Cela fait longtemps, on ne sait plus, la frontière s'est estompée dans un nuage de lait : les films de Hong Sang-soo, on les regarde poliment. On y acquiesce mais l'acquiescement est une politesse pareille à celle que s'échangent en signes de reconnaissance et d'hypocrisie ces gens de bien qui ont oublié qu'ils se connaissaient ou bien qui se retrouvent inopinément après s'être perdus de vue en n'ignorant pas qu'ils se perdront à nouveau avant l'hypothétique revoyure suivante. La mondanité est grevée d'amnésie.
La politesse est chose compliquée, c'est l'ambivalence du social à laquelle on sacrifie pour tenir aux usages parant à la cruauté des vérités qui ne peuvent être dites. Parer en polissant les angles (polio), se préparer à la propreté des apparences (polito), voilà toute l'écume étymologique que contient la politesse et le cinéma de Hong Sang-soo en est tout imprégné. La polarité qui s'y joue tiendrait entre deux positions, celle d'Henri Bergson (la politesse est une grâce de l'esprit) et celle de Paul Valéry (elle est un nom de l'indifférence généralisée). Le sourire est un règne que gêne le rire qui en trahit le despotisme. L'alcool n'aurait pas d'autre vertu que d'être l'éther rendant transparent la gêne à jouer le jeu de la civilité.
Muet ou aspiré
La Romancière, le film et le heureux hasard : le titre français est d'autant plus affreux qu'il n'a aucune politesse à l'égard de cette pauvre syntaxe. Il livre cependant un précieux indice puisque le h de heureux n'est pas aspiré mais muet en autorisant la liaison et l'élision. On aurait dû ainsi écrire l'heureux hasard. La substitution est donc malheureuse en s'accordant pourtant au sens du film.
Il y a deux manières de faire des manières, les gestes muets de la langue signée qui s'accordent à l'haïku des pensées (c'est la grâce de l'esprit) et les façons souriantes qui lavent plus blanc les formules toutes faites de la politesse (c'est l'indifférence généralisée). La romancière désœuvrée apprend de la jeune assistante d'une amie libraire les rudiments de la langue des signes, elle envisage plus tard de tourner un court-métrage où joue une actrice également désœuvrée et par hasard rencontrée. Dans l'intervalle émollient des trajectoires circulaires, des liaisons faibles et de l'élision des frontières entre le rêve et la réalité, émerge un bouquet de couleurs franches qui tranchent dans une photographie surexposée, la blancheur de lait à la fois abstraite et poivrée.
Le poivre des blancheurs surexposées
L'amour d'un cinéaste pour son actrice fétiche peut se déclarer avec les gestes muets de la langue signée, il peut se signifier aussi avec les convenances propres d'une politesse gênante quand elle marie l'amnésie à l'indifférence. Hong Sang-soo voit bien qu'il y a deux manières de faire des manières et sa manière à lui consiste à subsumer sous la seconde la première. L'alcool fait alors le reste en versant entre un vieux poète moqué et une actrice qui s'endort en s'abandonnant dans les bras du Morphée qui la filme.
Depuis un moment (mais depuis quand ? on ne sait plus, la frontière s'est estompée), on regarde poliment les films de Hong Sang-soo. Et c'est en convenant de la gêne qu'ils occasionnent quand l'amour noie le mystère de ses gestes muets dans les manières souriantes qui en surexposent le secret. Le soju a cessé de faire effet, l'éther s'est depuis longtemps dissipé. La gêne marque l'indifférence malheureuse face aux films dont le propre aspire à ce qu'ils s'oublient, c'est le poivre des blancheurs surexposées.
19 février 2023