Génies de Pixar

(gentils démons, anges gardiens et bons génies)

Génie de Pixar : on embraye le pas de Hervé Aubron quand on convient avec lui que le studio d'animation créé dans les parages de Lucasfilm en 1979, racheté par Steve Jobs en 1986 puis par The Walt Disney Company en 2006, est le lieu d'expression d'une intelligence collective et d'une sensibilité créatrice ouvrant au cinéma d'animation la possibilité de se réinventer à l'ère du numérique. Sa réinvention consistant à rendre au numérique tout ce qu'il lui offre en matière de potentialités figuratives et plastiques, c'est-à-dire dans l'invention de manières enthousiasmantes de représentation et de narration comme autant de formes d'insufflations (l'animation doit alors toujours se comprendre au sens propre – comme une spiritualisation).

 

 

 

S'il y a des animateurs dont le nom importe en participant à faire l'histoire du studio, à l'instar de John Lasseter et Pete Docter successivement promus chefs de la direction artistique, la réalité n'en demeure pas moins celle-là : le seul auteur à Pixar, c'est Pixar et on tient là son génie, celui d'un collectif de travail œuvrant à singulariser le nom qu'il s'est donné. Pixar est le nom tout trouvé pour signer et désigner l'esprit d'insufflation collectif dont les opérations consistent à faire image (picture) depuis l'éther numérique, cette hyper-matière (pixel).

 

 

 

Génie de Pixar, oui mais en ajoutant immédiatement et désormais ceci : le génie de Pixar est dédié à la célébration des génies, de tous les génies. En effet, le génie se décline au pluriel partout dans les films signés Pixar, monstres fabuleux et humains quelconques, animaux en tout genre et robots rigolos, formes de vie organiques et inorganiques, esprits volatiles ou agencements machiniques. Tous sont des anges gardiens et des démons gentils, de bons génies qui jouent aux intermédiaires entre les images et entre les mondes. Tous sont les passeurs entre le non-vivant et les vivants, malicieux go-between entre la matière et l'esprit (si nous sommes cartésiens), anges facétieux entre l'Être et les étants (si nous sommes heideggeriens).

 

 

 

Là où les génies convergent

 

 

 

Tous sont les accompagnateurs intimes de l'enfance à laquelle s'adresse Pixar universellement et les jouets de Toy Story en demeurent des figurations exemplaires, dieux lares de la société consumériste. Tous allégorisent enfin le génie d'un studio dont les meilleurs films savent pendant 90 minutes et avec une rare lucidité occuper la place laissée vacante depuis la disparition du premier compagnon des profondeurs, le double originaire qu'aura été le jumeau placentaire.

 

 

 

Malgré des scénarisations consensuelles appareillées au marketing des logiques de diffusion et leur segmentation, les vives émotions qu'arrive à susciter Pixar déferlent dans l'écume des grandes scènes, les inoubliables qui sont celles où tous les génies convergent : vérité de l'image qui est la membrane intermédiaire ; vérité de l'ami qui est l'accompagnateur placentaire ; vérité du film qui a organisé à notre adresse la passe de sa propre idée. Alors l'enfance est retrouvée malgré les pillages consuméristes et les ravages du puérilisme dont Walt Disney est le saint patron.

 

 

 

L'enfance restaurée l'est comme le lieu hors lieu, topos outopos où à l'occasion revient faire signe l'ami imaginaire qui rappelle à la dyade mutilée que nous sommes que le tout premier des génies aura été le placenta. Et que nous avons toute une vie pour apprendre à en faire le deuil. Notre mélancolie consiste dans le deuil du génie perdu, la part impersonnelle à laquelle se dédient le et les génies de Pixar.

 

 

 

3-4 janvier 2021

Soul (2020) de Pete Docter

La bonne âme

Avec Soul, la virtuosité a le paradoxe de toucher une limite pour Pixar qui est le plafond de verre de ses grandes ambitions. À force de peaufiner le concept d'un retour sur soi qui ne s'accomplit qu'à raison d'être compris comme une déprise de soi, la perspective devient toujours plus conceptuelle. On devrait s'en réjouir mais l'effort pour que le concept ne soit pas seulement publicitaire produit des résultats inhabituellement laborieux.

 

 

 

Avec l'histoire du professeur de jazz Joe Gardner rêvant tout haut de tutoyer le destin du musicien professionnel auquel son père rêvait déjà, juste avant de tomber dans une bouche d'égout, trépasser et affronter ensuite les épreuves de son retour sur Terre, la narration se fait aussi riche que fastidieuse, se compliquant la tâche à l'extrême. C'est qu'il en faut des efforts pour que l'animisme traditionnel coïncide avec l'idéologie du développement personnel quand l'âme refusant le passage dans l'au-delà et celles qui s'apprêtent à venir au monde plus docilement sont chapeautées par les managers d'un vaste séminaire administré, pauvres démons. La réécriture fantaisiste du mythe d'Er le Pamphylien raconté par Socrate vers la fin de La République de Platon, qui est celui de la transmigration des âmes et leur réincarnation à partir du choix d'un modèle de vie et du démon qui s'y associe, se dissout malheureusement dans l'imagerie d'un Grand Bazar Général qui est la redite mercantiliste des grandes régions psychiques de Inside Out – Vice-versa (2015).

 

 

 

La modernisation du mythe platonicien nourri d'éléments pythagoriciens et orphiques s'épuise encore dans d'incessants allers-retours entre le monde ici-bas et l'autre au-delà, démontrant à quel point peut être fastidieuse la mécanique du rebondissement, aussi savamment huilée soit-elle. Même si une inversion hasardeuse et comique des âmes et des corps, entre Joe qui s'incarne dans un chat et l'âme 22 dont il s'occupe et qui s'incarne dans le corps du musicien, fait un bel écho avec Ulysse, le chat sur l'épaule droite d'un autre musicien désœuvré parce que mutilé de l'ami qui n'est plus là, le chanteur folk de Inside Llewyn Davis (2013) des frères Coen. C'est alors que l'on pourra commencer à mieux apprécier d'un point de vue philosophique la question décisive du démon, autrement dit l'ange gardien qui veille aux destinées de notre âme en assumant la part secrète et impersonnelle de nos caractères.

 

 

 

Soul soûle beaucoup. Surtout quand ses petites notations intéressées (le professeur enfin titularisé après avoir été longtemps abonné à la précarité, les bibliothèques victimes de coupes budgétaires, le trader découvrant que son emploi trahit son caractère) sont aussitôt contredites par la stratégie commerciale de Walt Disney. La compagnie sait en effet s'adresser à la frange la plus libérale de son public en flattant aisément ses dispositions à la tolérance. Comme elle sait répondre aux critiques soulignant le conservatisme de ses représentations en abattant la carte de la segmentation ethnique du marché mondial des produits audiovisuels, qui est par ailleurs une vieille histoire hollywoodienne. Une autre vieille histoire concerne également la pirouette finale d'une seconde chance offerte à Joe Gardner afin de retenir le traumatisme de la mort en la cantonnant hors-champ, qui reste homogène aux États-Unis avec le discours proto-évangéliste du « born again ».

 

 

 

S'il soûle beaucoup, c'est que Soul court trop de lièvres à la fois, jusqu'à la dispersion, film cultivé pour adultes et film pédagogique pour enfants, film pour la minorité africaine-américaine et film pour la famille patriarcale mondiale, conte philosophique et divertissement pour petits et grands, film pour spectateurs de gauche et produit usiné pour cartonner et satisfaire les actionnaires. Il y a d'autres manières de jouer aux bonnes âmes quand même. Là où le film de Pete Docter arrive à toucher au nerf sensible du génie et sa question, c'est quand il réussit à renverser les perspectives, un art de l'acrobatie narrative que Pixar maîtrise à merveille. Quand Joe accompagne l'âme rebelle nommée 22 sur la voie de son incarnation longtemps différée et désormais désirée, le musicien frustré coincé dans un corps de professeur renoue avec sa vocation profonde de passeur, de médiateur, d'éducateur. Hypothèse : Joe cède la place à la petite âme qui, s'envolant pour la Chine, aura peut-être le corps de l'adolescente d'origine asiatique qui est la meilleure élève de sa classe. Le renversement de perspective ouvre également sur un autre effet de parallaxe quand 22, rétive encore à prendre corps, apparaît comme le génie impersonnel de tous les génies qui se sont succédé pour lui trouver la bonne incarnation terrestre, Mohamed Ali et Johnny Cash, Abraham Lincoln et George Orwell, Albert Einstein et Nelson Mandela, Copernic et Carl Jung, Confucius et Marvin Gaye, Jane Austen et Marie Curie, Thomas Edison et Stephen Hawking, Gandhi et Joe Ranft, collaborateur de John Lasseter décédé d'un accident de voiture en 2005.

 

 

 

Soul alors émeut quand, après bien des atermoiements et autant d'effets de manche, son génie consent à la simplicité de rappeler à ses spectateurs combien ils ont de l'esprit et du caractère, en les accompagnant le temps nécessaire dans un voyage dans l'autre monde précédant leur retour sur Terre. Le temps qui vient après celui du film est pour le spectateur le temps de sa réincarnation parmi les vivants, conscient alors que sa mélancolie s'abreuve à la perte de son génie, réjoui cependant de l'avoir retrouvé pendant quelques moments.

WALL-E (2008) d'Andrew Stanton

Au rebut du monde

La Terre est devenue invivable, engorgée des déchets d'un consumérisme effréné, asphyxiée par le mal propre de la propriété lucrative. Saturée, la Terre est devenue un inhabitable désert. L'immonde gaspillage réalisé par l'hégémonie du capital global a poussé le genre humain à l'exode interstellaire préféré à la responsabilité écologique, délaissant une décharge planétaire dont s'occupe le dernier robot compacteur de déchets.

 

 

 

Le dernier des WALL-E, tout à son programme quotidien de compactage des déchets en cubes rangés les uns à côté des autres pour former barres et tours géantes, ne sait pas ce que nous comprenons de lui. L'idiot robotisé ignore en effet qu'il est devenu à son corps défendant plus qu'un agent de surface ambulant, mais bel et bien le gardien en roulettes motorisées des vestiges de notre humanité. WALL-E est le veilleur cybernétique de nos restes.

 

 

 

L'ange nécessaire de nos rebuts prend soin de ne pas s'oublier en se rangeant parmi eux quand sa journée est terminée, grande émotion. Une autre émotion, aussi vive, concerne le fait que le robot veille à entretenir la lumière fossile qu'émet encore, à la surface de l'écran d'un moniteur de fortune, l'image tremblante d'une vieille comédie musicale, Hello Dolly ! (1969) de Gene Kelly. Le robot est un travailleur esclave dans le monde de la science-fiction (c'est le sens premier du mot polonais robotnik), mais l'idiot programmé est également un démon ambivalent comme le daïmôn cher à Socrate. Il l'est non seulement parce qu'il s'occupe sans rechigner du traitement interminable de nos poubelles, mais aussi parce qu'il est le gardien de notre passé perçu avec le présent comme l'antiquité de demain qui a déjà commencé. De nouvelles pyramides égyptiennes attendent l'humanité qui disparaîtra sous le poids de ce qu'elle aura consommé jusqu'au ciel.

 

 

 

Après Artificial Intelligence : A.I. (2001) de Steven Spielberg, WALL-E voit aussi que notre actualité catastrophée a de l'avenir pour autant que nos machines ont encore la mémoire de se souvenir de nous qui ne voyons pas ce qui nous arrive. Ce jour qui vient, imminent, où les chansons « Put On Your Sunday Clothes » et « It Only Takes a Moment » témoigneront comme des anges d'un monde qui était encore vivable parce qu'il est encore désirable. Un autre monde possible dont les ailes s'agitent parfois dans le dos du monde d'aujourd'hui.

Up – Là-haut (2009) de Pete Docter et Bob Peterson

Deuil interminable et amour impérissable, les deux ailes de l'allègement

« Tu ne parles pas beaucoup, tu me plais toi » : voilà comment Ellie interpelle Carl. Voilà comment se scelle la rencontre de deux enfants qui grandiront, ensemble, et qui vieilliront, ensemble. Leur amour est un consentement au silence sur ce qui ne peut se dire, un silence auquel rend grâce la première séquence muette du dixième long-métrage produit par Pixar, qui est la plus belle ouverture jamais imaginée par le studio d'animation. Ellie et Carl ont toute la vie pour rêver d'exploration dans les Chutes du Paradis, terre d'aventures mythiques. Elle et lui ont tout le temps en effet, économisant chaque jour une pièce après l'autre pour le grand voyage tant attendu en les versant dans le bocal qui lui est destiné, mais qui est régulièrement retourné quand une avanie grippe l'existence d'un couple rattrapé par les exigences matérielles du quotidien.

 

 

 

Et puis le temps passe, les cheveux blanchissent et l'enfant, autre rêve de toute une vie, ne viendra pas, jamais. C'est une blessure fatale pour Ellie, Carl le sait, il en est le témoin impuissant et moins résigné que consentant. Et le jour où Ellie ne réussit pas à le rejoindre au sommet de leur colline préférée est celui où Carl aura compris que la mort de l'aimée ne se négociera pas.

 

 

 

Up – Là-haut demande comment vivre après la mort de l'aimée et le deuil de son indicible génie. La réponse trouvée consiste déjà dans le bonheur antigravitationnel d'une maison soulevée dans les airs par la grâce enfantine de ballons aux couleurs de l'arc-en-ciel. La demeure s'envolant décolle en passant d'un quartier soumis aux tristes prédations de la promotion immobilière. La réponse consiste encore dans la présence inopinée du scout rondouillard prénommé Russell. L'assistant improvisé de Carl Fredericksen qui l'accompagne dans son voyage aux Chutes du Paradis se double de l'ange gardien et c'est ainsi qu'il rappelle irrésistiblement, remise de médaille oblige, l'ange Clarence de It's A Wonderful Life – La Vie est belle (1946) de Frank Capra.

 

 

 

La réponse de la vie endeuillée de l'absence de l'autre vie avec laquelle elle composait une dyade d'amour et de bonheur se trouve enfin dans l'exil solitaire du vieil homme dans ce paradis chassé des aventuriers célèbres qui ne sont que des faussaires, des colporteurs de mauvaises légendes. Ce paradis où, dans la dernière image, sublime, coïncident la vie des derniers jours et la mort depuis longtemps consommée.

 

 

 

Oser placer ainsi un film d'animation pour enfants sous la double condition du deuil interminable de l'autre et de l'impérissable amour qui sont comme les deux ailes de l'ange, l'une mélancolique et l'autre poétique, c'est donner à l'enfance les ressources imaginaires pour lui permettre de faire que demain soit toujours un jour dédié à l'amour. L'enfance comme allègement pour le vieil homme qui sait la mort imminente et qui attend le jour prochain, aussi nouveau qu'est pour Dante la vita nuova dans le souvenir de l'immortelle Béatrice.

Toy Story 3 (2010) de Lee Unkrich

Le don d'un rituel de séparation

Les jouets de l'enfance, Woody le cow-boy et son cheval Pile-Poil, Jessie la cow-girl et Buzz l'éclair l'astronaute ailé, et puis aussi Monsieur et Madame Patate, la triade extraterrestre de petits bonshommes verts, le dinosaure en plastique et Zig-Zag le chien à ressort, même les poupées Ken et Barbie : tous ont réussi à réchapper au destin renseigné par WALL-E, celui de la mise au rebut comme horizon terminal, une authentique hantise pour Pixar. Les jouets survivent de deux façons au contexte consumériste de leur production en série, de leur consommation lucrative et de leur ultime destination dans les fours crématoires de la déchetterie. D'une part en devenant les joujoux cabossés des enfants qui sont les ingénieurs de leurs imaginaires. D'autre part en figurant les nouveaux dieux lares d'une domesticité réenchantée par la grâce de leurs automatismes inconscients. Si les joujoux ne sont jamais à leur place, c'est qu'ils sont des démons qui ne tiennent pas en place, les démons surgis de l'inconscient des enfants qui leur joue des tours.

 

 

 

Quand, soudain, l'émotion serre la gorge en frôlant l'asphyxie : Andy a grandi, il est temps pour lui de se séparer de ses jouets en les confiant à la petite Bonnie. Le temps qui vient est celui des adieux.

 

 

 

Si l'émotion est présente, si elle arrive en bouleversant notre confort, inattendue et intempestive, c'est en montrant au spectateur que son enfance a été mutilée en ayant manqué de fabriquer les rites de passage et de séparation avec les petits esprits qui l'ont animée et dynamisée. Un rituel d'adieu aux jouets est la scène constituante qu'improvise en toute simplicité un enfant qui n'en est plus un à une enfant plus jeune que lui. Et les jouets le méritent absolument, eux qui ont accepté de devenir comme joujoux les figures tout en plasticité d'une dialectisation de la matière par les jeux manuels de l'imagination et de la projection, qui produisent les formes circonstanciées d'un effort de spiritualisation continué.

 

 

 

Le rite d'institution est si constituant qu'il soustrait pour une dernière fois les jouets de leur origine marchande afin d'en faire les termes différentiels d'une économie de l'échange symbolique, ludique autant que mythique. Une économie du don et du contre-don que les adultes qui ne cèdent pas sur leur enfance doivent aux enfants qui viennent après eux pour continuer l'histoire sans fin de l'enfance, malgré les pièges aliénants du consumérisme et le coût obscène d'un film avoisinant les 200 millions de dollars.

 

 

 

Ce qu'Andy ne sait peut-être pas, c'est que les jouets font aussi leurs adieux à l'enfant qui aura pris soin d'eux, même en les malmenant (Toy Story 4 de Josh Cooley y insistera). On connaît des spectateurs qui pleurent en découvrant n'avoir jamais eu l'esprit de dire adieux aux joujoux de leur enfance et ce sont les mêmes qui s'émeuvent de comprendre que la réciproque aura peut-être été vraie.

Inside Out – Vice-versa (2015) de Pete Docter

L'ange déchu de notre enfance et son sacrifice

On ne s'y attendait vraiment pas mais Inside Out est un essai de spinozisme repeint aux couleurs acidulées signant le spectre de Pixar. Consacré au jeu allégorique des affects dont les rivalités passionnelles font un boucan d'enfer dans la tête d'une jeune adolescente prénommée Riley, le film de Pete Docter retraduit sur le plan affectif la fin de la domination de Joie et son obligation à devoir composer avec Tristesse, son double. La nouvelle composition affective se met difficilement en place au moment où, pour des raisons professionnelles, les parents de Riley décident de déménager en laissant derrière eux le petit coin de paradis du Minnesota dans le Midwest pour venir habiter à San Francisco sur la côte ouest.

 

 

 

D'un côté, on pourrait légitimement grincer des dents devant une représentation certes richement composée de la psyché, avec sa géographie, ses régions éloignées et ses îles indiquant les principaux traits de la personnalité, mais également subordonnée à la tour de contrôle du cerveau, au risque de réduire le jeu des corps et des passions à un pur et simple rapport cognitiviste. De l'autre, la fin consentie de l'hégémonie de Joie comprenant que Riley ne peut devenir une adulte qu'en acceptant de partager le pouvoir affectif avec Tristesse, sinon ce sont Colère, Dégoût et Peur qui risqueraient de l'emporter, est un vif démenti à la pensée positive. L'impérialisme des bons sentiments cède ainsi devant la reconnaissance de la tristesse comme affect majeur qui, s'il diminue les puissances, suscite aussi chez l'autre les empathies qui les relancent.

 

 

 

On ne devient adulte qu'en s'ouvrant à la nouvelle composition affective résultant de l'alliance entre Joie et Tristesse, dyade aussi nécessaire que l'ange pour l'imagination dans la poésie de Wallace Stevens. On le devient en comprenant dans la foulée que nos parents, à l'instar de la maman de Riley dont on découvre par un tour de passe-passe parallactique sa complexion affective propre, sont des personnes dont la joie manifeste peut cacher en réalité une dominante dévolue à la tristesse.

 

 

 

On ne devient adulte, enfin, qu'en saisissant comment, dans le tapis de cendre des souvenirs oubliés, remue l'être imaginaire qui aura été au principe de tant de joies. Lui dont le sacrifice autorise Joie à sortir des Oubliettes du temps perdu et s'inventer en compagnie de Tristesse une nouvelle place dans le centre logistique de la psyché de Riley. Bing-Bong, éléphant rose et créature chimérique, est l'ami imaginaire à l'instar de celui que chacun d'entre nous probablement nous avons eu. Il est le représentant du temps de l'enfance du tout premier compagnon des profondeurs, l'accompagnateur que nous avons laissé derrière nous comme le fœtus à la naissance est séparé de son double placentaire suite à la rupture du cordon ombilical. Au passeur on oublie toujours de passer le plat ; sur lui on ne se retourne pas. Se souvenir du médiateur en ayant une pensée pour lui, l'ange gardien devenu ange déchu d'un temps révolu, c'est comprendre qu'un sursaut de joie peut encore nous saisir et nous soulever depuis les affections oubliées d'une enfance insoupçonnée.

 

 

 

Comme avec les jouets de Toy Story, Inside Out – Vice-versa organise en différé le rituel des adieux à l'ami imaginaire que nous avions oublié mais qui, lui, se souvient encore très bien de nous. L'ange étrange veillant sur nous à chaque fois qu'il le faudra, à chaque passage à vide dont il nous sortira par des sacrifices imperceptibles et des joies intempestives et sans mémoire, pour le coup vraiment inoubliables.

Coco (2017) de Lee Unkrich et Adrian Molina

La ritournelle du temps retrouvé

La musique a beau être interdite depuis quatre générations dans la famille du jeune Miguel Rivera, le désir du garçon de jouer de la guitare est plus fort. C'est ce désir qui l'entraîne dans un mausolée dédié à son idole, le chanteur mythique Ernesto de la Cruz dont il croit à tort qu'il est son arrière-arrière-grand-père. Et c'est en jouant de sa guitare qu'il commet la transgression qui le projette dans le Pays des Morts. Il lui faut faire vite alors s'il veut avant l'aube revenir dans le monde des vivants et ainsi ne pas errer comme une ombre au milieu d'eux. Il n'y arrivera le temps d'une folle nuit qu'en recomposant le roman familial des Rivera et la recomposition exige le rétablissement généalogique de la vérité concernant son aïeul, Héctor dépossédé de sa vie par Ernesto, autre figure de faussaire après celle de l'aventurier de Up – Là-haut.

 

 

 

Pour cela, l'aide du chien Dante qui est la seule créature vivante à voir Miguel et le suivre dans ses aventures n'est pas de trop, autre manifestation de l'ange gardien et du démon accompagnateur entre les mondes. Déjà, le xoloitzcuintle ou xolo ou cholo est un chien associé au dieu aztèque Xolotl, le dieu des doubles qui accompagne l'âme des défunts dans l'autre monde, le Mictlan. Le cholo en question est un cabot métis et vagabond (d'après le sens populaire d'un terme issu du quechua) qui porte le nom de l'auteur de La Divine Comédie et en plus il finit par se transformer en alebrije, créature fantastique surgie de l'imagination du sculpteur Pedro Linares dans les années 1930 qui a intégré depuis le folklore populaire mexicain.

 

 

 

Mais il y a dans Coco un autre passeur entre les mondes, il y a un autre médiateur que l'on reconnaît dans la figure même de Miguel. D'abord quand le garçon rétablit sur la photographie familiale le visage de l'ancêtre qui manquait et dont la place avait été à force de mensonges biffée, raturée. Ensuite quand il retrouve la ritournelle cachée dans le cœur de sa grand-mère bercée durant son enfance par les chansons de son père, Héctor, que son mauvais double Ernesto de la Cruz lui aura donc volés. « Ne m'oublie pas » est le chant de vie qui rétablit la vérité généalogique en réconciliant les générations, oui. Mais cela ne suffit pas. La vérité est que c'est bien plus que cela. La chanson que Miguel joue à sa grand-mère déchire le cœur du spectateur en délivrant la ritournelle secrète d'une enfance qui a été une crypte de vérité pour son père et la délivrance est celle d'un nom : Coco n'est pas le surnom de Miguel mais le prénom de sa grand-mère.

 

 

 

Une femme âgée retrouve son enfance enroulée autour d'une chanson paternelle ; son petit-fils aura été l'intermédiaire lui restituant la ritournelle du temps logée à l'intérieur de son corps rabougri par le laminoir des ans ; elle s'appelait Coco et, le temps perdu ayant été retrouvé, Coco peut mourir désormais. L'ellipse séparant la chanson de l'épilogue de Coco est peut-être la plus émouvante de tous les films signés du génie de Pixar. Elle l'est en ouvrant la fête rituelle des morts du 2 novembre sur le jour d'après. Le temps qui commence est désormais celui d'une vieillesse qui a la garde secrète d'une enfance dont le trésor serait perdu s'il n'y avait pas un enfant et son désir ardent de s'y reconnaître.


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