De la marge au cadre (quand Charlot apparut)

"Kid Auto Races at Venice" (1914) de Henry Lehrman

Au sixième mois

 

 

C’était au sixième mois de la grande tournée étasunienne de la « Fred Karno’s Army », troupe britannique de music-hall joyeuse et bordélique montée par l’imprésario Fred Karno et comptant entre autres excentriques un génie de la pantomime d’à peine 25 ans, Charles Spencer Chaplin, ainsi que sa doublure, Arthur Jefferson qui prendra plus tard le nom de scène de Stan Laurel. La New York Motion Picture Company veut alors profiter de l’aubaine en débauchant la vedette anglaise afin de remplacer l’acteur Fred Mace, une valeur sûre de la Keystone Film Company (désireux de prendre sa retraite à l’âge de 35 ans, ce dernier mourut d’apoplexie en 1917 à celui de 38 ans). Cette société de production cinématographique créée en 1912 a été dirigée jusqu’en 1917 par Mack Sennett en impulsant la réalisation intensive de bobines jouées entre autres par Roscoe « Fatty » Arbuckle, Ben Turpin et Mabel Normand (Harry Langdon et Harold Lloyd pour un passage plus court y firent également leurs armes) qui, inspirées par les engagements physiques du vaudeville et plus lointainement par la farcesque Comédie des erreurs (1592-1594) de William Shakespeare, se sont spécialisées avec la fameuse série des Keystone Cops dans la distribution de tartes à la crème au service d’une forme de burlesque brutal appelée « slapstick » (du nom des coups de bâton ou de férule provenant du « battochio » des bateleurs italiens).

 

 

En septembre 1913, Charles Chaplin signe donc son premier contrat de cinéma et débarque à Hollywood en décembre pour y tourner son premier film, mais dut cependant attendre le mois de février de l’année suivante afin d’apprendre à se familiariser avec son nouvel environnement professionnel, Mack Sennett trouvant en effet que l’acteur anglais nouvellement embauché paraissait encore trop jeune à l’écran. Making a Living – Pour gagner sa vie déçoit son interprète qui y joue un reporter nommé Slicker, avec son chapeau haut-de-forme, ses moustaches tombantes ainsi qu’une redingote enserrant son petit corps. Charles Chaplin se rattrape largement à l’occasion des deux films suivants réalisés par Henry Lehrman et tournés à quelques jours d’intervalle seulement, Mabel’s Strange Predicament – L’Étrange aventure de Mabel et Kid’s Auto Race – Charlot est content de lui. Ça y est, le personnage du vagabond est né, le Tramp aux États-Unis étant connu ici sous le nom de Charlot, ce « personnage mythique (…) pour des centaines de millions d’hommes sur la planète [qui est] un héros comme l’étaient pour d’autres civilisations Ulysse ou Roland le Preux » (André Bazin, Charlie Chaplin, éd. du Cerf-coll. « Ramsay poche cinéma », 1972, p. 11).

 

 

Avec le premier film, Charles Chaplin aura en effet conçu au moment de l’habillage sa célèbre allure dont le comique repose sur quelques principes contradictoires (les chaussures trop grandes comme celles d'un clown contrastent en effet avec le pantalon à la fois bouffant et trop court, la veste trop serrée en haut composant avec le chapeau-melon trop petit). Il faut encore pour compléter l’accoutrement distinctif une canne agitée comme une baguette de majorette (déjà expérimentée à l'occasion du film précédent), ainsi qu’une petite moustache décisive comme une tache noire ramassée sous le nez afin de le vieillir un peu et ainsi rassurer Mack Sennett. Mais il se trouve pourtant que le second film, d’une durée plus courte (sept minutes contre douze pour le précédent), va être projeté et distribué le premier, imposant auprès du public une nouvelle vedette dont les succès commerciaux l’autoriseront quelques semaines après, précisément en mai 1914, de tourner au titre d’acteur mais aussi de réalisateur son tout premier film, Caught in the Rain – Un béguin de Charlot. Le succès fut encore au rendez-vous, Charles Chaplin devenant ainsi et malgré quelques déboires professionnels avec Mabel Normand la grande star de la Keystone, au point de vouloir renégocier les termes de son contrat une fois celui-ci arrivé à échéance. Mack Sennett refusa et Charles Chaplin partit alors en décembre 1914 pour l’Essenay Film Manufacturing Company afin d’y tourner son premier film en deux bobines (His New Job – Charlot début en février 1915). Il y demeura jusqu’au printemps 1916 où il rejoignit ensuite la Mutual Film Corporation (sa première réalisation pour ce studio fut The Floorwalker – Charlot chef de rayon en mai 1916) qui lui offrit son propre studio de réalisation ainsi qu’une filiale de distribution (la Lone Star Corporation). En avril 1918, il tourne son premier film pour la First National, le génial Dog’s Life – Une vie de chien jusqu’au dernier, le tout aussi génial The Pilgrim – Le Pèlerin en février 1923, ayant entre-temps fondé avec son demi-frère Sydney Chaplin son propre studio (The Charles Chaplin Productions inauguré après l’échec du Professor par le film Sunnyside – Une idylle au champ en juin 1919 inspiré par Une idylle à la ferme de Max Linder tourné en 1912, influence comique déterminante jusqu'à Pierre Etaix) qu’il associe en 1923 avec la United Artists dont il est en 1919 le cofondateur avec Mary Pickford, Douglas Fairbanks et David W. Griffith.

 

 

Produit par The Charles Chaplin Productions et distribué par la United Artists, A Woman of Paris – L’Opinion publique (1923) constitue le premier film d’un artiste indépendant et, fort de ses nombreux succès, maître de ses moyens au point de se permettre de réaliser un drame romantique offert à Edna Purviance et où il n’apparaît qu’à l’occasion d’un caméo (le public fut si déconcerté qu’il bouda les audaces d’un film qui préfigure pourtant la veine champagnisée d’Ernst Lubitsch au point de pousser son auteur à le retirer rapidement de l’affiche et de n’en autoriser la ressortie qu’en 1976, soit juste un an avant son décès). Le retour en grâce du réalisateur de The Gold Rush – La Ruée vers l’or (1925) rappellera alors à tous qu’il demeure depuis 1915 non seulement l’une des plus grandes stars hollywoodiennes, mais également un phénomène culturel à lui tout seul, d’envergure nationale puis mondiale dès la fin des années 1910.

 

 

Sept minutes de pur génie

 

 

Mais revenons à ce Kid Auto Races at Venice qui, certes, est historiquement important en ceci qu’il passe pour être le premier film où apparaît Charlot, mais dont « la description de ce qui [s’y] passe (…) ne peut éviter d’être entortillée [puisqu’]il s’agit d’un des premiers cas systématiques de mise en abyme » (Jean-Louis Comolli, Cinéma contre spectacle, éd. Verdier, 2009, p. 43). Ce film étonnant d’une demi-bobine d’à peine sept minutes seulement est incontestablement un chef-d’œuvre, à l’intelligence aussi diabolique qu'inusable. Une intelligence dont l’audace appartiendrait autant au génie respectif de son producteur Mack Sennett qui en aura eu l’idée et de son réalisateur Henry Lehrman qui l’aura mise en boîte, qu’au génie actoral et comique de son interprète, Charlie Chaplin ayant improvisé sans scénario préalable pendant 45 minutes durant la deuxième édition de la Pushmobile Parade, une course de voiturettes conduites par des enfants qui eut lieu le 11 janvier 1914 dans la ville de Venice en Californie. Ce que nous voyons semble pourtant si simple, Charlot figurant ce vagabond qui s’ingénie à gêner des opérateurs venus filmer la course en s’interposant dans leur champ de vision, les seconds s’efforçant alors de renvoyer à l’extérieur du cadre l’intrus, l’étranger qui est en effet « ce corps en trop » (Jean-Louis Comolli, opus cité).

 

 

Le premier plan d’une durée de 39 seconde montre en effet Charlot sur le bord gauche du cadre au niveau de la foule tandis que les voiturettes arrivent du fond du champ de la gauche vers la droite du cadre. Le vagabond est d’abord l’objet immédiatement reconnaissable d’une poussée (qui fut la première) exercée par un policier lui indiquant d’aller se faire voir plus loin à droite. Avant d’être ensuite l’objet de critiques d’opérateurs invisibles pour le spectateur demandant à plusieurs reprises au héros de se retirer d’un champ de vision recoupant exactement le champ filmique du film (on comprend alors que le désir narcissique de Charlot est d’être filmé, redoublant de fait celui de son interprète). Le trouble est alors d’une intensité particulière dès lors que l’événement réel en lequel consiste la course de voiturettes devient la matière d’un film de fiction qui s’y expose peut-être avec le masque du reportage, sous la forme féconde et incertaine d’une caméra cachée qui ne le serait pas (puisque la caméra est vue de tous les participants réels mais qui ne la percevraient alors seulement que comme l’outil d’enregistrement de bandes d’actualités).

 

 

Après un carton, le plan qui suit est tout aussi incroyable, démarrant de la 61ème seconde à la 114ème seconde pour accomplir un lent panoramique à 180° reliant de gauche à droite une rangée de spectateurs à l’autre rangée située en face, les rangées bordant des deux côtés la piste du circuit. D’un côté, les spectateurs qui se cachent de la caméra ou bien la regardent de façon insistante témoigneraient alors qu’ils sont l’objet d’un enregistrement à valeur documentaire. De l’autre, l’apparition en leur sein de Charlot réinscrit sans que ces derniers ne s’en rendent compte la fiction comique du gêneur dont les intrusions répétées empêcheraient les opérateurs de travailler convenablement, ainsi obligés de sortir manu militari l’intrus d’un champ de vision n’acceptant que le passage des voiturettes et un public discipliné. Mais un doute insistant contraint cependant à ne pas lever l’hypothèse équivoque d’une fiction au carré, tournée en toute connaissance des spectateurs réels de la course, qui auraient alors toujours su qu’ils étaient filmés non plus dans le cadre d’une bande d’actualités mais bel et bien pour une bande comique produite par la Keystone. La chose est indécidable et, d’une certaine manière, on n’en veut rien savoir dès lors que la fiction investit le documentaire pour en retourner le gant et en révéler ainsi l’envers fictionnel. Le plan suivant, plus court (il dure onze secondes), est le premier à montrer deux opérateurs derrière leur caméra et l’un des deux, exaspéré, vire brutalement Charlot de son axe de vision, ce dernier s’amusant en effet à courir et trébucher dans le sens des voiturettes (au risque totalement assumé pour le corps burlesque de l'accident). Sauf que le héros est non seulement sorti du cadre de la caméra fictionnel mais également de notre propre champ de vision cinématographique.

 

 

Persistent en parallèle des courts-circuits du documentaire par la fiction les courts-circuits d’une fiction en abyme ou au carré, le film regardé par nous se redoublant de celui qui l’est par les spectateurs du Kid’s Auto Race, aussi candides qu’ils feraient peut-être aussi semblant de l’être, ainsi dotés d’un insolite coefficient d’étrangeté et d’ambiguïté. Les deux plans suivants avèrent l’accentuation des audaces esthétiques d’un film qui s’amuse en vertu de leur valeur de champ-contrechamp raccordé à 180° à poser l’homologie structurale entre le point de vue cinématographique et la perspective adoptée par les opérateurs de fiction, entretenant ainsi de creuser depuis la matière d’un événement réel une zone fertile d’indistinction (entre fiction et documentaire) comme de redoublement (du film regardé par nous et du film en train d’être tourné et alors regardé par les spectateurs californiens de la course de voiturettes).

 

 

 

Hors du cadre, toujours dans le champ

(les paradoxes de l'exclusion inclusive)

 

 

 

Dans cette zone où le paria s’y fait zonard, irradient ses regards-caméras, d’une imparable modernité confondante d'actualité (combien d'héritiers involontaires de Charlot faisant aujourd'hui les marioles dans le dos de reporters filmés en duplex sur les lieux mêmes du reportage et s'adressant face à la caméra au présentateur du journal télévisé ?). A raison, Jean-Louis Comolli peut alors faire remarquer la richesse paradoxale du jeu avec le cadre entrepris à ses tout débuts cinématographiques par Charlot, qui ne s’amuse en effet de passer et repasser de la marge au centre et vice-versa que pour donner de la marge au cadre et en amplifier la puissance esthétique : « C’est ainsi, chose extraordinaire, que Charlot ne sort pas du champ même quand il est chassé du cadre. (…) Charlot joue avec le cadre, enchante les marges du cadre, place son corps au centre de tout le visible. D’emblée, le charme du cinéma est deviné. Il ne s’éventera pas. » (ibid., p. 44-45). C'est juste sublime : l'exclus du champ social (des actualités) reste inclus dans le champ (de son propre geste) cinématographique. Pour le dire encore comme Nadia Meflah, la dialectique chaplinienne est celle de la transparence et de l'obstacle.

 

 

La même économie cinématographique continue d’alimenter dans Kid’s Auto Race ses fructueux paradoxes esthétiques, inscrits dans un régime de répétition mécanique qui présentement associe les machines de la course aux caméras elles-mêmes, et dont André Bazin, probablement inspiré par Le Rire (1900) de Henri Bergson et son surgissement lorsque du mécanique est plaqué sur du vivant, disait qu’il caractérisait le « péché capital » de Charlot : « Je crois bien qu’il n’y a pas, dans toute l’œuvre de Chaplin, d’exemple de mécanisation qui ne lui joue pas de mauvais tours. C’est que la mécanisation est en quelque sorte le péché fondamental de Charlot. La tentation permanente. (…) Le péché capital de Charlot, dont il n’hésite pas du reste à nous faire rire à ses dépens, c’est la projection, dans le Temps, d’une façon d’être appropriée à l’instant : c’est la "répétition" » (Charlie Chaplin, op. cit., p. 19-20). La répétition est notamment ce qui autorise Charlot à revenir constamment dans le cadre alors qu’il ne cesse d’en être exclu pour y déployer tout son génie comique, anticipant ici les coups reçus dans une gesticulation marquant l’intériorisation mécanique de la brutalité sociale dont il est la victime, osant ailleurs cette perversion consistant à envoyer dans le champ des opérateurs son chapeau comme si un coup de vent avait soufflé sur la piste. Charlot demeure ainsi continuellement au centre d’un clivage décisif en vertu duquel le héros du film que nous regardons et dont nous désirons qu’il en occupe le centre est la figure indésirable pour les opérateurs fictionnels qui n’ont quant à eux pas d’autre souci que de vouloir le pousser à l’extérieur du cadre. Dès Kid’s Auto Race, Charlot est le paria intrusif qui ne cesse déjà de vouloir aller du bord (ou la marge sociale) vers le centre (ou le milieu social) selon un mouvement profondément contrarié, à la fois centripète (du point de vue de son désir persévérant d’intégration malgré tout) et centrifuge (dans la perspective de la volonté des majoritaires refusant au nom de leur conformisme ainsi mis en péril de céder face au désir du minoritaire). Charlot est déjà cette « synthèse instable » en écho à « l’ensemble de contrastes » imaginé par son créateur désireux de combiner la figure du Gentleman avec celle du Vagabond, en attendant de conjuguer sa vis comica avec une veine plus mélodramatique (cf. Francis Bordat, « Charlot centripète, ou le déplacement inutile » in Revue française d’études américaines, volume 72, numéro 1, p. 49).

 

 

Charlot est déjà ce corps aussi bien désiré ardemment par le spectateur que nous sommes qu’il est indésirable et exécré par ses voisins de fiction. Il est toujours déjà l’excès hétérogène rejeté par la société bourgeoise soucieuse de préserver contre tout risque d’altération et de souillure son identité et son homogénéité (des rumeurs ont longtemps circulé concernant sa judéité à une époque où l’antisémitisme y voyait à l’intersection du social et du biologique une horreur à stigmatiser puis éradiquer, Charlie Chaplin ayant donné en 1915 cette réponse absolument magnifique : « Je n’ai pas cette chance »).

 

 

Et Kid’s Auto Race de n’être enfin si audacieux que pour avoir non seulement expérimenté le génie chaplinienne dans les frottements de la fiction en abyme ou au carré croisés avec les flottements du documentaire et de la fiction. Mais également pour avoir donné à documenter la consécration publique d’une figure éminemment paradoxale dans ses allers et retours incessants de la marge vers le centre et réciproquement. Charlot constamment expulsé pour oser taper l’incruste dans une attitude d’une modernité frappante, tout en attirant toujours plus les regards de spectateurs moins aimantés par une course de voiturettes sans intérêt que par les tiraillements tragi-comiques d’un destin universel.

 

 

dimanche 25 décembre 2016


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