Notre pain quotidien (1934) de King Vidor

Dialectique élémentaire, génie paroxystique

Notre pain quotidien c'est tout à la fois une prière laïque imprégnée de l'esprit évangélique, une œuvre de propagande dédiée à l'optimisme rooseveltien, et un grand film hollywoodien rivalisant avec les chefs-d'œuvre d'alors du cinéma soviétique.

 

C'est enfin et surtout un grand film de King Vidor, qui retrouve le couple de La Foule pour le projeter dans l'aventure nouvelle d'une coopérative agricole, qui est aussi une histoire de la violence. L'expérience collective de la culture qui rédime la violence individuelle s'y double de la violence nécessaire à la culture pour se faire agriculture dont les sillons tracent la voie aux travellings de cinéma.

La passion des grands défis

 

 

 

 

 

Quand il tourne Our Daily Bread – Notre pain quotidien en 1934, King Vidor est une réalisateur hollywoodien plus que confirmé qui a déjà à son actif une cinquantaine de films depuis 1918. Parmi lesquels, pour le compte de la MGM et sous la houlette du producteur Irving Thalberg, ces chefs-d'œuvre que sont, à cheval entre la fin du muet et le début du parlant, La Grande parade (1925), La Foule (1928), Show People – Mirages (1928), Hallelujah ! (1929) et Street Scene (1931). Le premier opus est un grand film dédié à la Première Guerre mondiale, une fresque exemplaire du genre. Le deuxième ose la sublimation originale d'une existence quelconque noyée dans la masse en alliant à une approche quasi-documentaire un formalisme monumental. Le troisième film est une comédie satirique sur Hollywood, la première du genre inspirée de la vie de Gloria Swanson où, entre deux mises en abyme, les stars jouent leur propre rôle. Le quatrième, son premier film parlant, est un opéra de quatre sous postsynchronisé et entièrement joué par des acteurs noirs dans la foulée de Hearts in Dixie de Paul Sloane tourné la même année. Le cinquième film , enfin, est une œuvre chorale reconstituant en studio la vie modeste des habitants d'un immeuble new-yorkais.

 

 

 

Plus qu'une propension à l'éclectisme caractéristique de l'industrie hollywoodienne et ses manières de travailler et faire travailler, King Vidor montre qu'il a surtout la passion des grands défis. Ses tout premiers essais cinématographiques tournés en 1913, deux documentaires respectivement intitulés Hurricane in Galveston et The Grand Military Parade, en témoignent d'une certaine façon déjà. Il est vrai que ce fils bien né d'un industriel, qui a nourri tôt le désir de faire du cinéma, a survécu à l'âge de six ans au grand ouragan dont le passage dans la cité de Galveston au Texas a causé en 1900 la mort de plusieurs milliers d'habitants. Il n'en faudrait pas davantage pour y reconnaître la scène primitive d'une œuvre obsédée par ce que Luc Moullet a appelé le raptus, qui signifie moins le ravissement pulsionnel pouvant porter une personne comme un artiste à l'autodestruction que la capacité d'un cinéaste tel King Vidor à privilégier les tensions dont les progressions montent en débouchant sur des formes diverses de paroxysme.

 

 

 

Le cinéaste des apothéoses et des acmés paroxystiques les cultive afin de tenir ensemble les deux bords d'un grand récit dont le rêve américain est un nom commun : le collectif dont l'exaltation nourrit une veine épique et l'individu qui mérite un lyrisme approprié. La dialectique élémentaire de l'individuel et du collectif culmine dans les convergences orgastiques d'un triple génie : celui d'une nation, des individus qui la composent comme de l'artiste qui en célèbre avec maestria les grandes synthèses organiques.

 

 

 

C'est tout cela que Notre pain quotidien cherche à expérimenter mais autrement, dans un contexte particulier (l'époque est celle de la crise économique de 1929 à laquelle veut répondre la politique volontariste du New Deal) et avec une économie particulière (la MGM ne suit pas King Vidor qui décide, après la défection de la RKO, de produire le film seul, en hypothéquant tous ses biens et en bénéficiant d'une avance sur la distribution de la United Artists grâce à l'amitié de Charlie Chaplin, pour un budget total de 250.000 dollars).

 

 

 

 

 

Accords majeurs de l'épopée collective,

 

accords mineurs du lyrisme individuel

 

 

 

 

 

Notre pain quotidien c'est tout à la fois une prière laïque imprégnée de l'esprit évangélique, une œuvre de propagande dédiée à l'optimisme rooseveltien, un grand film hollywoodien rivalisant avec les chefs-d'œuvre d'alors du cinéma soviétique. C'est enfin et surtout un grand film de King Vidor caractéristique de son style, qui retrouve le couple des Sims de La Foule pour les projeter dans la nouvelle aventure d'une coopérative agricole, qui est aussi une histoire de la violence. L'expérience collective de la culture qui rédime la violence individuelle s'y double de la violence nécessaire à la culture pour se faire agriculture (et l'on verra que les sillons creusant le champ tracent aussi la voie aux travellings de cinéma).

 

 

 

King Vidor y démontre son sens fracassant des grands écarts. Ainsi, la fiction nourrie à la chronique journalistique offerte par la lecture d'un article du Reader's Digest se double de l'allégorie d'une nation : c'est l'Amérique qui, avec ses déclassés victimes de la Grande Dépression, renoue non seulement avec l'esprit des pèlerins (le souvenir du pionnier John Smith est par l'un d'eux évoqué), mais avec celui, biblique, du peuple élu qui domine le cours d'une rivière à l'exemple de Moïse qui savait déchaîner et retourner la Mer Rouge contre les Égyptiens. Le passage de la chronique documentée à l'allégorie biblique a pour synthèse extatique une forme d'extase héroïque, portée par une dialectique élémentaire que l'on peut comprendre en deux sens. La dialectique est élémentaire en distinguant les énergies naturelles de l'énergétique humaine qui tire de celles-ci les forces motrices nécessaires à lui permettre de transformer la nature. Élémentaire, la dialectique l'est également dans la liaison organique entre le génie du peuple et celui de l'artiste qui lui rend hommage.

 

 

 

Le génie de la dialectique élémentaire avec ses raptus paroxystiques est encore celui des sauts qualitatifs entre les accords majeurs de la fresque collective et les accords mineurs de l'exaltation individualiste ; à cet égard l'adaptation de Guerre et Paix de Léon Tolstoï en 1956 aurait dû lui convenir même si l'adaptation aura déçu par son relatif académisme. Et ce, malgré la mobilisation de la paysannerie russe contre la progression des troupes napoléoniennes qui invertit la leçon donnée par Notre pain quotidien (la terre cultivée cède le pas à la terre brûlée). Le cinéma de Michael Cimino qui aimait beaucoup également la littérature russe du 19ème siècle, en particulier Tolstoï, s'il doit beaucoup au cinéma de David W. Griffith et John Ford, doit à l'évidence autant à celui de King Vidor.

 

 

 

 

 

Culture et agriculture

 

(une histoire de la violence)

 

 

 

 

 

Notre pain quotidien est le film des évidences qui s'imposent en étant imparables, indiscutables. Évidence du chômeur John Sims qui trouve l'opportunité lui permettant de démontrer ses capacités de chef d'une communauté agricole improvisée ; évidence des individus déclassés qui savent faire communauté en rédimant les mauvais réflexes pour cultiver ensemble une terre asséchée ; évidence du génie individuel et collectif débouchant, à force de complémentarité entre les activités spécialisées et les travaux polyvalents, sur une métabolisation de la nature digne de la pensée marxiste et des grands films soviétiques qui, alors, s'en inspirent à l'instar de La Ligne générale (1929) de Sergueï Eisenstein.

 

 

 

Entre le soviétisme de l'un et le rooseveltisme de l'autre, il y aurait semble-t-il bien peu mais les différences sont toutefois décisives quand la nécessaire dialectisation des rapports entre l'individu et le groupe ne conduit pas à une même perception de l'antagonisme. Et, par voie de conséquence, n'induit pas non plus les mêmes formes d'épreuve et d'affrontement.

 

 

 

Il y a dans le film de King Vidor des simplicités qui peuvent s'apparenter aussi à des simplismes (Louie Fuente, l'homme de la violence recherché par la police, se rend et ainsi se sacrifie pour que la récompense serve au financement de l'exploitation). Voire à des simplifications (l'antagonisme ne survient généralement que pour être relevé aussitôt. Par exemple, la dialectisation des conflits intrinsèque à la communauté y est effectivement élémentaire comme on le voit avec John séduit par la blonde platine Sally avant de revenir dans les bras de sa douce Mary qui ne lui en tiendra pas rigueur). De ce point de vue-là, il ne faut pas s'attendre à ce que Notre pain quotidien égale Sunrise - L'Aurore (1927) de Friedrich W. Murnau. Il n'empêche qu'il y a pourtant, ici et là, des idées culottées qui ont bousculé la censure de l'époque. Que l'on pense au lit d'aiguilles de sapin partagé par John et Mary lors de leur première nuit dans la ferme (le code Hays proscrivait alors les plans où l'on voyait un couple uni dans un même lit). Que l'on songe encore à la vente aux enchères du terrain déjà travaillé par la communauté avec ses membres qui mettent la pression aux acheteurs potentiels afin qu'ils la rachètent au prix d'un dollar symbolique (on aura une séquence semblable dans La Vie est à nous réalisé par Jean Renoir en 1936 pour le PCF).

 

 

 

Il y a dans cette dernière séquence un nouage qui est caractéristique de ce que raconte Notre pain quotidien : la violence légale personnifiée par le shérif est au service de la prédation bancaire et s'y oppose la violence légitime des opprimés qui, s'ils usent de menace afin d'éloigner les repreneurs éventuels de la ferme, connaissent aussi la loi dont l'ignorance concourt à leur faire violence. La question de la violence et de sa légitimité est la grande question du cinéma américain. C'est une grande question pour King Vidor qui la soumet à son génie mobilisant la dialectique élémentaire pour des apogées paroxystiques.

 

 

 

Dans cette perspective, les violences réelles étonnent moins que les violences possibles. Louie cogne ainsi le mauvais sujet de la communauté qui vole à un compère un bout de terre, c'est une violence nécessaire dont le film ne discute pas la légitimité. Il y a cependant une autre violence dont la possibilité sourde est autrement plus troublante. Il y a communauté mais il n'y a pas communisme au sens où celle-ci exige, contre toute idée de propriété commune et d'égalité, d'avoir un chef désigné en la figure du propriétaire, John Sims. En revanche, si le chef déçoit, ce qui est le cas lorsque la terre cultivée est brûlée par le soleil, alors la communauté mordue par le ressentiment du travail qui ne paie pas considère son leader avec le regard noir du lyncheur. Si John n'avait pas eu l'idée de la rivière détournée, qui sait quel étrange fruit aurait été cultivé avec sa pendaison ?

 

 

 

Si l'anthropologie vidorienne a préparé le terrain au cinéma de Clint Eastwood, c'est en montrant que l'héroïsme est autant une forme supérieure de distinction individuelle faisant l'admiration de tous qu'un terrain propice au sacrifice collectif du bouc émissaire. Le génie de King Vidor se soutient d'une dialectique suffisamment élémentaire pour lui permettre de ne pas se contredire en passant du rooseveltisme de Notre pain quotidien à l'individualisme radical de The Fountainhead – Le Rebelle (1949) d'après le roman éponyme d'Ayn Rand, un classique du libertarianisme. Si les communautés ont toujours besoin d'individualités fortes pour les diriger, en n'hésitant pas à les sacrifier quand elles déçoivent, l'inverse n'est cependant jamais vrai.

 

 

 

King Vidor, nom et prénom le disent : l'individu est un roi dont la vie a le génie de faire vivre les communautés en incluant la possibilité du sacrifice, de Notre pain quotidien en modèle de film indépendant au différend qui l'a opposé à David O. Selznick sur la super-production Duel au soleil (1946).

 

 

 

 

 

Le cinéma,

 

une machine qui vient du néolithique

 

 

 

 

 

La grande séquence de la rivière détournée pour alimenter en eau la culture du maïs est l'apothéose de Notre pain quotidien, son raptus et il fonctionne selon différents niveaux de sens : le paroxysme est celui d'une communauté qui transcende ses particularités (les accents d'Europe centrale) et ses individualités (on reconnaît dans la chaîne humaine King Vidor lui-même) afin de créer le travailleur collectif qui va faire violence à la nature pour la rendre cultivable et profitable. Quand la tranchée creusée ne suffit pas à contenir les eaux de la rivière détournée, les efforts musculaires destinés à en retenir les flots déchaînés sont une autre violence dont on mesure aujourd'hui les conséquences écologiques. Cette violence qui accouche de l'image de toutes les violences nécessaires à la garantie de la cohésion communautaire est une image de cinéma dont la profondeur (de champ) est réellement anthropologique. Les gestes consistant à tracer un sillon dans un champ ou à creuser une tranchée pour y amener de l'eau ouvrent la voie aux travellings de cinéma, travellings latéral ou arrière qui sont une autre forme de culture et d'acculturation ayant pour modèle et fondement originaire l'agriculture comme épopée et comme civilisation.

 

 

 

Le cinéma est un appareil de l'âge industriel, c'est aussi une machine exemplaire d'une histoire plus longue, celle du néolithique, avec ses vastes constructions communautaires et ses potentielles dévastations écologiques : King Vidor le sait autant que ses homologues soviétiques, Eisenstein ou Alexandre Dovjenko. Il faudra la Seconde Guerre mondiale pour que l'optimisme des dialectiques élémentaires et des violences nécessaires à faire communauté, en en cultivant la matière brute autant que la grandiose idée, cède le pas à un pessimisme non moins paroxystique. Le cinéma de King Vidor devient plus baroque mais son baroquisme s'acoquine aussi avec le naturalisme des grandes énergies mobilisées et dépensées pour le gaspillage et l'entropie. C'est le moment où le raptus renoue alors avec son premier sens de déflagration pulsionnelle. Significativement, le raptus sexuel dans lequel s'abolit le couple de Duel au soleil conduit avec la même sauvageonne incarnée par Jennifer Jones à l'inondation des terres gagnées sur le marécage de Ruby Gentry – La Furie du désir (1952), reprise en négatif du finale opératique de Notre pain quotidien.

 

 

 

L'épopée agricole de Notre pain quotidien aura donc fini par ouvrir le champ aux chairs blessées par les barbelés du cow-boy incarné génialement par Kirk Douglas dans Man Without a Star – L'Homme qui n'a pas d'étoile (1955). Là encore, l'ultime western de King Vidor prépare aux terrains labourés par Clint Eastwood dont on n'est pas surpris d'apprendre que ce dernier y a assuré modestement un doublage voix.

 

 

 

24 août 2021


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