Le Cheval de Turin (2011) de Béla Tarr
La philosophie doit rendre les armes de la raison devant la vie de l'animal. Les excuses que Descartes n'a jamais prononcées devant l'animal que le rationalisme et l'humanisme ont mutilé, elle se sont imposées à Nietzsche s'effondrant face au cheval de Turin frappé par un cocher. Le silence du philosophe prostré onze ans dans la démence signe la fin de la philosophie et cette fin n'est pas la fin de l'histoire car l'histoire continue avec un autre silence, celui d'un cheval oublié. Le cheval dont l'histoire n'a pas retenu le silence sort de l'ombre en ouvrant le dernier film de Béla Tarr, le dernier film, le dernier des derniers pour qui n'a jamais cessé d'avoir eu avec son sens concret de la durée la passion de la fin qui n'en finit pas de finir. Si le cheval ressemble de loin à celui de l'apocalypse, il n'est de près que le canasson couleur de nuit qui fournit un ultime effort pour trancher dans le brouillard et faire rentrer son maître à la maison. Comme la courbure affectant l'espace à l'horizon, la première course du film va se révéler la dernière de sa vie. Le cheval de Turin a tout donné, il ne donnera plus rien, un plan lui accorde ce droit d'en avoir fini avec l'acte sans en avoir fini avec la vie. Désormais, son royaume est celui de la puissance à l'état pur.
L'homme et sa fille croient encore à la puissance de faire, pour lui s'habiller malgré son bras paralysé et se servir deux verres de pálinka, pour elle faire chauffer deux patates pour unique repas journalier et aller chercher deux seaux d'eau dans le puits en affrontant l'ouragan qui couche l'arbre et arase la plaine. Pour chaque action quotidienne qui contient les milles autres qu'elle répète, la plus grande puissance cinématographique mobilisée en faisant de ce coin insulaire et désert de campagne magyare l'anus mundi doublé de sa rédemption en axis mundi – l'omphalos qui touche l'os de ce qu'il reste à faire quand il n'y a plus rien à faire comme la scie des violoncelles bûcheronne notre âme. Le monologue apocalyptique d'un visiteur de malheur ne vaut pas tripette quand la fin est tout ce qu'il reste, pour le cheval qui a tout donné et vie la vie nouvelle de qui s'apprête à mourir, pour la fille et son père qui ont tout fait pour s'échapper du trou mais à la fin pour y rester en s'étonnant, une fois la nuit tombée pour toujours et à jamais, qu'ils sont devenus les immortels d'une dignité à laquelle ils n'auront jamais cédé. Aucun mot malheureux, aucune réaction piteuse n'auront assombri des lumières qui l'emportent sur la grisaille du jour comme sur la disparition du soleil mais une formule de pathos comme une formule magique, celle de notre immortalité retrouvée dans la proximité avec l'animal mourant.
La fin, on n'en finit pas, l'interminable ritournelle fassbinderienne de Damnation en exprimait la vérité, autrement la chorégraphie céleste des poivrots beckettiens ouvrant Les Harmonies Werckmeister. La fin des temps n'est rien que le temps de la fin s'étirant pour désengourdir un étonnement d'enfant face à l'événement du désœuvrement qui rappelle à l'impuissance qu'elle est puissance de ne pas. L'animal a montré la voie, deux êtres en soutiennent l'idée, qui la contemplaient déjà derrière la fenêtre à tour de rôle. La fin du monde est arrivée, elle arrive à chaque instant, le premier instant qui est toujours déjà le dernier. La fin du monde est arrivée quand il recommence avec les immortels qui en soutiennent l'idée dans le respect de l'animal gardé et regardé.
Fengming (production en 2007, distribution en 2012) de Wang Bing
Au bout d'une heure d'un film qui en compte quatre, Fengming n'y tenant plus se lève pour aller aux toilettes. Cette résistance à se retenir afin de ne pas interrompre son récit fait écho avec la résistance du spectateur affrontant la longueur inhabituelle d'un film qui, s'il propose seulement trois types de raccord dans l'axe (plan large, plan moyen, plan « américain »), donne l'impression warholienne d'un seul et unique plan-séquence. Cette résistance partagée de part et d'autre de l'écran est cependant nécessaire. Au sens fort du terme, raconter, c'est bien ici refuser de mettre un terme à une histoire qui demeure inachevée en ne jouissant pas de la reconnaissance officielle des rédacteurs de l'Histoire chinoise du point de vue de l'État.
Raconter les déportations politiques c’est refuser d'admettre que le passé serait définitivement dépassé en comprenant qu'il hante et obscurcit le présent comme la nuit tombe progressivement dans le salon de Fengming. Elle-même semblerait d'ailleurs comme aveugle, ses paupières cachent presque entièrement son regard. Comme si elle était plongée dans les visions dont elle fait le récit, jusqu'au risque de s'abîmer dans le noir du plan envahi par la nuit de l'amnésie d'État. Et puis, on ne l'aura pas vu venir, le jour s'est levé, sa douce lumière relayée par les plantes d'appartement dans le salon de Fengming.
A l'instar de Varlam Chalamov, l'immortel auteur de l'ouvrage majeur Les Récits de la Kolyma, Fengming He « n'est pas un tribunal, quoiqu'[elle] juge sans appel. [Elle] est une forme de conscience, exemplaire et transmissible [qui permet de] recomposer une politique digne de ce nom, c'est-à-dire homogène à la tension véridique du sujet » pour citer Alain Badiou. En regard du « désastre obscur » que représente en Chine ou ailleurs l'étatisation de l'idée du communisme, il faudra toujours opposer le communisme subjectif de Fengming fidèle à l'idée comme au mari qui l'a incarné jusque dans la mort, sa « ténacité à tenir quelques points, de conscience et de pratique, d'où éclairer le compact des heures et enrayer la décomposition subjective ».
Chiens errants (2013) de Tsaï Ming-liang
On pourrait dire de l’œuvre de Tsai Ming-lang qu'elle consiste après dix longs-métrages en un extraordinaire travelling-avant sur le visage de Lee Kang-sheng, acteur aussi essentiel au cinéaste taïwanais que l'eau l'est pour le poisson. Avec Chiens errants, le visage atteint une dimension d'affection inégalée, pur affect, de telle sorte qu'il appelle exceptionnellement à la profération poétique ou invite au mouvement de la caméra. Quand d'autres plans sont mus par de sensibles recadrages fragilisant la conception formaliste de la fixité ou bien encore sont cadrés à partir d'axes contraignant et remodelant l'habituel cube scénographique dans la perspective baroque des Prisons imaginaires de Piranèse et des escaliers impossibles de . C. Escher).
Surtout, le visage dans le lent chantier de ses profondes affections creuse dans le plan une puissance de sens qui impressionne et module la durée en l'affectant d'un coefficient de trouble susceptible de tous les renversements : tantôt le visage baignant dans quelques effluves éthyliques fait pivoter le monde ; tantôt la manducation atteint le point où son obscénité devient marque tragi-comique de persévérance dans une commune humanité économiquement fragilisée ; tantôt le visage atteste la résistance elle-même à l'endroit d'un déchaînement venteux qui prolongerait allégoriquement celui du capitalisme terminal exemplifié par la tentaculaire Taipei que Tsai Ming-Liang n'avait plus filmé ainsi depuis La Saveur de la pastèque. L'écart ultime entre le dedans (un immeuble abandonné avec son mur peint représentant un paysage campagnard) et le dehors (le paysage urbain désagrégé), sous haute protection des chiens qui ont fait hospitalité au film, indiquera exemplairement la lisière frayée par le cinéaste taïwanais en compagnie de son corps conducteur (de temps) privilégié : dans la différence minimale entre l'art et la vie, se niche au lieu même de la catastrophe (qui est aussi le visage vieilli de Lee Kang-sheng) l'infra-mince possibilité de l'utopie.
Et tout cela ne saurait s'avérer qu'à partir d'un corps ami dont la radicalité dans ses engagements physiques est enregistrée au point de documentation de la relation unique nouée entre eux. Les plans témoignent ainsi de ce qu'ils s'offrent au regard l'un de l'autre, soit le partage de ce qui n'appartient à aucun des deux et que le monde tel qu'il va (mal) n'aura pas (entièrement) ravagé. Un peu de temps à l'état pur pour faire du cinéma le moyen même d'un temps désiré que le visage de l'autre aura reflété au-delà de ce qui l'aura partiellement dévasté.
Snowpiercer (2013) de Bong Joon-ho
Le génie de Bong Joon-ho fonctionne dans Snowpiercer à double détente. D'une part il propose d'articuler l'arrêt de la dialectique machinique du train avec la dialectisation d'un élément considéré comme secondaire (la drogue de synthèse dénommé Kronol) afin de le transformer en puissant explosif (le temps vécu fait exploser les dispositifs qui le capturent). Il consiste d'autre part à dédoubler le héros (Curtis doublé par Namgoong Minsu) afin de rendre manifeste le clivage du sujet révolutionnaire fracturé entre le risque du renoncement devant l'inutilité du soulèvement (l'inutilité du pragmatisme américain) et l'utopique pas de côté (la radicale folie du coréen).
Que la dynamite susceptible de faire sauter le train de l'histoire cyclique de la lutte des classes porte le nom de Kronol fait alors irrésistiblement écho aux réserves d'explosifs que Walter Benjamin voyait dans le passé afin de dynamiter la linéarité chronologique de l'histoire. Sauf qu'ici le futur se substitue au passé afin de courber autrement l'image utopique du dynamitage du présent de la lutte des classes. Avec la dialectique à l'arrêt, c'est le train sorti de ses rails, c'est la fin du voyage immobile, c'est la fin du blockbuster. Mais c'est aussi l'ouvert glacé d'une page blanche sur laquelle peut s'écrire (comme le promet l'ours blanc du dernier plan), pour ce jeune couple adamique (un poil idéalement) interracial, la possibilité fragile d'une nouvelle existence.
Le pari insensé est celui de la possibilité certes ambiguë, sauvage et difficile, d'une vie nouvelle, d'une autre monde dont la promesse est paradoxalement contenue dans une image ambivalente (le groupe gelé des sept personnes ayant voulu un jour s'aventurer hors du train est la preuve de la défaite historique des pauvres pour les dominants, les dominés y voient au contraire le signe têtu de la persévérance dans l'espoir d'une issue de secours). Un autre monde possible qui pourrait enfin se décharger des habitudes mécaniques issues du vieux monde inégalitaire d'avant l'apocalypse glaciaire : la lutte des classes, le moteur du train néolibéral – le réel de notre présent.
Kommunisten est le plus beau film de Jean-Marie Straub depuis la blessure sans remède de la disparition de Danièle Huillet en 2006. Et ce film est beau parce qu'il est le plus sensible à la constellation des formes et dispositions d'être communiste dans une manière combinant l'actuel (en préalable l'adaptation successive de récits de Jean Sandretto pour La Guerre d'Algérie et du Temps du mépris d'André Malraux) et l'inactuel (ce sont ensuite cinq blocs extraits respectivement de Ouvriers, paysans en 2001, Trop tôt/Trop tard d'après Mahmoud Hussein en 1982, Fortini/Cani d'après Franco Fortini en 1976, La Mort d'Empédocle en 1987 et Noir péché en 1989 tous les deux d'après Friedrich Hölderlin). Kommunisten l'est d'autant plus en raison d'un effort rétrospectif indexé sur le vécu de son auteur survivant et arrachant hors toute clôture testamentaire le traçage net des formes circonstanciées de la subjectivité communiste.
Entre celui (comme Jean-Marie Straub lui-même) qui a dit non à l'incorporation dans la guerre coloniale et celui (comme Kassner) renforcé dans ses convictions avec la découverte du sacrifice d'un camarade comme de l'affection spontanée de sa compagne. Entre celui (comme Mahmoud Hussein, en fait Bahgat El Nadi et Adel Rifaat) donnant à voir la continuité des luttes de classe en Égypte depuis une sortie d'usine où le pouvoir ouvrier devient une réalité indiscernable et celui (comme Franco Fortini) qui pense le rapport entre la violence nazie (consacrée dans les monuments de l'antifascisme) et la violence anti-ouvrière et coloniale (vouée au « monumanque » comme l'aurait dit Jacques Derrida). Entre celui (Empédocle) qui demande à ce que les vieilles leçons de l'histoire héritée soient oubliées au profit du vieux rêve d'une chose dont parlait Karl Marx, le « vert de la terre » commun à tous et cette petite princesse amérindienne (Danièle Huillet dans le tout dernier plan) qui s'exclame en conséquence de ce vieux rêve de l'humanité « Nouveau monde ». Entre ceux (les personnages d'Elio Vittorini) qui se souviennent de l'expérience agricole, communautaire et autogestionnaire et ceux (les mêmes) qui ont expérimenté subjectivement l'émancipation comme une forme de transfiguration amoureuse.
Entre toutes ces étoiles-là, c'est la même persévérance reliant les points distants des formes d'expression et des situations (hier et avant-hier, en France et en Italie, en Grèce et en Allemagne, en Égypte aussi et il y aurait avec le fragment tiré de Trop tôt/Trop tard comme un signe à l'adresse des révolutionnaires du Maghreb et du Machrek), la même inssitance en dépit de toutes les discordances et interruptions (trop tôt, trop tard). Ce qui persévère, c'est le communisme en tant qu'il est une idée incorruptible, un idéal aussi concret que la relation amoureuse constituée, aussi simple et touchant que la caresse d'une main sur le visage de l'aimé.
Adieu au langage (2014) de Jean-Luc Godard
Comment ne pas être bouleversé par la persévérance d'un vieux bonhomme de plus de 80 ans qui prend provisoirement le masque d'Antigone, l'héroïne intraitable de la tragédie de Sophocle, ou celui de Nicole Stéphane, la juive et résistante qui joue dans Les Enfants terribles (1950) de Jean-Pierre Melville d'après le roman éponyme Jean Cocteau, afin d'affirmer haut et fort et jusqu'au bout de la vie : non ?
Ce non prouve le fondamental cynisme godardien qui avoue moins qu'il aime se moquer du monde qu'il affirme plutôt, à l'enseigne de Diogène de Sinope, un refus anarchiste du commandement dont l'hospitalité s'ouvre à l'amicale et exceptionnelle fréquentation des chiens. Ce non diogénique et à proprement parler kunique enveloppe, via une référence implicite à un film de Manoel de Oliveira réalisé en 1990, le refus de « la vaine gloire de commander ». Et ce non s'exprimera de manière stéréophonique en conclusion de Adieu au langage, avec à gauche les couinements d'un chien et à droite les vagissements d'un nourrisson, comme sauvage déclinaison et renouvellement néo-primitif des fameux bougonnements ou marmonnements du cinéaste.
Alors, comme « l'esprit devient chameau, le chameau devient lion et le lion devient enfant » du poème philosophique Ainsi parlait Zarathoustra de Friedrich Nietzsche, le non se retourne en un oui. Un oui à la vie dont la puissance affirmative s'exprime depuis le milieu du monde, à l'épreuve inquiète et joyeuse du négatif. Si résonne à la fin de Adieu au langage l'air prérévolutionnaire de Marlbrough s'en-t-en guerre, Roxy semblerait en revenir avec un autre nom de notre enfance, en double fraternel de l'homonyme Mabrouk (le chien de la télévision bien connu des enfants dont nous nous souvenons que nous étions). Avec la promesse qu'à chaque retour de la guerre, un nouveau film sera entrepris au beau milieu du monde qui attestera ce retour enfantin, élémentaire et homérique, primitif et néo-primitif, 2D et 3D.
La technique est certes irréprochable mais l'impulsion du sentiment risque d'en fragiliser les subtils équilibres : cet avertissement, délivré par un maître (la princesse Jiaxin, nonne taoïste, tout de blanc vêtu) à son disciple (Nie Yinniang, experte en assassinats ciblés, habillée en noir), ne porte d'autant plus haut qu'il résonne dans une immense vallée à l'une des pointes de laquelle se trouvent les deux héroïnes. Le paysage est filmé en un long plan large et presque toujours fixe, très légèrement recadré, durant lequel une nappe de brume commence alors à envelopper de son nimbe blanc tout l'arrière-plan. Jusqu'à le soustraire à toute visibilité, et même pouvoir le confondre pendant quelques instants avec le blanc de l'écran de projection. Nie Yin-niang serait peut-être un papillon, à l'image de celui venant subrepticement virevolter autour des acteurs d'une séquence appartenant au prologue en noir et blanc en les invitant à improviser et jouer avec lui. Son être-papillon exposant alors la sensibilité papillonnante des images telles que Hou Hsiao-hsien les désire au-delà de tout figement décoratif ou illustratif : des images tout à la fois brûlantes et palpitantes, des images tramées de plis baroques et fuyantes ou erratiques, des images extrêmement composées mais toujours battantes, des images flottantes et soulevées d'ondes, des images duplices ou scindées en deux, irisées de vapeur ou imprégnées de fumée. Nie Yin-niang est – et c'est tout aussi important – un miroir, vraiment, et pas seulement parce qu'elle reflète le visage du cinéaste latéralement ou obliquement (un peu comme l'os de seiche vu par Jurgis Baltrušaitis dans Les Ambassadeurs de Hans Holbein le jeune).
On devra dire quelques mots, entre la pliure de l'image-papillon et le reflet de l'image-miroir, d'un raccord bouleversant qui survient à l'occasion de la séquence où Tian Ji-an discute avec Huji, sa concubine préférée, pendant que, cachée dans les recoins de la pièce, les écoute Nie Yin-niang dont la visibilité est protégée par le balancement des dentelle. Le premier évoque à la seconde son amour passé, la troisième semble immobile, le visage neutre ou désaffecté comme toujours. Seulement, il y a ce raccord, peu de chose puisqu'il s'agit seulement d'un changement d'axe, l'héroïne étant non plus filmée de face mais désormais de profil. Presque rien en effet tant ce changement d'axe de filmage ne change formellement rien à l'affaire d'une femme aux sentiments secrets et retirés derrière le masque boisé de son visage. Pourtant, ce presque rien est un « presque-rien » dont le « je-ne-sais-quoi » est ce que l'on ne pouvait précédemment voir et qui apparaît seulement à ce moment-là.
Ce que nous voyons en résultante de ce changement d'axe, c'est un vase rempli de quelques fleurs, élément parmi d'autres du décor. Pourtant ce vase que nous voyons nous regarde en s'offrant comme un pur événement (du) sensible, un imperceptible mais pourtant décisif hapax. C'est un bouquet chatoyant de couleurs chaudes et organiques, verts tropicaux, rouges, orangés et jaunes brûlants. C'est si l'on veut le voir ainsi le cœur introuvable ailleurs de l'héroïne, qui battrait plus fort que le tambour au dehors, quand les mots de celui qui aurait pu être son compagnon la confortent dans son intime raison de persévérer dans son rôle d'âme aimante et bienveillante. C'est là son unique destin, démonique, angélique, dont la raison définitivement n'appartient qu'à elle. Et à elle seule : c'est là son brûlant secret, son cœur battant – comme une implosion de sentiments contenus dans une gerbe flamboyante.
Un secret se sera imposé à l'existence de Chantal Akerman, à elle et malgré elle, en faisant d'une terre d'élection réelle en ses intermittences (les États-Unis depuis Hotel Monterey en 1972) et d'une terre d'adoption possible-impossible (Israël vu depuis la fenêtre au store baissé d'un appartement de Tel-Aviv dans Là-bas) des lieux superposés de façon quasi-hallucinatoire. Lieux évidemment connus et plusieurs fois traversés, évidemment habités mais seulement transitoirement, provisoirement. Lieux au sens fort du terme désertés, dépeuplés, jamais appropriés comme un home, désappropriés de l'idée d'un chez soi définitivement rassurant.
Ce secret, c'est l'eau indistinctement croupissante et placentaire, c'est le désert pulvérulent partout persévérant dans l'évanouissement utopique de toute identification géographique. Le trou fatal dans le tissu de chair de la filiation et de la maternité foutus par la mort SS. Le désert, c'est encore la guerre qui gronde derrière la montagne, c'est la maladie qui avance en asséchant les gorges et en étouffant les voix, c'est le vent de la nuit noircissant en contre-jours de suie le plein jour, c'est la lumière du dehors si blanche et forte que le plan en serait saturé – comme cramé. Le désert, c'est enfin le vide final dans le dernier plan de No Home Movie où disparaissent, ensemble, une mère et sa fille – deux vieille dames au fond, si étroitement, si dangereusement semblables, qui parlerait d'une même voix. Ce secret, c'est la voie empruntée par deux voix qui n'en feraient qu'une, c'est le voile d'une même hantise – son tissu foutu. C'est un mal secrètement et exclusivement partagé par deux femmes en faillite d'un désir de maison. C'est un amour terrible car terriblement définitif, qui donne à penser à Chantal Akerman qu'il y avait bien une sagesse dans la religion juive à laquelle son père l'aura arrachée, posant qu'il est préférable de respecter ses parents plutôt que de les aimer (si, comprend-on implicitement, cet amour est à ce point dévorant). C'est une folle abolition des distances en raison de laquelle la maladie emportant progressivement la mère, contrainte au dos voûté et à la parole empêchée, emporterait aussi sa fille, s'obligeant par mimétisme au silence comme à ne plus réussir même à se tenir debout. Elle, la fille de sa mère, comme Yasujirô Ozu aura été le fils de la sienne en mourant peu de temps après elle.
Chantal Akerman n'aurait rien su d'autre alors, en dépit de ce que pourra bien prescrire le magnifique finale beckettien de L'Innommable, que de ne pas devoir continuer, seule. Sans celle qu'elle appelait sa « Mamike ». « Quelqu'un m'a dit il faut continuer. Tu vas continuer n'est-ce pas. Il voulait dire faire des films. J'ai dit très vite oui, oui. Et je me suis détournée. Pourquoi fallait-il que je continue. Pourquoi avais-je dit, oui, oui si vite. Parce que. »
Atlal (2016) de Djamel Kerkar
Le désastre sidère, arbres et pierres. Rien n'échappe au travail du négatif que nomme la ruine. Pas mêmes les images qui en préservent l'archive, ruinées de consigner la ruine, vestiges de vestiges. C'est depuis d'improbables archives que l'impossible qui dure depuis vingt ans se documente, dans une considération qui s'arrache héroïquement des effets de pétrification de la sidération. Au milieu des herbes folles dont le vert revient d'entre les gravats toujours là, entre un cheval fou d'apocalypse et l'éventrement géant d'un château d'eau. Dans l'oratorio des pierres qui retiennent une parole muette et des homme qui parlent pour tenter de dire l'indicible.
Plan par plan, le film se compose ainsi comme une urne cinéraire sous la lune. Y brûlent des feux divisés, l'un qui alimente la dialectique des travaux et des jours nécessaires à la reconstruction, l'autre feu qui est celui de l'autre nuit, celle qui dure pour que le jour suivant ne vienne pas, ne revienne plus jamais. La première nuit est celle de la vaillante petite porteuse de lumière, étoile luciférienne qui guide l'effort paternel dans la reconstruction nationale algérienne. L'autre nuit n'a aucun souci pour cette rengaine sisyphéenne. Sa durée se tient dans le désœuvrement de ses veilleurs se chauffant au feu partagé des premiers récits originaires, où la reconstruction nationale cède le pas devant la garde de l'immémorial secret de l'humanité recommencée.
L'Héroïque Lande (la frontière brûle) (2017) de Élisabeth Perceval et Nicolas Klotz
A Calais, le pas se fait à la charge, calé décalé. La jungle s'y divise en effet tout du long d'une ligne de faille séparant le camp où l'État des Droits de l'Homme relègue les parias de la terre, de la forme-de-vie bricolée avec des riens par les multitudes d'ailleurs pour réinventer ici la vraie vie. Le poème épique qui en porte haut le témoignage, pour personne comme pour n'importe qui, dépose ses archives grésillantes sur le seuil opalin du futur. Qu'elles témoignent alors des origines constituantes de l'avenir, où l'épopée des sans aura été vécue comme une fugue diagonale, une rhapsodie impersonnelle et dysphonique, fordienne-tarkovskienne.
Comme une sculpture dansante qui fuguerait sur place, dans la figuration persévérante en surface désertique d'un paysage de glace qui ne vous désire pas. L'incarnation pratique de l'en-commun dispose avec l'archipel des parias épiques d'une seule promesse à la fois messianique et océanique. La promesse constituante de conjuguer le repeuplement de l'abîme avec la destitution des États-nations qui s'enfoncent dans les sables d'un naufrage identitaire.
Twin Peaks et The Leftovers : que la vieillesse vienne et qu'elle nous emporte. On n'aura jamais autant aimé être vieux : avoir pris un quart de siècle avec le retour inespéré de Twin Peaks pour découvrir ce que nous étions devenus avec nos années perdues, en attente dans la chambre rouge des nouvelles aventures de notre idiotie sauvée des griffes de la volonté. On n'aura jamais autant désiré vouloir être vieux : voir nos amoureux préférés, Nora Durst et Kevin Garvey, visages plissés et cheveux argentés, se retrouver à l'autre bout du monde après bien des années pour partager ensemble le refus d'une volonté de savoir au principe d'une confiance redonnée, d'une croyance retrouvée.
Vieillesse, de même. Ce que l'on ne peut pas dire il aura donc fallu le taire : l'impératif wittgensteinien aura ainsi exposé la vérité différenciée de Twin Peaks et The Leftovers. Pour l'une la passion des choses tues afin que le mystère continue ; pour l'autre la condition amoureuse d'un silence nécessaire. Pour les vieux fourneaux qu'un jour nous serons, que déjà nous sommes, la morale de 2017-2018-2019-... s'impose ainsi en somme : vieillesse, en avant !