La Horde sauvage (1969) de Sam Peckinpah

D'un grand rire barbare, de toutes ses dents

La Horde sauvage n'est pas l'apothéose du western, c'est son paroxysme, un grand rire barbare.

 

L'exaspération des mythologies du genre, l'ouest, ses héros et son épopée, est une culmination dégueulant l'abîme où elle s'abolit. La creusée vorace d'une fosse commune où s'entassent par centaines les victimes d'une féroce crise mimétique. La terre alourdie des hérauts du fer qui sont les vaincus de l'entropie.

 

Quand la frontière est repoussée jusqu'à ses ultimes limites, elle se retourne sur elle-même en faisant coïncider l'implosion et l'explosion, le retranchement avec la tranchée.

 

Le western de Sam Peckinpah est un crépuscule de pauvres diables, un coucher de soleil témoignant de l'embrasement, juvénile et sénile, de l'occident. Un nadir en furia umana pleine de bruit et de fureur rappelant au baroud (d'honneur) que le terme d'origine marocaine (barûd) signifie le salpêtre servant à produire la poudre explosive.

Dégueuloir et barbecue

 

 

 

 

 

La Horde sauvage est une gueulante qu'enserrent deux mâchoires. Le film de Sam Peckinpah ? Un dégueuloir.

 

 

 

Le massacre qui l'ouvre compromet la Loi (ses représentants acoquinés aux chasseurs de prime) en flinguant la morale puritaine (une ligue de tempérance criblée de balles perdues). La vertu y est deux fois violée. Même l'amitié est brûlée par le salpêtre remué par Deke (Robert Ryan) à l'égard de Pike qui l'a lâché (William Holden).

 

 

 

La tempérance est un éclat de rire dans un royaume qui est celui de la dépense, moins perdition morale que dilapidation de forces, que déperdition et dissipation d'énergie. Le tropisme est à l'entropie. Le second massacre qui clôt le film est un tombeau pour l'Histoire, un charnier avec ses guerres mexicaines et les émissaires prussiens se préparant à la Première Guerre mondiale. Les cadavres pleuvent comme dans le chutier tombent les plans. La décomposition du monde et celle du film se confondent. La confusion est indistinction (amis et ennemis, tueurs et tués), la désagrégation de toutes les différences dans la zone de poussière et d'indiscernabilité des positions et des antagonismes.

 

 

 

Dans la criée industrielle des balles de la mitraillette, le sulfatage s'offre à tous les trous de balle de la Terre, cyniques cachés sous la défroque de la loi ou de l'armée, bandits (qui se croient) revenus de tout et l'ange qui les rappelle à l'honneur et ce qui en reste (dans la vieillesse des acteurs), Angel en jeune idéaliste qui a plus d'idéal pour son peuple que pour une ancienne fiancée qu'il tue pour mieux l'oublier (et le film de légitimer l'oubli de celle qui n'aura eu que ce qu'elle mérite).

 

 

 

Tout est crachat, tout est giclée, insultes et cris, éructation et salivation, des crépitements de mots, de feu et de sang. Aussi, tout est barbaque, tout est bourbier, l'embourbement dans la glu d'un mélange insensé de gâtisme et de puérilité. Ceci n'est pas un film sur la barbarie et son industrie, ce film est le barbare qui en hérite en se rêvant le dernier des derniers. Le dernier de la horde est le cinéaste qui fait délibérément un film barbare en croyant consumer la barbarie tout en sachant qu'on ne la consume pas sans s'y brûler les ailes. La consumation se voulait purgation cathartique, elle n'est à la fin que la jouissance carnassière de son artificier, pas moins addict à la violence que ses pale riders qui ne se rangent des affaires qu'en rangées de macchabées.

 

 

 

Il faut d'ailleurs les voir échanger un furtif sourire avant de déclencher les hostilités. D'un côté, on rejoue sur le versant des vieilles amitiés les adieux tragiques et amoureux de Bonnie and Clyde (1967) qui, alors, venait de faire sauter le code Hays. De l'autre, on frissonne de voir comment des mercenaires armés jusqu'aux dents, en déguisant leur suicide collectif en hétérocide de masse, préfigurent la subjectivité apocalyptique des djihadistes contemporains.

 

 

 

La Horde sauvage apparaît aujourd'hui comme le premier barbecue inaugurant une longue série, Massacre à la tronçonneuse, Apocalypse Now, Carrie et Scarface de Brian De Palma, certains films de John Woo et les derniers de John Carpenter, le Mad Max : Fury Road de George Miller, qui, loin d'éteindre le brasier planétaire, contribueraient plutôt à en alimenter l'imaginaire incendiaire. Ou bien la pyromanie serait, ignition après carbonisation, combustion après consomption, un hommage rendu au dit héraclitéen du feu toujours vivant.

 

 

 

 

 

Festin solaire et autophage

 

 

 

 

 

La Horde sauvage bée, trop de plans qui se rentrent dedans, trop de longues focales qui en accentuent la cognée. Le film grimace et vocifère (borborygmes et insanités), il bave (de la balle) et vomit (du cadavre). Il bâille aussi (les ralentis donnent à ceux qui tombent des airs de danseuse). Les bâillements ouvrent également à d'insupportables affaissements (abus de mariachi, chevaux brutalisés, femmes consommées et bâillonnées, des poupées muettes qui n'agissent qu'en trahissant).

 

 

 

La violence, Sam Peckinpah lui donne une image inaugurale qui a la fierté de l'emblème. C'est un jeu d'enfants cruel : un scorpion offert en festin à des fourmis rouges avant que le feu ne les dévore tous. Le réalisateur Emilio Fernandez qui interprète le général Mapache en a suggéré l'idée au cinéaste qui s'en est alors fait livrer des milliers, autre matériel sacrifiable, autre combustible. Le cinéaste pense alors aux massacres de la Guerre du Vietnam en songeant aux sacrifices aztèques selon des rituels solaires qui fascinaient tant Georges Bataille.

 

 

 

L'emblème est connu, moins son ambivalence : le scorpion que tourmentent les fourmis, c'est la horde menée par Pike avant de finir dépouillée par ces vautours de chasseurs de prime ; c'est aussi la rhétorique classique du cinéma hollywoodien mise en charpie par l'emploi d'une demi-douzaine de caméras variant focales et vitesses de défilement de la pellicule (jusqu'à 120 images/seconde pour les ralentis), un cinéaste qui improvise en doublant la mise de départ (de 3 à 6 millions), glouton (avec plus de 3600 plans et l'impression de plus de 100 kilomètres de pellicule), finalement aussi dépensier et bordélique que ses devanciers, pionniers d'une fin de l'Histoire qui, après tout, ne serait que la prolongation apocalyptique de la préhistoire de l'humanité.

 

 

 

Goinfrerie, bouffonnerie : La Horde sauvage c'est la grande bouffe. Mais la fête est anthropophage - pire, un festin autophage. Comme si Prométhée découvrait son foie dévoré non par l'aigle mais par Épiméthée. Les ancêtres redoublent de férocité écrivait Kateb Yacine. Et leurs enfants de surenchérir selon Sam Peckinpah.

 

 

 

 

 

Les dents chemisées métal

 

 

 

 

 

La Horde sauvage raconte un sacrifice, il consiste lui-même en un potlatch. Dépense de pellicule, de dizaines de milliers de cartouches à blanc (et quelques-une bien réelles tirées par Sam Peckinpah lui-même), d'alcool et de prostituées mexicaines. Une dépense ostentatoire et somptuaire dédiée à un immense gâchis, abyssal.

 

 

 

Le gaspillage se voulait cathartique de l'Histoire à l'ère de ses massacres industrialisés, il est surtout prétexte à ripailles spectaculaires dans un rapport à la violence qui n'est ni de suspension, ni de soustraction (la condamnation tiendrait du pis-aller hypocrite), mais de banalisation dans sa représentation. Car la surenchère immunise, elle désensibilise comme on parle d'une dent désensibilisée, autrement dit dévitalisée. Le pessimisme anthropologique, manifeste avec la mère donnant le lait à son rejeton, la poitrine bardée de munitions, est aussi facile que l'humanisme vertueux. La caution réactionnaire des extases jouissives ont au moins pour elles de fantasmer le point limite de leur abolition, qu'indique l'irréversibilité en deuxième loi de la thermodynamique.

 

 

 

Le film de Sam Peckinpah est une fête des morts, le sacrifice aztèque du western, sa grande vengeance mexicaine contre l'empire hollywoodien à laquelle on préfère Apportez-moi la tête d'Alfredo Garcia (1974). On retient encore ces ribambelle d'enfants, cette marmaille nue qui éclate et s'éparpille en marge des situations avant d'infiltrer le cœur du récit. Témoins muets du mal, ils sont les gardiens d'un principe de génération soumis à la loi de la reproduction (du mal en pire). Et puis il y a les balles, les dents et leur identité spéculaire.

 

 

 

Avant Stanley Kubrick (de Shining à Full Metal Jacket) et David Cronenberg (eXistenZ), Sam Peckinpah a vu, peut-être le premier au cinéma, que la balle est une extension de la dent, l'artefact qui en fait un projectile blindé. Moquer en riant comme s'y adonnent les membres de la horde plus souvent qu'à leur tour, c'est planter symboliquement ses crocs dans la peau du moqué, sacrifié sur l'autel d'un rire plein de férocité. Quand Lyle (Warren Oates) s'accroche à la mitrailleuse, l'ivoire de ses crocs d'animal carnassier transperce l'écran. Il sulfate en crachant sur ses ennemis indifférenciés des insultes blindées, chemisées métal – full metal jacket.

 

 

 

On rit chez le précurseur Robert Aldrich, d'un rire grotesque, preuve encore avec Les Douze salopards (1967) qui annonce en bien des points La Horde sauvage. Chez Sam Peckinpah, les massacres sont de grands éclats de rire – d'un rire aztèque et barbare de toutes ses dents.

 

 

 

 

 

Les larmes d'Éros dans le rire de Sam Peckinpah

 

 

 

 

 

Sam Peckinpah, son nom claque, on y entend le pan-pan des balles tirées comme on rit de toutes ses dents.

 

 

 

Pourtant, il est comme Éros. Ses rires bruyants étouffent pudiquement le fait qu'il pleure ce qu'il sacrifie sur l'autel de ses propres excès : « Par la violence du dépassement, je saisis, dans le désordre de mes rires et de mes sanglots, dans l'excès des transports qui me brisent, la similitude de l'horreur et d'une volupté qui m’excède, de la douleur finale et d'une insupportable joie ! » (Georges Bataille, Les Larmes d'Éros, 1959-1961).

 

 

 

1 août 2023


Commentaires: 0