Chez Rainer Werner Fassbinder, celui qui aime est celui qui trinque, qui morfle, celui qui tombe à terre en mordant la poussière. Le devoir du plus faible est de souffrir d'aimer sans retour, le droit du plus fort de lui retourner ce désamour en le lui faisant payer au prix fort. Quatre exemples remarquables parmi d'autres : l'hystérie collective dans laquelle marine jusqu'à saturation l'équipe isolée d'un tournage interrompu (Prenez garde à la sainte putain en 1971), le portrait clinique à la Otto Dix des perversions de la conjugalité bourgeoise (Martha en 1974), le mélodrame sirkien frotté de brechtisme afin d'offrir un cas exemplaire d'intersectionnalité (Tous les autres s'appellent Ali en 1974) ou encore l'enculage de l'homosexualité par la pine des rapports de classes (Le Droit du plus fort en 1975). Combien de figures qui s'effondrent en larmes et se mettent à genoux (Prenez garde à la sainte putain), combien d'autres qui finissent en chaise roulante (Martha), à terre (Le Droit du plus fort) ou à l'hôpital et alité (Martha et Tous les autres s'appellent Ali) ? Combien d'offensés (et l'insulte représente ici un mode privilégié de l'offense, de la dégradation symbolique de l'autre qui, comme sujet d'une altérité d'autant plus menaçante qu'elle altérerait l'identité du dominant, doit être rabaissé, exemplairement animalisé – c'est le Bouc et le Loup-garou des pièces de 1969 – sinon sacrifié sur l'autel de la domination identitaire) ? Combien d'humiliés qui ne se trouvent pas seulement chez les humbles (la naturalisation profonde du racisme parmi les classes populaires n'est pas moins horrible que le consentement bourgeois à la brutalité masculine dans Martha) ?
En 1969, le premier long-métrage avertissait : L'amour est plus froid que la mort. La phrase revient en étant questionnée dans Prenez garde à la sainte putain. L'amour comme la vie serait une maladie mortelle. Et sa trahison serait une déception qui prendrait la forme circonstanciée de perforations symboliques (la vitupération dans l'insulte fait des mots des balles dont les rafales tirées trouent la peau symbolique des offensés). Quand il ne s'agit pas purement et simplement d'ulcération (la même maladie est en effet partagée par Prenez garde à la sainte putain et Tous les autres s'appellent Ali quand le protagoniste du Droit du plus fort meurt d'une surdose de valium censée compenser son stress).
Le cru du cru
Dans la quarantaine de films que le cinéaste allemand aura tournés entre 1966 et 1982 en une quinzaine d'années seulement (sans compter l'écriture d'une quinzaine de pièces originales et la vingtaine d'adaptations théâtrales qui leur sont associées), l'amour n'aura effectivement jamais cessé d'être vécu sur le mode dramatique du différend inconciliable (c'est un théâtre de la cruauté), du tort contrariant structurellement la demande affective jusqu'à en révéler le fondement biaisé (c'est dans le même mouvement une psychologie sociale appliquée). L'expression du sentiment est alors identifiée à une faiblesse coupable et cette perception n'engagerait pas autre chose que le cruel exercice du « droit du plus fort ». Sur un plateau de tournage (Prenez garde à la sainte putain est en diagonale un documentaire désarmant d'honnêteté sur les formes de la socialité communautaire caractérisant la troupe fassbinderienne – on devra citer ici les acteurs, Hanna Schygulla et Ingrid Caven, Margarethe von Trotta et Katrin Schaake, Marquard Bohm et Ulli Lommel, Karl Scheydt et Kurt Raab, Harry Baer et Michael Fengler, sans compter Werner Schroeter et son actrice fétiche Magdalena Montezuma, ces deux-là revenus directement de Eika Katappa en 1969).
Comme dans le cadre domestique (Tous les autres s'appellent Ali est en biais un autoportrait tout aussi désarmant sur la vieille dame qu'était à sa manière Rainer Werner Fassbinder à l'égard de son amant d'alors, El Hedi ben Salem, qui interprète ici le rôle d'Ali et que l'on croise en possible amant libyen au début de Martha ou encore lors du passage marocain du Droit du plus fort). Ce qui demeure constamment soumis à l'expérimentation renouvelée des formes et des récits dans l'héroïque ambition de conjuguer un siècle d'histoire de l'Allemagne avec l'actualité politique et sociale de la RFA, c'est l'idéal du sentiment corrompu par ses conditions sociales d'expression et de réalisation. C'est la pureté platonicienne de l'amour comme idée pratiquement entachée, l'ordinaire des relations sentimentales ou affectives subjuguées par l'ordre frontal ou biaisé des rapports de domination. Au risque d'une approche viscéralement vissée autour d'un « dominocentrisme » pour parler comme les sociologues Claude Grignon et Jean-Claude Passeron et qui aurait été également partagée par un contemporain philippin de Rainer Werner Fassbinder, Lino Brocka.
La réduction de l'écart entre affection et prédation jusqu'à sa consommation avère chez le cinéaste un naturalisme d'autant profond qu'il s'amuse précisément à compliquer toutes les opinions reçues en les dénaturalisant. Ainsi, le travailleur émigré-immigré Ali face au discours banal de l'animalisation raciale fait preuve d'une tenue, sinon d'une retenue au risque de l'ulcération quand, à l'inverse, le mari bourgeois de Martha s'abandonne à des accès de bestialité sexuelle, attestés par les morsures vampiriques dans le cou de son épouse. La demande affective n'appellerait donc pas d'autre réponse symptomatique que sa trahison programmatique, le désintérêt d'une relation réciproque et sincère devant automatiquement finir broyé par la machine à calculer les petits intérêts escomptés (et Le Droit du plus fort pousse cette logique économique et utilitariste jusqu'à faire de Fox, un forain ayant gagné une grosse somme à la loterie, la proie privilégiée d'un dépouillement systématique organisé par les bourgeois avec lesquels il aimerait s'acoquiner).
Derrière chaque ami, chaque amant, chaque amoureux, chaque camarade, chaque parent, se cachent non seulement un faux ami ou un rival mimétique dans une lutte des classes prolongée en lutte des places généralisée, mais surtout un petit comptable qui se fait fort de capitaliser en pariant sur la profitabilité extractible de la sentimentalité d'autrui.
La passion va alors moins à la construction d'une relation égalitaire qu'aux boucles récursives de la trahison et la déception, jusqu'à la dévoration (et l'ulcère, comparable à la crise cardiaque flinguant le héros du Marchand des quatre saisons en 1971, le contremaître du premier épisode de Huit heures ne font pas un jour en 1972 ou le protagoniste du Droit du plus fort, vaudrait bien alors comme une sorte d'auto-dévoration comparable à la dévoration racontée dans Martha).
La cruauté du constat se renforce ainsi d'un autre aspect, caractéristique de la vision fassbinderienne : celui dont l'amour est blessé n'est rarement pas pour rien dans cette déception. D'autant plus quand l'échec est assumé afin d'entretenir le fond saumâtre d'un ressentiment illimité, au principe de toutes les culpabilisations (la mère et Helmut le mari de Martha, la famille comme les collègues de travail et les voisines d'Emmi, l'épouse d'Ali, la sœur de Fox), de tous les asservissements (d'une épouse à son époux dans Martha ou d'un époux à son épouse dans Tous les autres s'appellent Ali, de Fox qui n'a que son argent pour tenter de gagner l'affection d'Eugen son amant bourgeois, d'un acteur ou d'un technicien au couple formé par le producteur et son réalisateur dans Prenez garde à la sainte putain), de tous les rabaissements (et le racisme en représente une vecteur d'expression symptomatique qui rassemble les quatre films, avec Helmut hurlant que Lucia di Lammermoor de Gaetano Donizetti c'est de la merde, avec cette actrice signifie toute sa haine d'Allemande en s'adressant au serveur espagnol qui ne la comprend pas, et la racisme de classe accablant entre homos les prolétaires parmi eux auquel se substitue un racisme organisé par ceux-là mêmes qui en sont les victimes à l'occasion d'un séjour touristique à Marrakech).
Le voyage marocain, la référence à Marlène Dietrich et le sadomasochisme autoriseraient de voir dans Le Droit du plus fort une inspiration venue de Morocco (1930) de Josef von Sternberg. Les sadiques sont alors ici légion (le couple mimétique du producteur et du réalisateur dans Prenez garde à la sainte putain, le mari de Martha), pas moins que les masochistes (une bonne partie des acteurs et des techniciens de Prenez garde à la sainte putain, l'héroïne éponyme de Martha, l'immigré marocain de Tous les autres s'appellent Ali, Fox), qui forment des couples paradigmatiques, tandis que le sadique d'un couple peut être aussi le masochiste d'un autre dans des cascades à la fois relationnelles et circulaires (ce sont les relations gigognes de Prenez garde à la sainte putain où le producteur qui entretient plus d'un souffre-douleur dans son équipe l'est du réalisateur).
Il y a pourtant obscurément une beauté caché au cœur du pessimisme radical de Rainer Werner Fassbinder, qui n'aura jamais débandé au rythme de trois films par an en déployant un monde d'images pour certaines devenues iconiques et où les vaincus le sont d'une croyance qui, elle, demeure immortelle (parmi les icônes, il y a bien sûr les acteurs, on pense particulièrement ici à Barbara Valentin, considérée comme la Jayne Mansfield du cinéma allemand, et qui interprète dans Martha la sœur de l'héroïne, dans Le Droit du plus fort l'épouse délaissée d'un mari bourgeois préférant les hommes et surtout dans Tous les autres s'appellent Ali la tenancière défraîchie d'un bistrot fréquenté par des travailleurs étrangers).
Certes, la cruauté est fascination pour ses formes exaspérantes d'expression, pour ses figures actives et passives mais la fascination l'est aussi de cet increvable amour qui perdure malgré toutes les blessures, qui persévère malgré toutes les défaites, malgré tous les trafics biaisés et la fausse monnaie des promesses inconséquentes ou intéressées (Prenez garde à la sainte putain en propose à ce titre une sorte d'idéal marché symbolique, avec ses transactions permanentes et ses chantages affectifs qui ne le sont pas moins). Si nombreuses soient les raisons mobilisées afin d'imposer la cruelle mortification de ceux qui veulent aimer ou veulent y croire encore, il n'y a cependant aucune raison qui ne saurait réussir à abolir la croyance elle-même, quand bien même est révélée sa fonction quasi-idéologique de piège sociale (c'est l'aspect très flaubertien, et partant chabrolien, de Martha dont Tous les autres s'appellent Ali est la variante raciale et populaire, Le Droit du plus fort la version homo interclasse et masculine, Les Larmes amères de Petra von Kant en 1972 la version lesbienne et Je veux seulement que vous m'aimiez en 1976 la variante populaire et hétéro).
« Le bonheur n'est pas gai » comme il est dit dans la reprise en exergue d'un aphorisme fameuse du Plaisir (1952) de Max Ophuls, et « peur dévore l'âme » pour traduire littéralement le titre original de Tous les autres s'appellent Ali, qui reprend la langue approximative et le ton proverbial de son personnage masculin. L'intervalle est en conséquence très resserré entre le cru (le crudus, mordant et sanglant) et le cru (la croyance en son credo) : le cru du cru soulignerait ainsi l'exemplarité d'un pessimisme qui chercherait moins du côté du spectateur à prolonger dramatiquement l'impuissance d'agir, de penser et de sentir qu'il est l'expression d'une cruauté à l'épreuve d'une croyance irréductible. D'où la force de scandale des films de Rainer Werner Fassbinder, leur sensibilité à l'intolérable, leur indignation face à toutes les formes d'indignité (on pense à cette phrase de Pierre Bourdieu, devenue le titre d'un petit livre d'entretien paru par les éditions de l'Aube en 2002 : si le monde social m'est supportable, c'est parce que je peux m'indigner).
L'amour est ici une duperie aussi élémentaire que nécessaire, une fiction constituante même si constamment déçue et plombée de trahisons, l'objet insistant d'un déni incompris par tous les « non dupes errent » ainsi que les appelait Jacques Lacan. Après tout, un plan est finalement tourné, arraché comme un miracle collectif à cette méduse en rade qu'est l'équipe de cinéma de Prenez garde à la sainte putain ; après tout, l'incroyable sourire silencieux de l'épouse handicapée indique la dimension de sainteté d'une femme plus seulement victime de son mari mais désormais inaccessible à son délire ; après tout, l'ulcère d'Ali diagnostiqué à répétition par le médecin n'empêche cependant pas Emmi de croire à la fin de Tous les autres s'appellent Ali à la persévérance d'un amour à recommencer ; après tout, le premier amant de Fox a tout loisir à la fin du Droit du plus fort de ne pas répéter ses erreurs après avoir reconnu son cadavre dans un coin de la gare de Munich. C'est d'ailleurs l'ironie terrible de ce dernier film que de montrer comment un homme qui joue dans un cirque l'attraction d'une tête sans corps finit dans le petit théâtre bourgeois de la cruauté subtile comme un corps sans tête, un objet sexuel victime de son décervelage.
C'est pourquoi il y a tout lieu de faire du cinéma dès lors que, pour reprendre le titre d'un ouvrage de Rainer Werner Fassbinder publié par les éditions de l'Arche en 2006, les films libèrent la tête. Et que l'on se souvienne encore ici de l'épigraphe du Bouc (1969) : « Il vaut mieux faire de nouvelles erreurs que d'intégrer les anciennes à l'inconscience générale ».
Îles désertes du naturalisme
et scènes nues de la dénaturalisation
C'est une obsession fassbinderienne, une fixation : la demande affective trahie induit une dépendance asservissante, une maladie addictive, une drogue létale (Le Secret de Veronika Voss en 1982 en livrera une ultime expression, en hommage à l'actrice Sybille Schmitz qui joue une victime saignée dans Vampyr de Carl T. Dreyer en 1932). L'amour étant ce qui ne peut pas ne pas être trahi, les promesses trahies de l'amour sont un marché de dupes saturé en monnaie de singe, abus de croyance jusqu'au discrédit et dettes impayées (Prenez garde à la sainte putain sur le plan d'une économie affective qui se prolonge avec Le Droit du plus fort en espèces sonnantes et trébuchantes), une déception rentrée jusqu'à l'ulcération (pour Ali) ou l'abolition de soi comme une sainteté (pour Martha).
Autant de cris de détresse qui n'obtiennent pas d'autre réponse que les cris de bêtes poussés par ceux qui vont s'en nourrir en y faisant une plaie à la purulence abondante. Ce sont les hurlements à répétition de ce sale gosse pourri gâté qu'est le réalisateur Jeff dans Prenez garde à la sainte putain, dont les crises de rage contre l'incompétence de son équipe se suivent entre deux stases de lassitude de moments d'effondrement pour qui aurait honte de s'avilir à avilir (Lou Castel est tellement génial en ombre de Rainer Werner Fassbinder, côtoyant à l'écran son propre double). Ce sont encore les hurlements toujours plus forts de Martha face à un mari dont elle soupçonne qu'il cherche sa propre mort, à l'instar d'une star hollywoodienne de l'époque classique (et Margit Carstensen ressemble autant à David Bowie période The Man Who Sold the World qu'à Joan Fontaine dans Suspicion d'Alfred Hitchcock en 1941, Hedy Lamarr dans Experiment Perilous de Jacques Tourneur en 1944 ou encore Ingrid Bergman dans Gaslight de George Cukor en 1944 et Notorious d'Alfred Hitchcock en 1946).
Et si l'on ne hurle pas dans le petit peuple de Tous les autres s'appellent Ali, on verse cependant quelques larmes pudiques – c'est Emmi face au miroir qui lui rappelle l'odieux poids des années – ou bien l'on se gifle en secret – et c'est Ali face à un autre miroir retournant contre soi une déception farcie de toute la violence environnante (on pense fortement ici à la ritournelle du nom d'Antoine Doinel répétée en boucle jusqu'à la folie dans la séquence du miroir de Baisers volés de François Truffaut en 1968). Dans Le Droit du plus fort, les états sont cependant plus marqués, l'ébriété forcée de la sœur de Fox se prolongeant dans les colères inutiles de son frère qui s'effondre de douleur, impuissant à se hisser au niveau social d'un amant qui n'a pas d'autre plan à lui proposer que celui d'une prédation soigneusement appliquée. Rainer Werner Fassbinder a été un grand lecteur de Gustave Flaubert et Guy de Maupassant (mais aussi de Theodor Fontane, leur épigone allemand auteur en 1894 du roman Effi Briest adapté par le cinéaste en 1974 et dont il serait alors approprié de rappeler ici le titre intégral : Fontane – Effie Briest, ou un grand nombre de gens qui ont une idée de leurs propres possibilités ou besoins et qui pourtant admettent par leurs actes le système dominant dans leur tête et ainsi le renforcent et l'entérinent de bout en bout).
C'est pourquoi on peut qualifier le cinéaste d'auteur naturaliste mais en précisant alors ceci que son
naturalisme ne consiste évidemment pas à se ranger à l'idée réactionnaire et au fondement de tous les racismes d'une nature immuable en ses
déterminations, mais bien davantage à aller chercher très loin dans les corps l'intériorisation de toute une série de réflexes sociaux d'autant moins perceptibles et critiquables qu'ils auront
été naturalisés, et par voie de conséquence dépolitisés. Ainsi, la distinction de classe opératoire dans Le Droit du plus fort, ce roman d'éducation pervers puisque le but dernier
de l'éducateur consiste par l'échec à sanctionner le sujet à éduquer, est un poison qui rappelle constamment au prolétaire que sa bonne fortune n'est pas en soi un signe suffisant de richesse puisque la richesse se manifeste surtout dans l'assimilation de toute une culture raffinée, dans toute une série
de manières de parler, de vivre et de faire, dans le rapport étroitement incorporé d'un gestus de classe et d'un habitus. Autrement dit c'est toute une seconde nature
qui ferait défaut à jamais à Fox en dépit de sa bonne volonté, lui dont les façons sont indécrottablement celles d'un monde prolétaire haï par les membres d'un groupe social qu'il
voudrait intégrer et qui perçoivent ses manières de prolo précisément comme des traces excrémentielles. Le contrat au principe de la spoliation dont est victime Fox qui ne maîtrise pas
la lettre du droit expose de manière paradigmatique la vérité naguère énoncée par Jean-Jacques Rousseau dans le chapitre III du première livre de son Contrat social (1762)
: « Le plus fort n'est jamais assez fort pour être toujours le maître, s'il ne transforme sa force en droit et
l'obéissance en devoir. ».
C'est pourquoi les artifices de la théâtralisation, manifestes en terme de motifs récurrents (la surabondance des miroirs dans tous les films, la présence d'architectures massives et de statues dans Martha et Prenez garde à la sainte putain) comme de cadrages privilégiés (toujours l'emboîtement des cadres, toujours les pans de mur contractant l'espace, toujours les structures matérielles striant l'image en lui donnant une propension massivement carcérale), se comprennent outre comme des effets de signature en éventail d'une manière de dénaturalisation. Et c'est ainsi qu'advient alors le brechtisme fassbinderien, le théâtre didactique à l'épreuve des ambiguïtés du naturalisme, où la nature première doit s'effacer au profit d'une seconde nature, natura naturans dont le dieu n'est rien moins à l'heure de la modernité que social – le social lui-même en ses lignes de faille, fatum diviseur de nos temps divisés.
La bête est humaine et rien qu'humaine, qui fait souffrir une femme comme elle martyrise un chat (Martha), qui multiplie les insultes comme les coups de becs d'un combat de coqs représenté sur un mur espagnol (Prenez garde à la sainte putain), qui souffre des stigmates d'une animalisation relayée par la femme aimée et fière d'exhiber à ses voisines les muscles de son nouveau mari (Tous les autres s'appellent Ali), qui fait des bonnes manières des coups plus douloureux que les mauvaises manières d'un prolo mal dégrossi qui s'amuse à ruer dans les brancards du petit monde bourgeois dont l'entrée cependant le tente (Le Droit du plus fort). Et la honte, si immense dans le cinéma de Rainer Werner Fassbinder, n'est cependant pas moins monumentale qu'est abyssale son absence (elle ronge à divers degrés maîtres et servants, Jeff et Ali, Martha et Emmi, les amis bourgeois et prolétaires de Fox, finalement seul le pervers narcissique de Martha s'y soustrait et c'est bien ce qui le rend davantage effrayant).
Il est vrai aussi que l'hôtel espagnol (en fait trouvé à Sorrente près de Naples) de Prenez garde à la sainte putain ressemble à une variation du Radeau de la Méduse de Théodore Géricault où s'y retrouvent échouées quelques épaves de la modernité. Remâchant le tournage laborieux de Whity (1971), le western tourné par Rainer Werner Fassbinder à Almeria, le modernisme sous haute inspiration godardienne du film est si génial qu'il consiste à projeter dans un huis-clos digne de L'Ange exterminateur de Luis Buñuel la scène de ménage du Mépris pour l'étendre à la sphère entière de production d'un film dont on ne saura presque rien, sinon qu'il s'agit d'une nouvelle aventure de Lemmy Caution, tout en rêvant par ailleurs de documenter par la bande un rêve d'équivalent européen de la Factory warholienne (le juke-box avec son répertoire dominé par Leonard Cohen fait par ailleurs signe en direction du Chelsea Hotel).
Il est vrai encore que la véranda de la grande maison bourgeoise de Martha est comme une serre étouffante autorisant son jardinier d'y entretenir pour lui et sa compagne le fantasme d'une belle plante gardée à demeure (on trouvera de semblables jardins d'hiver dans le cinéma de Claude Chabrol, immense influence pour Rainer Werner Fassbinder indiquée dès la dédicace de L'Amour est plus froid que la mort partagée avec Eric Rohmer et Jean-Marie Straub, quand Karlheinz Böhm, interprète de l'antiquaire méphistophélique dans Le Droit du plus fort, est génial dans le rôle de Helmut, incarnation idéal-typique de pervers narcissique et cousin en sociopathie de la Stéphane Audran de La Femme infidèle, qui continue après Le Voyeur de Michael Powell de creuser la veine psychopathologique en totale hérésie à la consécration internationale suite au rôle de l'empereur François-Joseph dans la fameuse série des Sissi).
Quant à Fox, il ne cesse d'être exproprié, du cirque au bar des copains, de l'appartement de sa sœur à l'appartement qu'il a acheté pour lui et son amant Eugen, pour finir mort et abandonné sur le sol d'une gare pour que son cadavre soit encore dépouillé par deux petits monstres de bonne famille passant dans le coin. Dans tous ces cas, il y a bien en partage un devenir insulaire qui fait de l'île déserte un monde originel où les isolés expérimentent différentes manières d'être des bêtes, de la bêtise humiliante des dominés (les films ont l'allure de comédies vachardes et sarcastiques) à la bestialité avilissante des dominants (les mêmes ont autant l'allure de films d'horreur électrisés de bouffonnerie). Dominés, dominants, la domination s'habille de scènes qui en exhibent paradoxalement la cruelle nudité, exemplifiée par les rougeurs du corps de Martha cramé par les rayons du soleil ou le bain de boue partagé entre bourgeois dans Le Droit du plus fort.
La cruauté fassbinderienne pose en effet qu'il n'y a pas une personne qui pourrait se clamer innocent : la culpabilité est première comme le social précède tout individu en ses lignes de clivage (c'est le modèle sirkien justifiant que Tous les autres s'appellent Ali soit la transposition dans la RFA du milieu des années 1970 de All That Heaven Allows de Douglas Sirk, dont le vrai nom, Detlef Sierck, est par ailleurs cité dans Martha). Mais les petits tableaux ornant les murs populaires de Tous les autres s'appellent Ali, représentant de lointaines scènes bucoliques ou maritimes, exposent aussi frontalement que simplement l'absence de toute nature dissipée dans les artefacts chatoyants de la modernité (les juke-box de Prenez garde à la sainte putain et Tous les autres s'appellent Ali, le manège forain de Martha peut-être partagé avec le cirque du Droit du plus fort, le cinéma lui-même dont un mouvement de grue dans Martha est identifié à sa dimension matérielle et technique dans Prenez garde à la sainte putain), évanouie dans des espaces urbains quelconques.
Y ferait terriblement exception le restaurant dont rêve Emmi après son mariage avec Ali, historique parce qu'il aurait accueilli les déjeuners d'Hitler entre 1929 et 1933, à une époque où tout le monde était nazi ou presque comme elle le raconte à son nouveau mari, sa bouleversante interprète Brigitte Mira (elle joue la commerçante vendant le billet gagnant-perdant à Fox dans Le Droit du plus fort) se souvenant alors peut-être de ses ennuis après avoir participé dans sa jeunesse à Liese und Miese, une série de propagande nazie qui lui aura permis aussi de cacher ses origines juives russes paternelles.
Plantes d'appartement et meubles de salon
(de la réification)
Parler d'obsessions fassbinderiennes au sens de fixations (l'amour idéal est concrètement entaché de rapports de pouvoir, c'est une croyance qui étonnamment persévère malgré tous les dénis et les dépendances qu'elle appelle), c'est prendre en considération le jeu obligé des forces d'assignation et d'identification sociales s'exerçant de part et d'autre du miroir des rapports de domination, qui livrent les uns aux plaisirs genrés de la mobilité sociale (le mari de Martha s'absente pour des raisons professionnelles en contraignant selon le principe réactionnaire du salaire masculin son épouse à accepter de ne plus travailler) ou aux dépenses somptuaires d'un activisme frénétique (le réalisateur Jeff, Fox qui veut prouver par ses achats qu'il peut être digne de la classe de son amant), et qui vouent les autres à l'immobilisation (ce sont Ali alité et Fox crevé, c'est Martha qui ressort de l'hôpital en chaise roulante, c'est même la star Eddie Constantine qui est dans Prenez garde à la sainte putain une sorte de gros reptile à la fois respecté et ignoré de la plupart des membres de l'équipe).
Les architectures monumentales (l'hôtel romain et la bibliothèque allemande de Martha, l'hôtel espagnol de Prenez garde à la sainte putain sont des espaces privilégiés dont l'ampleur offre plus de résonance aux éclats verbaux et la profération des insultes), frôlant parfois la surcharge (la maison bourgeoise de Helmut et Martha, l'appartement de Fox et Eugen rempli des antiquités de Max) et le kitsch (les angelots décorant le plateau de tournage du film de Jeff), ne sont pas moins sources de pesanteur et d'inertie que la gare moderne du Droit du plus fort ou les escaliers de pierre sur les marche desquelles déjeunent les femmes de ménage ou les modestes salons populaires où exhiber le corps sculptural du mari d'origine marocaine (Tous les autres s'appellent Ali).
On a parlé des peintures petites et grandes, des miroirs bien sûr qui sont comme des glaces où se refroidissent et se figent les apparences sociales au principe de tous les sacrifices personnels, des motifs qui encombrent l'image en lui donnant un tour carcéral (ce sont toutes les grilles de Tous les autres s'appellent Ali en relais stylistiques des arabesques sirkiennes). On pourrait encore évoquer la rigidité volontaire et théâtrale des corps (particulièrement celui d'Ali, gage d'une force risquant aussi l'atrophie, ou de Martha qui trouverait dans la fixité ultime de la poupée un destin ne recoupant pas strictement le désir pervers de son mari puisqu'il jouit surtout de sa résistance), la présence des statues (comme c'est le cas à deux reprises pour Helmut), jusqu'à cette statuaire affectant tantôt le désœuvrement hédoniste de Prenez garde à la sainte putain, tantôt le corps musculeux d'Ali qui, après être exhibé comme trophée sexuel, finit immobilisé sur un lit d'hôpital.
En passant, on aura remarqué l'arbitraire génial du tour de vis scénaristique de Tous les autres s'appellent Ali où tout l'entourage accepte un mariage interracial après s'y être brutalement refusé, parce qu'au fond tous y trouvent un intérêt pratique et circonstancié, et Emmi elle-même commençant alors à exploiter Ali, qui annonce un tour semblable dans Le Droit du plus fort insistant à rendre évident la bonne fortune de Fox à la loterie (mais c'est pour faire de cet argent la matière d'une spoliation organisée par ceux qui en feraient un meilleur usage que son détenteur dépensier).
Et si l'on trouve chez Rainer Werner Fassbinder des mouvements de caméra extrêmement précis (c'est la fabuleuse chorégraphie en double hélice lors de la
rencontre entre Helmut et Martha), dont la précision même est au principe de la mise en place de l'un d'entre eux (dans Prenez garde à la sainte putain), ils soulignent les vertiges de mouvements déplacés des corps à leur environnement (par exemple le parc où se retrouvent Emmi et Ali), quand ailleurs les corps partagent
un espace commun mais tout en étant disposées de manière dépareillée, comme des monades autistes ne tournant que sur elles-mêmes (sur un mode majeur dans Prenez garde à la sainte
putain, sur un mode plus mineur lors d'un passage dans un magasin de vêtements ou bien pendant une pendaison de crémaillère dans Le Droit du plus fort).
Martha serait à cet égard un film parfaitement emblématique de certaines des fixations fassbinderiennes, adapté d'un récit de Cornell Woolrich mieux connu sous son pseudonyme de William Irish (l'auteur des polars La Mariée était en noir et La Sirène du Mississippi adaptés au cinéma par François Truffaut l'est aussi de Leopard Man et Rear Window respectivement adaptés par Jacques Tourneur et Alfred Hitchcock). Le motif de la personne bloquée et immobilisée, plus que d'être partagé par Rear Window et Martha, appartient à l'existence même de l'écrivain, qui vécut après le décès de sa mère reclus dans sa chambre d'hôtel, dévoré par l'alcoolisme au point de développer un diabète provoquant une gangrène et l'amputation d'une jambe, enfin cloué dans un fauteuil roulant jusqu'à mourir d'une attaque cardiaque un jour de 1968.
L'amputation elle-même reviendra comme motif, passant de la jambe au bras, avec l'adaptation télévisuelle en 1980 du chef-d'œuvre Berlin Alexanderplatz d'Alfred Döblin, le roman qui changea la vie de Rainer Werner Fassbinder (le personnage de forain que le cinéaste interprète lui-même dans Le Droit du plus fort se nomme en fait véritablement ainsi, il est un autre Franz Biberkopf, son double contemporain, celui qui n'aura pas tiré leçon des épreuves douloureuses de son prédécesseur). Au vitalisme exténuant et exténué de Prenez garde à la sainte putain qui interroge les utopies communautaire de l'après-Mai 68 à l'aune de violences interpersonnelles qui n'appartiennent pas qu'aux formes institutionnalisées de l'État, se distinguent les formes d'une dévitalisation, tantôt par compulsion de répétition (Jeff ou Helmut ne sont actifs qu'à se livrer à leur passion d'humilier leur entourage), tantôt par immobilisation (Martha et Ali sont poussés à coller à leurs clichés sociaux respectifs, pour l'une épouse docile et gardée à domicile, pour l'autre étranger réduit à sa force de travail jusques et y compris sexuelle, jusqu'au cadavre de Fox dépouillé jusqu'au sang de tout).
Pour toutes les victimes de la domination en ses asymétries, pour toutes celles qui ont cru notamment pouvoir échanger de l'argent contre du sentiment (comme l'expliqua Stéphane Bouquet dans les Cahiers du cinéma, n°600, mars 2005), le devenir est au mieux celui du meuble et l'île déserte de se confondre alors ultimement avec un salon domestique. Au pire le devenir est celui du déchet et l'île est alors celle d'un dépotoir et c'est parce que Fox a résisté à son incorporation bourgeoise, c'est parce que son indiscipline marque la persévérance d'une fidélité à l'endroit de ses origines sociales qu'il finira doublement sanctionné, rejeté par ses pairs et dépouillé par son amant. Et l'homosexualité d'apparaître dans Le Droit du plus fort comme une sexualité minoritaire mais pas alternative (elle n'apparaît pas du tout ici comme un registre de lutte politique pour la reconnaissance civile ou juridique), qui dispose de ses espaces réservés autant chez les bourgeois (les bains de boue) que chez les prolétaires (certains bistrots fréquentés), mais selon une logique de différenciation (l'hypocrisie collectivement consentie des bourgeois qui sacrifient au rite du mariage pour pouvoir vivre leur sexualité, le mélange de franchise et de déni chez les prolos) qui instruit dans tous les cas la surdétermination décisive du rapport de classe (Fox est un traître pour les uns, une proie à dépouiller pour les autres).
C'est la matière constamment malaxée par le cinéaste, qui y ressasse ses obsessions comme autant de points de fixation, de nœuds de crispation : la réification est l'une des lois du monde social en économie capitaliste, objectivée au carrefour de la sociologie de Karl Marx et de Max Weber (son nom est celui d'une place dans Le Droit du plus fort) par Georg Lukács à l'époque de Histoire et conscience de classe (1921), et plus récemment par un chercheur comme Axel Honneth (dont les thèses sont discutées par Nancy Fraser). La réification consiste à prendre acte de la subsomption totalitaire de la société sous le règne de la rationalité marchande, au point où les relations entre les personnes se voient subordonnées aux rapports entre les choses, le capital et la marchandise formant dorénavant le maître-étalon dans la dialectique de la reconnaissance et, corrélativement, les processus d'individualisation (l'une des manifestations fassbinderiennes les plus étonnantes de la réification reste encore le monde virtuellement simulé du Monde sur le fil, téléfilm en deux parties de science-fiction réalisé en 1973 et préfigurant la trilogie Matrix des Wachowski).
Et y échapper oblige à la cruauté de l'analyse radicale jusqu'au déshabillage de l'auto-analyse (Rainer Werner Fassbinder se fout littéralement à poil dans Le Droit du plus fort qu'il a dédié à « Armin et tous les autres », probablement son acteur et amant Armin Meier ainsi que tous ses autres amants à l'instar de El Hedi ben Salem). Échapper à la réification qu'il s'agit par ailleurs d'exemplifier dans les insistances de la mise en scène (miroirs, stases, statuaire) invite encore aux potlatchs respectifs de Jeff et Fox, comme en émouvant écho aux dépenses somptuaires de leur double réel. Jusqu'à la crise cardiaque dont, après les héros du Marchand des quatre saisons et du Droit du plus fort, après El Hedi ben Salem mort dans une prison de Nîmes en 1976, Rainer Werner Fassbinder lui-même sera finalement la victime en 1982, à l'âge de 37 ans seulement.
La citation finale attribuée à Thomas Mann, qui offre rétrospectivement à l'hôtel espagnol de Prenez garde à la sainte putain une proximité certaine avec le sanatorium de Davos de La Montagne magique (1924), dit ce qu'il en aura été d'une vie artistement brûlée pour n'avoir jamais eu à se lasser de témoigner des bêtes humaines que nous sommes jusqu'au déni de nos indignités : « Je vous le dis, je suis souvent las à mourir de représenter ce qui est humain sans y prendre part moi-même ».
30 avril 2018