De nos jours... (2023) de Hong Sang-soo

Le chat tout gras et le vieux qui boit

On suivait Hong Sang-soo quand il inventait des jeux narratifs ; il intéresse de moins en moins en cultivant son profil de petit joueur, qui s'en remet si peu aux nécessités en tournant alors qu'il s'y dédie pourtant dans le filigrane de ses micro-récits.

 

L'incrémentation des films, en s'écrasant les uns les autres comme dans un black-out alcoolique, avoue au moins la préférence des dépendances aux nécessités du jeu.

Incrémentation et carré logique

 

 

 

 

 

Les films de Hong Sang-soo se suivent en soumettant leur succession accélérée à un principe, renforcé à chaque nouvel opus, d'incrémentation. La variabilité d'un tel cinéma est en effet sous la condition d'une valeur fixée à un. Une image en donne l'idée : les verres de soju succèdent aux verres de soju, la question étant de savoir à partir de combien on arrête de jouer avant de finir aux WC. Parfois les verres ne respectent pas l'ordre de leur remplissage (entre La Romancière et De nous jours... manquent deux films à l'appel, A chaque étage et In Water) mais cela n'est pas grave. Un verre de soju est un verre de soju, la tautologie convie à l'idiotie en débouchant sur le black-out alcoolique (dans le beau Yourself and Yours, l’amnésie était encore un jeu, c'était encore une fiction).

 

 

 

 

Si ce cinéma a encore une seule question à nous poser, c'est strictement celle de sa modalité, à laquelle nous oblige l'indiscernabilité cotonneuse des répétitions statiques (le pareil revient au même) et des répétitions dynamiques (l'itération est différentielle). Sauf que l'asymptote réduit les plaisirs subtils de l'inframince et du presque-rien aux à peu près du quasi qui ne dit au fond qu'un comme si.

 

 

 

Pour rappel, le carré logique des modalités a été conceptualisé par Aristote : le contingent s'oppose au nécessaire comme le possible à l'impossible, entre eux tous contraires et tous contradictoires. Lacan a reformulé le carré ainsi : le nécessaire est ce qui s'écrit, formalisé à l'aide du signifiant ; l'impossible au contraire ne s'écrit pas, c'est le réel, insymbolisable ; le contingent est ce qui pourrait s'écrire, le réel qui pourrait advenir sous condition de l'impossible ; le possible est ce qui a pu ou pourra advenir en cessant de s'écrire.

 

 

 

 

 

Du quasi au comme si, amor fati

 

 

 

 

 

De nos jours... alterne mollement deux séries parallèles et un premier jeu consiste à pointer des ressemblances (les solitudes et leur dépendance), en les doublant de leurs dissemblances (change le manque, chat ou cigarettes et alcool). On verra vite que ce jeu n'en est pas un, encore qu'il puisse tenir de remède anodin (la meilleure façon de supporter nos addictions, c'est encore de les admettre).

 

 

 

Le plus important est ailleurs, ce n'est plus le film mais la série variable que les films incrémentent. Le carré des modalités auquel Hong Sang-soo est désormais arrivé est le suivant : possible et impossible s'indiscernent, pour le meilleur des contingences célébrées, pour le pire des nécessités affaiblies. L'incrémentation, encore. Un film, celui-là ou le précédent, écrase l'autre en écrasant toujours déjà le suivant. Un effet de signature en réitère l'obstination avec un nouveau pallier franchi avec La Femme qui s'est enfuie (2020) quand Hong Sang-soo a décidé de s'occuper de tous les postes techniques : ce sont les ritournelles aigrelettes, substituables à l'infini, ad libitum et ad nauseam confondus.

 

 

 

Si la morale est stoïque en se disant l'amor fati, nous devrions comme spectateurs consentir au quasi, comme si les films différaient réellement alors que les différences ne sont que formelles, titre, acteurs, lieux, situations, substituables telles les ritournelles.

 

 

 

 

 

Est-ce bien nécessaire ?

 

 

 

 

 

Voir De nos jours... c'est s'en remettre à l'idée que son auteur s'est délesté des servitudes de la nécessité, ces acteurs-là ou d'autres, ces situations-là ou d'autres, ces petits jeux narratifs-là ou d'autres. Un cinéma de la contingence quasi-pure. Il est pourtant question de consentir aux dépendances qui sont le prix de nos solitudes, une femme et son chat, un vieux poète et ses addictions à la cigarette et l'alcool. Sous un autre aspect, l'amoindrissement des nécessités est proportionnelle à la déflation du désir d'y trouver du plaisir. On pourrait être ailleurs. Le film est une possibilité réalisée mais environné de tant d'autres, et autrement plus désirables, il suffit d'y aller voir, dans les autres salles ou l'un des deux cinémas d'à côté. Hong Sang-soo sait quelle impasse est la sienne : la nécessité est une servitude quand son objet vient à manquer, c'est un royaume auquel on peut vouer sa souveraineté, une fois admises nos dépendances.

 

 

 

La nécessité désirable quand même a sa forme faible (le présent d'une petite boîte remplie de senteurs et saveurs du Brésil) et sa forme forte (une partie de pierre-papier-ciseaux et pour le perdant c'est le soju cul-sec). En clair, le chat tout gras qui s'appelle Nous, qui disparaît pour le plus grand dam de sa maîtresse avant de réapparaître tranquillement, endormi dans la penderie, c'est de la contingence sympa. Le jeu et ses éclats de rire (Seung Yun Kim est formidable, mille fois plus emballante que Kim Min-hee), voilà un carré qui remet au centre du jeu la nécessité, en distribuant les points de part et d'autre du filet séparant possibilité et impossibilité.

 

 

 

Hong Sang-soo intéressait quand il inventait des jeux (le morcellement de la narration dans Le Jour d'après donnait de l'intensité à chaque fragment, celui des rapports nécessaires qu'il entretient avec ceux qui précèdent et les autres qui vont suivre) Il intéresse moins en étant devenu un petit joueur qui s'en remet si peu aux nécessités alors qu'il s'y dédie dans le filigrane de ses micro-récits. Le dernier plan de son film expose toutefois que la dépendance vaut mieux que tout jeu, l'aveu que chez lui la nécessité abonde ailleurs.

 

 

 

Entre le chat tout gras et le vieux qui boit, Hong Sang-soo a choisi son camp, dans la préférence avouée des dépendances aux nécessités du jeu.

 

 

 

23 juillet 2023


Commentaires: 0