Speak No Evil de James Watkins

Les oies de l'hospitalité

La gêne est la confession des libéraux qui rôtissent au feu de bois d'archaïques lois, lois de l'hospitalité qui ont l'hostilité pour charbons ardents. Les bourgeois y perdent le latin de la civilité devant le sans-gêne à la langue bien pendue, avant de perdre toute voix quand ils se contentaient jusqu'alors d'en modérer le volume.

 

Avec Speak No Evil, la langue de la gêne est un feu nourri dont le sel fait sortir par la bouche les basses viandes policières de la politesse.

Quand il y a de la gêne

 

 

 

 

 

La gêne est pour qui en est embarrassé l'occasion de se faire confession. Ce qui s'avoue dans la gêne est le malaise des bonnes manières. La civilité essaie de corriger les incivilités qui, de leur côté, la forcent à sortir de ses gonds. La politesse y révèle alors sa part d'hypocrisie et de basse police. La paix n'était que pacification. Dans la gêne, l'hospitalité voisine avec l'hostilité dans des réversibilités qui font changer la gêne de polarité. Les gênés deviennent ainsi les gêneurs, ces sans-gêne qui leur renvoient entre les mains la patate chaude de la gêne et ses feux sont de l'enfer – la géhenne.

 

 

 

La gêne a des odeurs d'holocauste en ayant pour origine antique une vallée du sud de Jérusalem, Guei Hinnom (Wadi er-Rababi aujourd'hui), où une tribu cananéenne, les Ammonites, y sacrifiaient leurs enfants sur l'autel du dieu Moloch.

 

 

 

Et si Moloch se réjouit du chagrin des mères consécutif au sacrifice de leurs enfants par le feu, il aurait pour lointain jumeau le Géant de Cerne Abbas dans le Dorset, cette gigantesque silhouette d'homme en érection tracée à la craie au début du 17ème siècle et que l'on aperçoit au début du film. La fécondité du phallus se montre effectivement carnivore avec les enfants quand le goût de sa semence se mêle au sel des larmes maternelles. Paddy incorpore toutes ces mythologies en les déclinant sur le mode carnavalesque de l'ours qu'il figure dans ses façons rustiques et que renseigne son prénom, contraction de Paddington, l'ours roi de la littérature pour enfants britannique et maître paradoxal dans l'art des politesses. Sa collection de montres volées à ses victimes indiqueraient encore sa proximité avec un autre géant, Chronos, roi des Titans et dévoreur de ses enfants avant de les vomir à son corps défendant.

 

 

 

Speak No Evil parle fort la langue de la gêne et ses occasions font la joie de son larron savoureusement incarné par James McAvoy dans le rôle de Paddy, dieu Moloch pour un couple de gentils libéraux. Après l'avoir rencontré en Italie et sur son invitation, ils vont découvrir dans sa maison de campagne du Devon en Angleterre la sévérité des lois de l'hospitalité que l'on cuisine comme on rôtit Libby, l'oie grasse dont le meilleur morceau se doit d'être enfourné dans la bouche de l'invitée végétarienne.

 

 

 

Sacrifier aux lois de l'hospitalité auxquelles sont conviés les gens civilisés, c'est y brûler sur son autel qui est la rôtisserie des oies de la bonne conscience, ces perdreaux de l'année ignorant en dépit de toutes leurs bonnes manières que baisser d'un ton, c'est aussi descendre d'un cran dans la viande.

 

 

 

 

 

Langue pendue, langue perdue

 

 

 

 

 

Descendre d'un cran voire plus dans les gouffres de la viande, James Watkins s'y connaît après avoir scénarisé en 2009 le deuxième volet de l'horrifique The Descent. Son premier long, Eden Lake (2008), narrait déjà un pétage de plomb dont la source était une radio trop forte et le film, aux limites du soutenable, y voyait la langue d'un Michael Fassbender blessée au couteau. Le remake d'un film danois pour Jason Blum, le parrain de l'horreur calibrée, échappe toutefois au formatage en renouant avec la veine naturaliste des films de Wes Craven (La Dernière maison sur la gauche, 1972) John Boorman (Délivrance, 1972) et, surtout, Sam Peckinpah (Chiens de paille, 1971).

 

 

 

Faire descendre les représentants de la bonne conscience de leur piédestal de classe en les ramenant à la sauvagerie d'instincts primitifs intéresse cependant moins ici que la cuisson à feu vif de leurs assises morales. La gêne ressentie par eux et qui leur revient au visage comme un retour de flamme rappelle à ces parangons de politesse et de civilité qu'ils sacrifient aussi à leurs propres bassesses.

 

 

 

Presque deux tiers de Speak No Evil sont en effet dédiés à la gêne qui se déduit d'un chantage à l'hospitalité. Les invités, des bourgeois qui ont adopté les canons de l'époque, tolérants, éduqués, écolo, insistent à ne pas élever la voix, déjà avec leur fille qui souffre de crises d'angoisse, ensuite devant les manières exubérantes de leur hôte. Ce dernier, s'il semble partager leur habitus de classe (il se dit médecin alors qu'il est un parasite doublé d'un voleur d'enfants de parents qu'il élimine), n'hésite pas quant à lui à rudoyer sa compagne et son fils, atteint de mutisme. D'un côté, la langue manque, et même littéralement dans la bouche du garçon qui manque d'autant plus de se faire comprendre que sa langue natale est le danois et non l'anglais. De l'autre, on voit a contrario la langue surabonder, bruyante dans ses performances (d'emblée avec un transat suivi d'une bourdonnante vespa), épaisse dans son virilisme carnassier (dans les manières bourrues de l'amateur de bonne chair).

 

 

 

La gêne est le sel sur la langue de la politesse quand elle l'oblige à confesser ses bassesses. Excédé, le couple voudrait partir en douce mais les invitants se plaignent alors que ce n'est pas se comporter dans les règles de la politesse. La gêne met le feu à l'hôte, ce mot frappé d'énantiosémie (il renvoie autant à l'invitant qu'à l'invité) et dont le foyer d'origine est l'hostis. La langue pendue l'est à l'excès jusqu'à s'enfourner comme un bout de viande dans la bouche de ceux qui voudraient peser leurs mots, pas une parole plus haute que l'autre alors, que comme paroles de vérité, elles sont manquées.

 

 

 

 

 

Un silence dans la gorge

 

 

 

 

 

Speak No Evil est gourmand de gêne et la gourmandise revient surtout à James McAvoy qui trouve moyen dans ce film de raffiner la bestialité de ses compositions chez M. Night Shyamalan, Split (2017) et Glass (2019). Meilleur en pervers narcissique qu'en schizophrène psychopathe, l'acteur excelle à chanter « Eternal Flame » des Bangles en regardant droit dans les yeux son invité à qui il arrive à faire croire, accusateur, que son embarras n'est en rien son problème mais seulement le sien.

 

 

 

La jubilation caractérise le travail des acteurs et elle est contagieuse. Si tous sont savoureux, c'est dans la gourmandise des poncifs. Le masticage conduit à leur plasticage par modulation, souvent longue en bouche. Ainsi, Paddy ne veut de l'affection que sa simulation, c'est pourquoi il n'opère qu'à la séduction et quand les choses deviennent plus sérieuses, il échoue à l'épreuve de la violence dont on était pourtant certain qu'il était un maître. Fort en gueule, le faussaire déçoit en bien en instruisant qu'il ne fait que ce qu'on lui laisse faire. Son compagne Ciara (Aisling Franciosi) lui souffle les mots d'un script dont on comprend qu'il a été maintes fois joué, tandis que son improvisation (à propos d'un enfant perdu en bas âge) soulève chez Paddy une joie irrépressible qu'il emmitoufle aussitôt dans une tristesse factice. L'autre improvisation revient à Louise Dalton (Mackenzie Davis) qui montre qu'elle n'est pas américaine pour rien, experte dans les arts complémentaires de la politesse (elle sourit) et de la police (elle hausse le ton avant de taper fort). Par contraste, son mari, Ben (Scoot McNairy), est très bien dans un registre pourtant ingrat, celui du mâle contemporain échouant à renouer avec cette bonne vieille virilité d'antan qui n'est que le fantasme des masculinités déboussolées par l'époque.

 

 

 

Jacques Derrida a un jour sorti de son chapeau une drôle de bestiole conceptuelle : le « carnophallogocentrisme ». C'était dans L'Animal que donc je suis (1997), exercice de déconstruction du partage, vieux comme Aristote, entre les animaux doués de parole et les autres. Par là, le philosophe entendait que l'autorité patriarcale s'appuie traditionnellement sur l'exercice souverain d'une présence pleine qu'assure la maîtrise de la langue et des viandes. James McAvoy en serait le dernier avatar, viril et viandard. Charge lui revient d'en rendre gorge à l'enseigne de son invité, maladroit avec sa fille et sa compagne qui trouve dans sa faiblesse une belle mais provisoire astuce de fuite du cottage rouge quand elle lâche enfin la vérité d'un amour qui n'a que trop duré.

 

 

 

La gêne engage à la fin, longtemps différée, les libéraux à montrer les dents : l'incivilité les met hors d'eux quand l'hospitalité a des lois dont ils ne veulent plus être les oies. Si l'ogre James McAvoy est le démon qui joue avec leurs nerfs comme l'auto-stoppeur du film de Robert Harmon, la bête est un éducateur carnivore en indiquant qu'il y aurait, à l'origine de toute langue, le silence des enfants.

 

 

 

La bouche est partout dans Speak No Evil : dans le papier qu'avale l'enfant kidnappé et dans les sculptures maternelles de Ciara qui témoignent de sa douleur muette d'autre victime enlevée à ses parents depuis l'adolescence. Elle l'est encore dans le cri de Ben encouragé par Paddy afin de vomir sa rancœur de mâle blessé et dans le tout dernier du film, celui du garçon massacrant son agresseur. L'homme à la langue pendante l'a volée aux autres. Son écrasante autorité phallique se soutient de l'extinction de voix des enfants qu'elle opprime.

 

 

 

Ce silence est la violence originaire de l'infans, l'enfant qui se tait tant que ses parents parlent pour lui. Que les uns gueulent tandis que les autres jouent la modération dans le ton ne change rien aux morsures de la langue. Parler mortifie la chair et les parents les plus libéraux, éduqués et tolérants, sacrifient à la loi de ce Moloch leurs enfants. Rien de plus gênant pour eux que de s'en voir les oies.

 

 

19 septembre 2024