La Garçonnière (1960) de Billy Wilder

Aux obsèques de l'obséquiosité

L'employé de bureau est une figure exemplaire de la moyennisation sociale. Pour l'homme moyen de l'économie ouverte à sa tertiarisation, la lutte des classes s'est dissipée dans les open-spaces de la lutte des places, avec ses plateaux sans cloisons et ses bureaux en travées.

 

Pourtant, l'employé modèle est sans le savoir un sans-abri d'un nouveau type quand son zèle à gravir les échelons de la hiérarchie se solde par l'expropriation de son propre appartement. Et le renforcement de sa subordination à l'égard des cadres supérieurs qui en profitent pour s'en faire une garçonnière où ils entretiennent leurs relations adultères.

 

La tertiarisation est ainsi l'histoire poursuivie de la prolétarisation dans un pays, les États-Unis, qui a réussi le tour de force de la faire passer pour une étape de la modernité dans le progrès censément émancipateur de l'individualisme démocratique. La Garçonnière de Billy Wilder y taille de savoureuses croupières en dénudant le nerf suicidaire de la guerre dans les bureaux.

Aperçus d'Allemagne, aperçus d'Amérique

 

 

 

 

 

À l'orée des années 60, Billy Wilder filme avec génie la vie dans les bureaux sans jamais oublier que ses premiers pas en cinéma, avec Les Hommes le dimanche (1929) de Robert Siodmak et Edgar G. Ulmer, était absolument contemporain des Employés. Aperçus de l'Allemagne nouvelle de Siegfried Kracauer, ancien élève du sociologue Georg Simmel. La République de Weimar était alors et déjà largement embarquée dans un processus socioéconomique où la part des employés rognait celle des ouvriers. Mais l'éloignement de l'univers des usines, dominé par la règle de fer du taylorisme, avait pour contrepoint l'extension de la domination bureaucratique et la standardisation des styles de vie promue par la massification des industries culturelles.

 

 

 

Siegfried Kracauer en a donné témoignage avec un essai d'investigation sociologique construit comme une série d'impressions dont l'agencement s'inspire du montage cinématographique, remarqué par Walter Benjamin. À la même époque, Les Hommes du dimanche anticipe l'esthétique para-documentaire du néoréalisme en montrant comment les loisirs des employés berlinois, et pas seulement eux, étaient le moment des décompensations de la semaine de travail. La violence entre les sexes en cristallisait la brutalité dont la description aura vu monter un brutalisme qui, bientôt, allait s'emparer à nouveau de l'Allemagne.

 

 

 

Trente ans plus tard, la vie de bureau d'une compagne d'assurances à New York s'ouvre à des phénomènes semblables sur le plan structural, aliénation et réification dont les concepts d'origine marxiste s'élaborent alors, et à nouveaux frais, de l'autre côté de l'Atlantique, de Georg Lukács à Herbert Marcuse en passant par Max Horkheimer et T.W. Adorno. Comme si, sous couvert de comédie, Billy Wilder avait ouvert une antenne hollywoodienne de l'École de Francfort. L'aliénation revient ici à l'employé qui, par conditionnement et monotonie, reproduit en réflexes automatiques de la tête les codages de sa machine à écrire. Quant à la réification qui chosifie les relations, elle a son acmé dans la clé de son appartement qui transite de mains en mains en l'obligeant à mentir à ses voisins et dormir comme un vagabond à Central Park sur un banc d'hiver.

 

 

 

Des aperçus de l'Allemagne de Weimar à ceux des États-Unis de l'époque d'Eisenhower, il n'y a pas de franche rupture mais, bien davantage, le nuancier gris des solutions de continuité entre deux variantes, l'une hard et l'autre soft, des aliénations noires et blanches du monde capitaliste.

 

 

 

 

 

Un sans-abri dans l'esprit

 

 

 

 

 

C. C. Baxter surnommé « Bud », l'employé de bureau lambda qu'interprète avec une vivacité inouïe Jack Lemon, est un « sans abri spirituel » (Siegfried Kracauer). Un paria plus juif que ses voisins juifs même s'ils croient pourtant reconnaître en lui l'homme des libéralités sexuelles, exemplaire d'une certaine idée de l'Amérique. Son obséquiosité est une suite pleine d'alacrité d'empressements sanctionnée par l'impossibilité de se loger et, même, d'aimer. Aux obsèques de l'obséquiosité qui sont un tombeau pour toute exception ou singularité, un film parie classiquement sur l'événement d'un sursaut moral qui défierait les lois de l'économie générale, un échelon gravi contre le prêt de l'appartement redoublé du partage des femmes de rang inférieur par les hommes au statut supérieur.

 

 

 

Le pari reposera sur l'amour d'une femme, l'une des liftières de la compagnie (Fran jouée par Shirley MacLane), qui est sans tractation ni équivalence. Et même sans réciprocité puisqu'elle l'apprendra incidemment. L'homme qui aime ne fait pas publicité de ses désintéressements et celle qui y répond saura faire preuve de la même humilité.

 

 

 

La Garçonnière est une comédie hollywoodienne impressionnante, surtout dans sa première partie. Pour le jeu de Jack Lemon, l'un des plus extraordinaires sourires d'Hollywood avec Jim Carey et Jerry Lewis, qui sauve la médiocrité de son personnage d'obséquieux par d'incessants pétillements qui sont le supplément d'âme d'un être voué autrement à l'inconsistance (mais il a droit aussi à une autre preuve dans son goût prononcé pour l'art moderne, Chagall, Mondrian, cubistes et surréalistes dont les reproductions ornent les murs de son appartement). Pour les décors d'Alexandre Trauner qui, avec l'appui de la Panavision, son format large et sa grande profondeur de champ, abritent un monde de la sérialité et de la standardisation. Pour une critique de la modernité moins soupçonnée d'allégorisme que son proche voisin, Le Procès (1962) d'Orson Welles d'après Kafka. Pourtant Kafka, qui travaillait également dans l'assurance (pour les accidentés de travail), est là dans La Garçonnière en trouvant son argument dans l'hédonisme de l'acteur Tony Curtis.

 

 

 

Dans le monde de la réification repeinte aux couleurs du puritanisme, les objets sont les déterminants des relations entre les gens. Une clé d'appartement ouvre sur l'expropriation réitérée de son locataire, avant de s'échanger contre la clé des toilettes de la compagnie quand il est temps désormais de renvoyer la série des maris adultères au placard de leurs sales petits secrets. Un petit miroir portatif possède une valeur indiciaire pour Bud comprenant que Fran est la relation cachée de son patron, Sheldrake (Fred MacMurray y raffine sur un versant comique la paranoïa des amours clandestines d'Assurance sur la mort). Et l'indice devient symbolique quand son bris réunit par-delà tout ce qui les sépare les hommes qui y reconnaissent ou non leur fêlure respective, les mensonges conjugaux du premier pressant les clivages existentiels de son subordonné jusqu'à la rupture.

 

 

 

 

 

Le Code et l'addiction

 

 

 

 

 

Avec La Garçonnière, Billy Wilder conte une dernière histoire, celle d'Hollywood et du Code Hays. En amont, il renoue avec les misères de la vie dans les bureaux de La Foule (1928) de King Vidor et avec l'art des suggestions lubitschiennes quand les objets parlent pour leurs usagers. Avec le miroir brisé et les deux clés, la giclée d'un flocon pour soigner un rhume trahit la jouissance exclusive des autres et celle d'une bouteille de champagne à la fin rompt avec l'obligation aux plaisirs solitaires. L'amont l'est aussi du Code Hays et Billy Wilder travaille à en faire sauter le verrou, établi six ans plus tard. Récompensé par cinq Oscars, La Garçonnière fait ainsi étalage des vices cachés du puritanisme et des archaïsmes sexistes de la modernité.

 

 

 

On rit sous l'effet d'un comique sardonique mais le satiriste n'est pas qu'ironiste quand il montre qu'entre les sales petits secrets des maris trompeurs du management, le suicide est le secret partagé de Fran et Bud. Le génie comique est un médecin de civilisation et il s'est souvent attaché à la description de l'une des formes de son malaise qu'est l'addiction : l'alcool (Le Poison, 1945), la célébrité (Boulevard du crépuscule, 1950), le scoop (Le Gouffre aux chimères, 1951 ; Spéciale Première, 1974), le fantasme (Sept Ans de réflexion, 1954), la cocaïne (La Vie privée de Sherlock Holmes, 1970). Le Code Hays est une charlatanerie à laquelle répond l'addictologue, un explorateur de la profondeur de champ des dépendances, ces gouffres aux chimères.

 

 

 

La décodage des chimères addictives de la modernité est pour Billy Wilder une invitation à rire qui environne d'une mousse de gags le pari risqué des relèves. Et se redresser des bassesses de l'ordinaire, de l'abus des autres à ceux de soi envers soi-même, est aussi périlleux qu'un vol transatlantique en monoplan à l'instar de celui de L'Odyssée de Charles Lindbergh (1957).

 

 

 

3 septembre 2024