"Pierrot le fou" (1965) de Jean-Luc Godard

Le musée imaginaire 24 fois par seconde (avant la fin du monde)

« L'imagination est une faculté quasi divine qui perçoit tout d'abord, en dehors des méthodes philosophiques, les rapports intimes et secrets des choses, les correspondances et les analogies. » (Charles Baudelaire, « Notes nouvelles sur Edgar Poe » [1857] in Œuvres complètes, II, éd. Gallimard, 1976, p. 329)

 

 

« Faire de l'immense appareillage technique de notre époque l'objet de l'innervation humaine, telle est la tâche historique au service de laquelle le cinéma trouve son sens véritable. » (Walter Benjamin, « L'œuvre d'art à l'ère de sa reproductibilité technique (première version) » [1935] in Œuvres III, éd. Gallimard-coll. « folio essais », 2000, p. 81)

Le soir tombe, soleil couchant

(description)

 

 

 

Le générique de Pierrot le fou. Au son, la frappe répétitive des accords de violons d'Antoine Duhamel marque les vagues d'une sérialité nécessaire, concluant sur l'accord plus grave d'une vague plus profonde. Mélancolie de l'amor fati. A l'image, lettres rouges (les noms de l'acteur, de l'actrice et du réalisateur) et bleues (le titre du film) sur fond noir, elles apparaissent et font constellation (d'abord des A comme des éclats de rire, des bouches en feu), puis disparaissent dans la nuit. Reste une dernière lettre, le cercle d'un O bleu – une étoile. O c’est l'ultime voyelle du poème ésotérique d'un poète alchimiste poussant l'érotomanie jusqu'à la synesthésie. O est l'eau et l'œil par le prisme cryptique duquel définitivement perce, du jaune cuivre au bleu du ciel, l'ultra-violet de l'esprit rêvant que la vraie vie est ailleurs et que l'amour est à réinventer. O solaire O lunaire O stellaire : « O, suprême Clairon plein des strideurs étranges, / Silences traversés des Mondes et des Anges : / — O l’Oméga, rayon violet de Ses Yeux ! ».

 

 

Format large anamorphosé du Techniscope et couleurs vives de l'Eastmancolor. Deux femmes jouent au tennis sur un terrain grillagé, sport bourgeois et journée ensoleillée. La balle est un autre O qui passe et repasse au-dessus du filet, une fois en champ et l'autre en contrechamp. Un peu d'air coquin soulève la blanche corolle des jupes plissées. On appelle communément ces passes des échanges. Et les échangeuses de se voir ainsi possiblement rapprochées en sororité des prostituées de Vivre sa vie (1962) et de Deux ou trois choses que je sais d'elle (1967). On change d'image mais les images ne s'échangent pas, elles font alliance ou sécession, se disputent ou font conversation, entre diction et contradiction, elles sont mobiles et circulent, elles migrent et survivent dans la transversale du commerce qui voudrait les prostituer.

 

 

L'entrée d'une librairie parisienne au nom dystopique, Le Meilleur des mondes (insistance godardienne sous-estimée de la science-fiction et de l’anticipation – il y a quelques mois à peine Jean-Luc Godard avait réalisé Alphaville et, en 1962 déjà, le sketch Le Nouveau monde du film collectif Rogopag et puis plus tard encore l’autre sketch Anticipation, ou l’Amour en l’an 2000 pour le film collectif Le Plus vieux métier du monde en 1967). Un client les bras chargés de livres en sort, c'est Jean-Paul Belmondo, on reconnaît dans la pile un album des Pieds nickelés de Louis Forton, des héros qui reviennent d'une enfance si lointaine que les enfants d'aujourd'hui ne la connaîtraient pas, ne la reconnaîtraient plus. Évoquant un praxinoscope, un présentoir carrousel retient son attention, dédié aux ouvrages appartenant à la collection « Idées » des éditions Gallimard, la collection de poche consacrée à tous les domaines du savoir dirigée de François Erval lancée en 1962 et achevée en 1985. De quoi ruminer à portée de main et de porte-monnaie et y piocher peut-être des idées. L'acheteur rentre alors (on devine à nouveau) dans la librairie pour y faire l'acquisition d'un autre bouquin qui risque peut-être de rester coincé dans la pile. Ou bien, pourquoi pas, il s’agirait de celui qu'il lit off, alors que le soir comme une paupière est tombé sur Paris, lu d'une belle voix mélancolique et incorporelle qui survivrait toujours déjà à la mort de son porteur.

 

 

La vue Lumière d'une tombée du soir, les ponts, la Seine, Paris entre chien et loup. Tout au fond de l'image bleu profond (bleu outremer, bleu Klein ou Nicolas de Staël), le foyer d'un ultime rougeoiement avant le crépuscule. O l’oméga, lumière noire, ultraviolet.

 

 

Un homme dans sa salle de bain, c'est l'amateur de livres, Ferdinand Griffon joué par Jean-Paul Belmondo. Allongé dans la baignoire blanche où il fume et prend son bain, il lit comme Brigitte Bardot dans Le Mépris (1963) lisait de la même façon un petit livre écrit par Luc Moullet au sujet de Fritz Lang. Il s'agit ici des fragments d'un passage de L'Histoire de l'art (1919-1921) d'Élie Faure portant sur Diego Velázquez, dont les volumes venaient tout juste d’être publiés en format poche (L’art moderne I, Le Livre de Poche, 1964, pp. 167, 168, 170, 171 et 173). Diego Velázquez est d’ailleurs une passion de jeunesse pour l’historien puisque le peintre est le sujet du premier ouvrage qu’il a écrit et publié en 1903.

 

 

Fragments lus tandis que la musique d’Antoine Duhamel comme des respirations profondes est coupée cut. Cesser de peindre des réalités définies et préférer tourner autour afin de capter l'air qu'il y a entre elles, saisir les crépitements de feu des couleurs d'une symphonie matérielle consacrant leurs échanges mystérieux entre parfums et poussières, peindre le crépuscule dans un monde où les rois sont des monstres, communier avec les soirées pour rendre grâce au silence inaudible le jour où l'air brûle et le soleil écrase tout. Voilà ce que lit Ferdinand, off puis in, pour lui-même, pour nous, mais aussi pour cette petite fille renoirienne (père) qui s'assoit à côté de son papa afin de profiter de cette drôle de lecture au bain. Jusqu'à ce que la mère arrive et récupère une bouteille d'eau de Cologne en mettant fin abruptement à la séance.

 

 

« Tu es fou de lire des choses comme ça » lui dit-elle avec un fort accent italien comme si c'était de la pornographie. Le temps est venu pour tout le monde d'aller se coucher, « au pieu les p'tits vieux ! » lance à sa fille son papa lecteur autant que farceur. La tristesse s’empare alors de nous, irrésistiblement. En trois minutes à peine, on l’a senti – on brûle moins, on a vieilli.

 

 

 

De l'or au crépuscule

(réflexion sur la citation)

 

 

 

Avec Pierrot le fou écrit et ruminé pendant dix-huit mois avec l’ami Rémo Forlani à partir d’un roman noir de gare de Lionel White, avant de tout reprendre en improvisant au tournage étalé de mai à juillet, Jean-Luc Godard filme et monte comme il pense. Sa pensée va vite, toujours plus vite, toujours plus witz. De toute façon, il n'y a pas de temps à perdre dont l’or file entre les doigts comme le soleil au couchant, Arthur Rimbaud implicitement et Diego Velázquez explicitement, le sport bourgeois des échanges tennistiques et l'alchimie ésotérique des affinités entre les choses, la pornographie marchande et l'érotisme en contrebande, la littérature avec son commerce et la peinture avec ses représentations comme des hallucinations, la vie quotidienne et sa poétique matérialiste, le crépuscule de l'époque et l'enfance de l'art, l’air entre les cuisses et les ultimes feux du jour.

 

 

Le cinéaste tourne-monte-pense vite, le montage bat à la vitesse de sa pensée qui bataille dès le tournage contre la mélasse agglomérante de la durée et la glu persistante des clichés. La pensée opère en effet dans les courts-circuits d'un montage à la fois dynamique et problématique. Plus qu'un collage cher à Louis Aragon, le montage dynamise la constellation des hétérogènes en reliant astra (les astres de la pensée qui soulèvent d'enthousiasme) et monstra (les désastres qui médusent et sidèrent). D'ailleurs, le nom de Griffon renvoie aussi au monstre impur et métis comme une chimère, croisant l'aigle au lion. Monter c'est dérégler les sens pour en intensifier la portée. Monter c'est tout à la fois voir Velázquez dans une vue Lumière et reconnaît une hallucination d’Arthur Rimbaud dans une description d’Élie Faure, penser au Meilleur des mondes en reliant un souvenir de lecture à la France gaulliste et la guerre au Vietnam, entendre la mort de l'enfance (de l'art) dans le rappel à l'ordre conjugal et familial, sentir le subtil parfum du soir malgré l'eau de Cologne bon marché. Le cinéaste qui tourne et monte et pense vite est un voyant qui hallucine et fait halluciner. Il voit par éclair (vite, le witz) et pense plus d'une chose à la fois, le désordre et le disparate, réalités viscérales (les cadavres de l'OAS) et sidérales (les phares comme des étoiles), la fantaisie littéraire de Pierrot mon ami (1942) de Raymond Queneau et la fiction tramant la confession amoureuse de Roberto Rossellini le cubisme de Picasso et la 3D d'un Crime était presque parfait (1952) d'Alfred Hitchcock, Raymond Devos et la princesse libanaise en exil Aïcha Abadie. Toujours curieux comme un enfant de voir le rapport surgir du non rapport en tirant des fragments du réel les lignes de force du poème moderne, qui n'en reste pas moins dionysiaque. Sa pensée qui s’ajointe dans l’étoilement des correspondances est une synesthésie en forme de feu d’artifice. Que l'on pense en particulier aux grandes séquences de voiture nocturne tournées en studio où les projecteurs stroboscopiques jettent des étoiles de toutes les couleurs qui s'écrasent et coulent comme des œufs sur le pare-brise. C’est une alchimie qui convertit la négation de l'art en affirmation de l'art en franchissant la frontière entre l'art et la vie comme on y mettrait le feu. Comme une balle passe au-dessus du filet ou une autre chauffe, posé sur la tempe du tireur, le canon d’un revolver.

 

 

Pierrot le fou n'est pas un film bourré de citations pour combler les trous d'un scénario improvisé, elliptique et mal barré, il fait de la citation un nouveau régime esthétique, celui d'une citationnalité généralisée qui excède autant l'économie symbolique de la culture légitime que l'autorité policière des auteurs. Montrer, autrement dit tourner et monter c'est citer. Dire voir lire regarder évoquer décrire raconter c'est toujours déjà citer. On cite ici comme on respire, ce sont des respirations essentielles dont les scansions battent et rebattent les cartes romantiques du jeu entre raison sensible et raison intelligible. Le Musée imaginaire (1947) d’André Malraux n’est pas ou plus le titre de l’un de ses plus fameux ouvrages consacrés à l’art, c’est le nom d’une nouvelle configuration plus anthropologique que muséale en vertu de laquelle la citation est cette technique faisant de l’art une forme de poétisation de toutes les choses profanes qui s’opposent à l’art. Non plus la vérité comme au temps du Petit soldat (1960) mais le musée imaginaire 24 fois par seconde de cinéma. Et le cinéma soutient spécifiquement l’époque industrielle caractérisant ce nouveau régime de citationnalité. Il n'y a pas le monde profane du quotidien d'un côté et le monde sacré de l’art de l'autre mais les deux se recomposant incessamment selon une ligne de fracture schizo qui outrepasse les bornes de la culture et le cinéma en est garant. Se vérifierait l'empirisme transcendantal du cinéma, la « cinématographie générale » selon Jean-Louis Comolli ou le « ciné-monde » dixit Jean-Luc Nancy, soit le cinéma comme condition de penser avec la novation de l’époque la nouveauté recommencée du monde (Federico Fellini l'a compris autrement avec Huit et demi en 1963).

 

 

Citer c'est ici respirer, blaguer et danser, c'est vivre et sentir qu'il y a entre les sphères supposément hermétiques de l'art et de la vie des passerelles souterraines, des liaisons mystérieuses, des rapports secrets, des échanges balistiques, des correspondances poétiques, des transsubstantiations alchimiques, des mouvements tectoniques, des surrections volcaniques. Exemplairement, Jean-Paul Belmondo n’est plus l’acteur de la jeunesse de À bout de souffle ou le copain de la Nouvelle Vague aux côtés de Jean-Claude Brialy dans Une femme est une femme (1961), il est une citation de lui-même, un morceau vivant de culture comme l’est Brigitte Bardot ou Fritz Lang dans Le Mépris. Autant d'intensités tragiques et ludiques qui ne disent pas séparément liberté, égalité, fraternité comme il y a des drapeaux bleu blanc rouge, mais qui à chaque fois les réalisent dialectiquement plutôt qu'elles les scénarisent narrativement. Liberté de citer selon les élans de son désir ; égalité des citations en assumant le négatif de leurs contradictions ; fraternité hospitalière des métaphores qui les apparient dans des séries potentiellement infinies.

 

 

Si le processus a toujours déjà été amorcé avec À bout de souffle (1959), il atteint désormais une nouvelle vitesse critique, électrique, photonique, demain électronique, après-demain numérique, qui permet à un cinéaste alors âgé seulement de 35 ans de se reconnaître dans le portrait d'un peintre du 17ème siècle vivant les dix dernières années de son art tel que le décrit un historien de l’art au lendemain de la Première guerre mondiale. Et la reconnaissance donne à voir l'âge d'or des siècles éloignés sombrer dans une même parade crépusculaire où le spectacle du pouvoir s’apparente à celui, métaphoriquement, d'une tératologie comme un bateau ivre rimbaldien. « Un roi dégénéré, des infants malades, des idiots, des nains, des infirmes, quelques pitres monstrueux vêtus en princes qui avaient pour fonction de rire d'eux-mêmes et d'en faire rire des êtres hors la loi vivante, étreints par l'étiquette, le complot, le mensonge, liés par la confession et le remords. ».

 

 

Sorti le 5 novembre 1965 et fort de ses 300.000 entrées (l'un des très rares succès commerciaux du cinéaste), Pierrot le fou a été cependant interdit aux moins de 18 ans. Ce n'est ni le premier ni le dernier film de Jean-Luc Godard à l'avoir été (Le Petit soldat a été censuré en 1960 et n’est sorti que trois ans après), mais celui-là a été interdit à la jeunesse d'alors pour « anarchisme intellectuel et moral ». Week-end en recommencera la fête mais en la radicalisant, avec un mélange carnavalesque et prophétique de paganisme et de férocité redoublée préparatoire au grand incendie de Mai 68. Il paraît si l'on suit Jean Tulard que l'expression de pieds nickelés viendrait d'une pièce de Tristan Bernard, adressée à ceux qui n'aiment pas le travail, porteurs de pieds précieusement chaussés (le nickel) ou rachitiques (niclés). Les images godardiennes seraient autrement nickelées quand, pour citer Jun Fujita et son Ciné-capital et sa lecture marxiste de Gilles Deleuze, elles cessent de travailler. Précisément quand elles cessent d'être exploitées par les chaînes industrielles du scénario pour travailler librement et anarchiquement, en faisant tantôt alliance et constellation, tantôt pacte et sécession.

 

 

Depuis 1965, on peut dire qu’il y a un effet-Pierrot le fou comme il y a eu un an après un effet-album à la banane du Velvet Undergound et il s’est notamment exercé sur des réalisateurs aussi différents que Philippe Garrel et Chantal Akerman, Jean-Claude Brisseau et Leos Carax en passant par Quentin Tarantino et Takeshi Kitano. L’effet ne tient qu’à cette promesse et sa vérification : le cinéma est là, à portée de mains, dans un soulèvement de poitrine et un battement de paupières. Le flash d’une comète.

 

 

 

De la nuit à l'aurore

(annonciation)

 

 

 

Pierrot le fou est un film que l'on revoit et que l’on retient encore aujourd'hui comme une œuvre solaire et méditerranéenne, une école buissonnière et anarchiste, une pédagogie de plein air dionysiaque et impressionniste qui a bouleversé Louis Aragon. La nuit demeure pourtant son plus grand secret. Une nuit divisée comme un court de tennis, une nuit à la fois crainte (puisqu'elle tourne le dos à la lumière du jour) et désirée (puisqu'elle secrète une autre lumière, nocturne). Image dialectique. Ce film de la jeunesse et de l'insolence de ses dépenses est pourtant hanté par la mort, qui offre au cinéma un bain de jouvence tout en donnant le fort sentiment qu'il est le dernier possible. Arthur Rimbaud est son étoile, le poète voyant dont la jeunesse a été aussi courte qu'explosive avant le commerce des armes et la disparition en Afrique. Comme la petite fille qui veut écouter son papa citer Élie Faure citant Velázquez avant d'être reconduite au dodo pour rêver à tout cela. Quant à la jeunesse de la 5ème République accouchée dans la douleur de la Guerre d'Algérie, elle s'assombrit déjà de ses persistances (les attentats terroristes de l'OAS sont d'autres incendies, une autre descente dans le sud menaçant la vie des formes de vie comme le fennec, symbole algérien) comme des résonances d'une autre guerre (le Vietnam) dont l'une des origines est française aussi (l'Indochine), elle-même incarnée par un patriarche d'un autre temps, ce roi dégénéré.

 

 

Jean-Luc Godard le disait déjà dès l'entame de son deuxième long-métrage, Le Petit soldat : « Pour moi, le temps de l'action a passé. J'ai vieilli. Le temps de la réflexion commence ». Si le cinéaste va vite et pense witz, c'est qu'il voit aussi la jeunesse rayonner depuis un noyau d'énergie qui ne peut pas ne pas se soustraire au deuxième principe de la thermodynamique, le principe de Carnot dédié à l'irréversibilité des phénomènes physiques. Autrement dit à l'entropie. C’est le noyau radical de toute pensée matérialiste, c’est là sa tonalité mélancolique (chaque seconde gagnée est une seconde perdue). Pierrot le fou d'entre tous rayonne dans l'exercice renouvelé d'une liberté-égalité-fraternité citationnelle qui fait du cinéma le médium privilégié pour voir que la vie et l'art ne s'opposent pas mais composent dans leurs contradictions (la culture nommerait alors seulement et uniquement la prolongation idéologique d'une fausse séparation). Le rayonnement est autant opératoire alors que l'assombrissement, celui d'un déclin programmé qui s'empare physiquement, matériellement, concrètement des choses, irréversiblement (le seul déclinisme admis n'est que celui, scientifique, de la thermodynamique).

 

 

Mort du cinéma, irrémédiablement, c'était déjà Le Mépris. Dans Pierrot le fou, on devine la mort du soleil, on la voit arriver 24 fois par seconde de cinéma. Mais il y a d'autres morts, d'autres fins. Fin d'un acteur génial, Jean-Paul Belmondo, bientôt cantonné à s'enfermer dans le seul registre du héros viril et fanfaron. Fin d'un amour entre le réalisateur et son actrice Anna Karina. Fin de la Nouvelle Vague comme époque transitoire de réinvention du cinéma français accordé à la modernité des nouveaux cinémas du monde entier (Paris vu par…, le film-manifeste sorti en 1965, aura été paradoxalement le film-bilan du mouvement). Fin de l’été quand le film sort en automne.

 

 

Fin du monde, explosion sur la corniche, celle promise du soleil. Boum. Exploser plutôt que crever même sur un malentendu.

 

 

Que faire ? Sauver, il faut sauver. Déjà. Le montage est une affaire de battement de cœurs, c'est-à-dire de sauvetage. Il faut faire passer les balles au-dessus du filet de l'entropie et les renvoyer en gagnant la seule partie désirable, non pas contre l'adversaire mais avec sa complicité (par exemple celle du spectateur de l'autre côté du filet de l'écran) consistant à la faire durer le plus longtemps possible. Symptomatiquement, Pierrot le fou est en dehors de ses futures séries télévisuelles (Six fois deux – Sur et sous la communication en 1976 et France, tour, détour, deux enfants en 1977-1979) et de son poème-essai les Histoire(s) du cinéma (1988-1998) le long-métrage le plus long de Jean-Luc Godard, qui avoisine les 110 minutes. Il faut jouer et continuer à le faire, vite, vite, le temps presse. Il faut jouer et faire du cinéma le médium adéquat pour voir et faire voir l'art et le contraire de l'art échanger leurs termes respectifs selon des correspondances toujours nouvelles, conjonctives et disjonctives. Les bourgeois qui parlent comme des publicités et Samuel Fuller, un montage des attractions qui relie Mack Sennett et Sergueï Eisenstein, une station-service en non-lieu de la modernité et un gag de Laurel & Hardy, une fuite en voiture comme chez Fritz Lang et Nicholas Ray et une évocation de William Wilson d’Edgar Allan Poe, une robinsonnade entre Jules Verne et Monika, un perroquet tropical pour le perroquet Ferdinand et un fennec maghrébin pour Marianne la renarde, une auto-citation avec Jean Seberg, une imitation de Michel Simon et deux chansons de Serge Rezvani, des reproductions de Renoir, Magritte et Modigliani et des pages de comics, des monochromes et des désastres à la manière pop warholienne, des figurants trouvés à Auxerre et une pantomime gamine et brechtienne qui joue avec le feu s’abattant au Vietnam, la cimetière marin méditerranéen contemplé avec les yeux de Paul Valéry et les voix éternelles des amoureux immortels comme à la fin de L’Impératrice Yang Kwei-Fei (1955) de Kenji Mizoguchi.

 

 

Il faut jouer et rejouer encore en franchissant toutes les lignes de partage des eaux existantes (entre le documentaire et la fiction, entre la culture populaire et la culture légitime, entre le vie matérielle et la vie de l’esprit, entre l’art et son contraire comme la publicité). Il faut se dépenser et consommer les énergies emmagasinées, les brûler en faisant vrombir les voitures qui soulèvent la poussière, et faire des dépenses des fêtes somptuaires comme le soleil donne sans contre-don à sa mesure. Il faut des coupes nécessaires à la dialectisation électrique des hétérogènes et des contraires, en filmant les signes comme des citations et en faisant des citations tantôt des respirations entre les choses, tantôt les flammèches allumant leurs mèches. Créer des archipels (de la presqu'île de Giens à l'île de Porquerolles du côté de Hyères) pour s'émanciper du continent.

 

 

Vite, vite comme le lapin d'Alice, il n'y a pas le temps, parce que l'on est plus vieux qu'on ne le croit. Et que, pour citer T. S. Eliot, le monde peut finir dans un boum comme dans un murmure. Boum ou murmure, c'est un éclat dont l'écho stellaire a pour foyer nucléaire une lumière fossile le Big Bang (que l'on verra bientôt très nettement dans les volutes noires et galactiques d’une tasse de café remuée dans Deux ou trois choses que je sais d’elle).

 

 

Pierrot le fou annonce ainsi la couleur – mieux, c'est une annonciation : sauver le temps de la durée et son irréversibilité, c'est contre l’irrémédiable l'éterniser dans une fête citationnelle dont les fusées ponctuent l'éternel retour d'une projection. La vie 24 fois par seconde de cinéma c'est la mort au travail 24 fois par seconde, c'est aussi le musée imaginaire projeté par le cinéma transcendantal. L’annonciation est une promesse matinale et aurorale, tout devient et tout revient, le devenir est un revenir, toute projection une rétroprojection – une survivance, un spectre immortel. Aurore, or bleu, la Terre bleue comme une orange, une boule de billard avant d’être un soleil noir, une autre étoile du matin pour le cinéaste luciférien et le spectateur qui veut bien accepter pareil pacte faustien. « L'espérance passait sur leurs têtes, comme une étoile qui tombe du ciel » (Goethe cité par Walter Benjamin, « Les Affinités électives de Goethe » [1922-1925] in Œuvres, I, éd. Gallimard, 2000, p. 392).

 

 

Big Bang à l’origine, Big Bang à la fin. Et nous ? Au milieu comme les images ressaisies dans leur nature de phénomène originaire : « O, suprême Clairon plein des strideurs étranges, / Silences traversés des Mondes et des Anges : / — O l’Oméga, rayon violet de Ses Yeux ! ».

 

 

Le Petit soldat, encore : « Un jour, disait Van Gogh, nous prendrons la mort pour aller dans une autre étoile. »

 

 

 

25 janvier 2020


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