchande. La croix du sujet barré fait qu'il est doublement captif de ses fantasmes comme de la fantasmagorie marchande, crucifié par le mélodrame qui se joue deux fois, dans sa tête et dans sa vie.

 

 

 

Julio, s'il est le double d'un autre doux rêveur croyant pouvoir devenir chanteur populaire, l'est aussi du voleur à la tire qu'il arrête avec une violence excessive et insoupçonnée (ses yeux se gorgent du même noir que le regard fou d'Insiang). Un emportement qui le voue d'ailleurs à une honte intempestive et irrépressible, lui-même finissant après le meurtre vengeur du souteneur chinois par être la victime d'un lynchage collectif. Dans tous les cas, le passage à l'acte fautif autorise l'ignorance de l'élément racial face auquel Lino Brocka est lucide (le Chinois n'est pas perçu en effet comme un étranger ayant déclenché la violence entre nationaux mais comme une victime quelconque dont l'agression incite les badauds à punir collectivement son agresseur). L'acte de violence induit alors la décharge pulsionnelle de toutes les violences caractéristiques d'une crise seulement « mimétique » comme l'aurait qualifié René Girard, jetant effectivement les uns sur les autres les mêmes prolétaires asservis aux mêmes clivages symboliques.

 

 

 

Cette violence qui emporte celui qui y aura cédé rendait déjà insupportable le pourtant si sympathique Tom Jones entonnant It's Not Unusual (1965) dans le juke-box du bar du coin. Elle poussait l'ami instituteur à se brûler la paume de la main avec le bout incandescent d'une cigarette comme elle autorisait un ouvrier du chantier à dire que la vie faite aux habitants pauvres de Manille ressemblait à un chaudron dans lequel ils se retrouvaient en toute promiscuité afin de frire dans leur propre graisse. Cette graisse de friture, on en hallucinera d'ailleurs l'odeur dans la chambre d'hôtel des amants retrouvés partageant la sueur d'un amour interdit, mais aussi le son à l'occasion d'une pluie torrentielle prolongeant les dissonances de la musique de Max Jocson. Cette graisse de friture, on en hallucine enfin la vision quand Julio est sur le point d'être battu à mort par ses pairs qui le tueront parce qu'ils sont brûlés par la même violence sociale déliée de toute sublimation dans l'organisation politique.

 

 

 

La bouche tordue par un cri d'épouvante est une image absolument terrifiante face aux vagues d'assaillants qui en contrechamp semblent devoir autant se multiplier, retardées quelques secondes encore avant qu'elles ne retombent violemment en lames mortelles. La bouche d'ombre est un puits aussi obscur qu'est lumineux jusqu'à l'aveuglement le disque solaire de l'éden fantasmé. Le visage du malheureux fond, enchaîné en surimpression à l'ombre chinoise de l'aimée et au soleil couchant de l'amour virginal. Fondu-enchaîné au sens de fondu, de cramé. Un cliché de mélodrame, frit dans la poêle du mélodrame de Lino Brocka, est une irradiation mortelle pour les innocents qui, dans ce monde si mal fichu pour eux, doivent encore et encore apprendre à céder sur tout fantasme comme à cesser toute innocence, voués à la plus radicale lucidité. Walter Benjamin nommait cela « l'organisation du pessimisme » qui est un nom pour l'organisation politique des opprimés brûlés au scandale de la réalité mais en toute connaissance de cause.

 

 

 

Pour la publicité nécessaire à la distribution de son film, Lino Brocka a voulu inscrire sur les affiches ce texte issu du scénario de Clodualdo Del Mundo Jr. Cela donnait : « À chaque coup de pied, même un chien réagit différemment. Au premier, il est surpris. Au second, il réfléchit. Au troisième, il se rappelle. Au quatrième, prenez garde ! ».

 

 

 

 

20 décembre 2016 - 3 mars 2021


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