"Altered States – Au-delà du réel" (1980) de Ken Russell

Big Bang électronique

Au-delà du réel, ce film monstre, boiteux et brinquebalant, raconte aussi cela, dans ses marges qui sont ses failles, à savoir l'extrême limite d'un cinéma qui rêvait d'être populaire et expérimental, spectaculaire et métaphysique, et qui ne tarderait pas à toucher à sa fin alors que l'hiver néolibéral est en train d'amorcer son règne à l'aube des années 1980. Un dernier éclat dionysiaque, astra et monstra en rappel du Big Bang.

 

Altered States Au-delà du réel (1980) est un drôle de monstre, brinquebalant, boiteux. Souvent, très souvent, il fléchit sous le poids des ambitions contrariées de son créateur, comme Atlas est puni par Zeus qui a contraint le titan vaincu à porter la voûte céleste.

 

 

Le baroque flamboyant auquel Ken Russell travaillait alors risque en effet d'être affaibli par un argument de science-fiction trouvé chez Paddy Chayefsky (et un épisode de la série télévisée Au-delà du réel diffusé en 1964 et intitulé Outer Limits). Cela se voit. La surenchère hystérique électrisant artificiellement les échanges scientifiques, ainsi que l'amour qui s'impose à la fin sans construction aucune comme l'événement soustrayant évidemment le héros à la pente catastrophique de son hybris, tout cela rogne considérablement les ailes du grand film fantasmé qui a 2001, l'odyssée de l'espace (1968) de Stanley Kubrick dans son dos et face à lui Scanners (1980) de David Cronenberg.

 

 

Les premières hallucinations vécues par l'anthropologue Edward Jessup, qui expérimente à l'université de Cornell des situations extrêmes dans un caisson d'isolation sensorielle semblable à celui du scientifique hétérodoxe John Cunningham Lilly, sont entachées aussi des signes d'un kitsch grumeleux et éruptif que l'on peut admettre à la limite en considérant qu'il est l'épais produit mal dégrossi des couches de culture intériorisées par le héros (on reconnaîtra dans le fatras une citation du Dante's Inferno de Harry Lachman en 1935). Il suffit cependant de revoir les précédents films de Ken Russell pour se convaincre que le kitsch est aussi le prix à payer pour celui qui se rêve nouveau Dionysos à une époque de normalisation spectaculaire de la contre-culture psychédélique, de récupération marchande de ses idéaux libertaires et de liquidation néoconservatrice de son esprit contestataire.

 

 

 

Schizoïdie à tous les étages

(Dionysos crucifié)

 

 

 

Malgré le gloubi-boulga, peut-être un peu aussi grâce à lui, Au-delà du réel est un monstre pas toujours bien fichu mais qui, entre deux descentes d'organes, réussit quand même à attraper le regard. Impressionne notamment la convergence finale d'une performance actorale (celle d'un acteur qui, à l'occasion de sa toute première interprétation, littéralement explose – c'est William Hurt), des effets spéciaux mécaniques (les prothèses de Dick Smith, maquilleur sur L'Exorciste de William Friedkin en 1973) et des effets visuels électroniques (intégrant parmi les premières manipulations sur ordinateur tandis que le chef opérateur, Jordan Cronenweth, travaillera ensuite sur Blade Runner de Ridley Scott en 1982).

 

 

Peut-être même s'agirait-il là de l'un des tout meilleurs films de Ken Russell, justement parce qu'il se joue assez loin de ses foyers passionnels habituels (la série des grands artistes romantiques comme Tchaïkovski dans The Music Lover La Symphonie pathétique en 1970, Mahler en 1974 et Lisztomania en 1975, Valentino en 1977, Percy et Mary Shelley, Gaetano Polidori et Lord Byron dans Gothic en 1986). Un premier intérêt consisterait déjà à suivre la ligne de fracture schizoïde dont les pointillés ponctuent à plusieurs endroits Au-delà du réel, indiqués par les états de conscience modifiée expérimentés par Eddie Jessup. Intrigué par les homologies structurales entre extase religieuse et délire schizophrène, le scientifique se lance alors dans l'aventure de l'altération extrême de la conscience dont les manifestations exprimeraient tout à la fois les contradictions de la culture occidentale héritée, le choc (post)moderne des formes culturelles savantes et populaires, ainsi que la situation clivée d'un artiste autoproclamé acceptant cependant de se soumettre aux exigences industrielles requises par la commande d'un gros studio (en l'occurrence la Warner Bros.).

 

 

On comprend ainsi la proximité, aussi étroite qu'explicite, du personnage fictif d'Eddie Jessup avec la figure réelle de John Lilly. Non seulement parce qu'ils ont en commun la volonté d'expérimenter sur soi de nouveaux protocoles scientifiques, mais encore et surtout parce qu'ils incarnent une manière hétérodoxe et libertaire, transdisciplinaire, de travailler et créer à l'épreuve de la contradiction, avec un pied dans la discipline scientifique et un autre dans la contre-culture psychédélique (John Lilly a participé avec Allen Ginsberg et Timothy Leary à des séances communes de prises de kétamine et de LSD, en s'intéressant plus tard au conflit des intelligences humaines et artificielles dont la thématique supposément prophétique allait bientôt nourrir la série de science-fiction Terminator lancée en 1984 par James Cameron). On imagine à ce propos comment Ken Russell a pu lui-même sentir, et même entretenir une connivence dans l'inspiration de John Lilly, en mobilisant la même énergie pop pour raconter la vie frénétique des artistes de la grande culture européenne comme à monter l'opéra-rock Tommy (1975) d'après l'album-concept des Who.

 

 

La première série hallucinatoire affrontée par le scientifique en situation d'isolation sensorielle témoigne également d'autres fractures qui excèdent la seule mixture de culpabilité scénaristique liée à la figure de son père défunt comme à celle de sa nouvelle compagne, l'éthologue Emily (Blair Brown, on la retrouvera dans Fringe, la série télé de J. J. Abrams dans laquelle on retrouve d'ailleurs un caisson d'isolation). Le plus intéressant dans ces collages visuels expressément inspirés par les peintres proches du surréalisme comme Giorgio De Chirico, Salvador Dali et René Magritte résulte d'une fissure de l'imagerie chrétienne traditionnelle (avec la crucifixion en configuration dominante) ouvrant sur le défouloir bouillonnant d'un magma païen mal refoulé. La tête d'un bouc à sept yeux monté sur le corps du crucifié est ainsi un montage monstrueux (le Christ a la tête de l'agneau de l'Apocalypse johannique confondue avec celle du bouc dionysiaque, le tragos grec).

 

 

C'est une allégorie monstrueuse pleine des ultimes délires nietzschéens avant l'abîme de la folie lorsque le philosophe signait ses derniers textes sous un pseudonyme bipolaire ou divisé, tantôt Dionysos, tantôt le crucifié. La raison scientifique de l'homme éduqué dans la foi chrétienne est ainsi porteuse d'une déraison qui est une ivresse païenne et antique. Il fantasme en secret sa propre crucifixion qui est un sacrifice assumé au nom du progrès dans la connaissance du psychisme, et des jouissances extatiques qu'une telle aventure autorise.

 

 

Cette déraison est enfin celle de l'excentricité britannique que Ken Russell aura tenté de projeter dans la raison apollinienne d'un divertissement hollywoodien en lui rappelant aux forceps l'hétérogénéité de ses origines littéraires et mythiques. La création du mythe de Frankenstein, avec son archétype du savant fou, possède bien sa scène primitive, partouzarde et échangiste. Elle est logée au cœur du film Gothic qui se révèle le cœur de l'œuvre russellienne, toujours déjà annoncé ou préfiguré par Women in Love Love (1969) d'après D. H. Lawrence, l'un des écrivains préférés du réalisateur anglais (il l'adaptera encore en 1989 avec The Rainbow).

 

 

 

Le grand bond en arrière,

le grand saut au-delà

 

 

 

Cependant, le caisson d'isolation sensorielle ne suffit plus à Eddie Jessup. Il faut lui adjoindre désormais le psychotrope nécessaire aux rituels chamaniques des indiens Nahuas du Mexique. Au-delà du réel hausse alors le ton en poussant dans les aigus. Il crie plus fort en malmenant à chaque étape du scénario toujours davantage son récit, au point d'expédier brutalement les étapes de la vie familiale de son personnage. C'est qu'il s'agit après tout d'être complètement raccord avec l'homme qui ne pense qu'à s'excéder lui-même pour accéder à la chambre obscure de la mémoire de l'espèce (la phylogenèse), voire du vivant depuis le Big Bang (la structure génétique n'est plus seulement gardienne de la mémoire phylogénétique mais d'un fond diffus cosmologique).

 

 

L'excès pour avoir accès : c'est la vie ainsi polarisée d'après Georges Bataille, c'est la part maudite cherchée dans une quête initiatique qui mène le scientifique à éprouver la somatisation des états d'une conscience altérée, jusqu'à régresser dans le maelstrom immémorial et originel ayant accouché de notre système solaire. Avec la conjonction du caisson d'isolation sensorielle et du psychotrope, Eddie touche alors au noyau prophétique de ses hallucinations qui, en lui révélant le passé de l'espèce, lui dévoilent une part de son avenir qui est celui de la vision pure dont l'expression culmine avec la fusion abominable de son corps et son désastre moléculaire. En passant, Eddie donne aussi raison au chamanisme qui, sorti de sa représentation dépréciative par les académiciens ethnocentriques du rationalisme et de l'évolutionnisme, révèle une pratique sociale de régulation d'une schizophrénie universelle conceptualisée par le sociologue et ethnologue Georges Lapassade, proche de René Lourau, René Schérer et Félix Guattari. Les fugues délirantes de Kevin Garvey dans la série The Leftovers (2014-2017) de Tom Perrotta et Damon Lindelof témoignent encore aujourd'hui de la persistance culturelle des approches transdisciplinaires développées durant les années 1960 qui ont travaillé à sortir la schizophrénie de la seule catégorie de la pathologie mentale pour révéler sa vérité anthropologique universelle (on citera encore L'Anti-Œdipe de Gilles Deleuze et Félix Guattari en 1973).

 

 

Au-delà du réel raconte aussi cela, dans ses marges qui sont ses failles, à savoir l'extrême limite d'un cinéma qui rêvait d'être populaire et expérimental, spectaculaire et métaphysique, et qui ne tarderait pas à toucher à sa fin alors que l'hiver néolibéral est en train d'amorcer son règne à l'aube des années 1980. Un dernier éclat dionysiaque comme un rappel du Big Bang.

 

 

Eddie Jessup devine progressivement que la mémoire de l'espèce est contenue dans la structure génétique de n'importe quel être humain. C'est alors qu'il somatise et la somatisation lui donnera raison en témoignant que l'altération de la conscience débouche sur la modification de sa morphologie physique. À ce stade du récit, Au-delà du réel n'oublie évidemment pas tout ce qu'il doit aux histoires de Robert Louis Stevenson (L'Étrange cas du Docteur Jekyll et de M. Hyde en 1886) et de Jack London (Avant Adam en 1907), comme aux visions boursouflées du concurrent John Boorman (avec L'Exorciste II : L'Hérétique en 1977, produit par le même studio, Warner). Le film anticipe aussi sur d'autres transformations physiques impressionnantes, celles du Loup-garou de Londres (1981) de John Landis et de La Mouche (1986) de David Cronenberg. Mais Ken Russell sépare encore les moments où le corps subit des modifications visibles à l'image (le bras gonfle, le ventre se gondole de nouveaux bourrelets) et celui où la transformation est totale et accomplie.

 

 

L'hominidé poilu et simien qui sort de son caisson pour finir dans un zoo n'est qu'un gymnaste maquillé dont les singeries sont par leur grotesque limitées dans leur potentiel de terreur. Il faut alors aller plus loin encore, et atteindre pour le réalisateur un nouveau régime de l'excès dont l'accès ne passerait pas seulement ou strictement par les références picturales, le regard bleu halluciné de William Hurt et les prothèses mécaniques recouvertes de latex.

 

 

L'inversion de la perspective orphique, si elle est intéressante sur le papier (Emily sauve Eddie qui la sauve en retour dans un effet de boucle récursive), ne marche cependant pas ici parce que l'amour dans sa dimension salvatrice ou rédemptrice n'est aucunement l'objet d'une construction scénaristique et cinématographique. L'essentiel se joue vraiment ailleurs, à l'endroit où une dernière expérimentation débouche sur un grand pic monstrueux, avec Eddie réduit en un tas hurlant de chair fondue dont la masse rosâtre est azimutée par toute une série de flashs et de déflagrations électroniques. Deux ans après The Shout Le Cri du sorcier (1978) de Jerzy Skolimowski, Ken Russell pense fort également aux visages excédés et à la chair suppliciée s'exposant à la surface des toiles pathétiques de Francis Bacon. Mais il a trouvé une solution qui offre à son film le tour le plus légitime à le qualifier de visionnaire.

 

 

Le grand bond en arrière se retourne alors en un grand saut au-delà. La régression à l'origine est une projection dans l'avenir le plus immédiat. La cosmologie est électronique. Les failles schizo traversant les couches de la mémoire humaine, d'abord culturelle, puis phylogénétique, enfin stellaire, enfouie dans les plis de notre structure génétique ouvrent sur un nouvel état figuratif où le corps de l'acteur et son visage disparaissent sous le double coup de boutoir des effets spéciaux mécaniques et des effets spéciaux visuels sur ordinateur.

 

 

 

Excès figuratif, accès au figural

 

 

 

L'excès figuratif a ouvert un accès au figural à l'ère électronique. Cela, Au-delà du réel le voit comme Lost Highway (1996) de David Lynch en prend acte avec plus d'évidence encore. Le figural, Jean-François Lyotard en avait proposé le concept en posant qu'il se tient dans l'écart distinguant deux systèmes, celui de la signification avec le langage et celui de la désignation avec le sensible, comme l'événement de vérité du sens avant ses captures intellectuelles et ses fixations artistiques (cf. Discours, figure, éd. Klincksieck, 1974, p. 135). La vieille chair humaine fond alors comme du saindoux dans le latex qui palpite et tressaute des faisceaux de rayons et d'ondes émis par les champs électromagnétiques dont la télévision suivie par l'informatique constitue l'un des lieux de culture et d'industrie privilégié.

 

 

Le Big Bang est l'origine et n'est l'origine que pour autant que, contrairement à la genèse, elle est toujours devant nous, à venir. Phénomène originaire aurait dit Goethe. C'est un tourbillon dans le flux du devenir qui offre à la chair du vivant la vie nouvelle des écrans informatiques et du rayonnement électronique et électromagnétique. La figure se voit ainsi ramenée à un figural originaire qui est l'avènement de l'image-spectre électronique.

 

 

Une fois écartées l'amphigouri d'un démiurge d'abord vaincu par ses propres intentions, Au-delà du réel peut renouer à l'arrachée avec le sens prophétique de la séquence psychédélique de 2001. En sautant au-dessus de sa reprise à vocation seulement cosmologique dans The Tree of Life (2011) de Terrence Malick, le film de Ken Russell ferait idéalement suture entre les visions inorganiques de Videodrome (1982) de David Cronenberg et celles, plasmiques, de Twin Peaks : The Return (2017) de Mark Frost et David Lynch.

 

 

Le monstre, certes, est mal fichu, la créature frankensteinienne pas toujours réussie mais ce n'est finalement pas plus mal. C'est même tant mieux, il est ainsi, boiteux comme le film. Ses astra n'en sont telles qu'elles se doivent d'être redevables des monstra qui les assaillent. Les unes et les autres marchent ensemble par boitements et déboîtements et c'est ainsi qu'elles marquent dialectiquement la continuité discontinue de la ligne de faille schizophrène et figurale qui caractérise le contemporain en l'empêchant de se réconcilier avec lui-même.

 

 

 

28 janvier 2020


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