Résumer le travail de l’historien de l’art Georges Didi-Huberman, enseignant à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, oblige à considérer le grand risque d’une lecture schématique ou réductionniste tant ses livres sont nombreux et ses thèmes à chaque fois croisés et recroisés au cours de développements dont la rigueur analytique (ses appareils critiques sont par exemple remarquables de précision) s’expose dans la beauté stylistique d’une écriture constamment attentive à la musicalité et la rythmicité de chaque phrase.
On se risquera à proposer que cette œuvre inaugurée au début des années 1980 sous les auspices de réflexions consacrées à l’usage de la photographie par Charcot à l’époque des séances de la Salpêtrière vise une ample phénoménologie relative aux puissances troublantes et inquiétantes, aux puissances disjonctives, de l’image. Les pensées respectives de Sigmund Freud et d’Aby Warburg comme de Walter Benjamin et de Georges Bataille viennent entre autres accompagner l’effort toujours recommencé de saisissement des effets de tremblement des images. Quand elles s’astreignent autant à identifier visuellement ou symboliser la réalité qu’à troubler et problématiser les partages configurant l’exercice habituel de nos perceptions.
C’est alors que la vision phénoménologique, qui peut ici s’exercer sur la peinture de la Renaissance italienne (comme Fra Angelico) comme sur le travail de peintres (comme Simon Hantaï) ou de vidéastes contemporains (comme Steve McQueen) afin d’excéder tout regard iconographique aux logiques classificatoires, expérimente ainsi ses propres conséquences anthropologiques au sujet d’une humanité générique pour autant qu’elle accueille tous les événements figuratifs singuliers. Des singularités formelles et figuratives (des phasmes, des poussières, des souches) entre elles dissonantes mais toujours consonantes ou conniventes sous la condition générique de notre commune humanité. Ainsi, la semblance mimétique habituellement prêtée à l’image depuis son institutionnalisation sociale au sein du monde occidental et gréco-latin viendra toujours se déchirer. Conjuguant à la fois ressemblance et dissemblance, l’image (il faudrait dire les images tant leurs singularités ont des opérations qui se conjuguent au pluriel) signifie visuellement autant qu’elle exprime une défaillance des habitudes perceptives (« la ressemblance informe » de Georges Bataille).
Le motif stratégique du « visuel » comme visibilité symptomatique venant rompre ou faisant tache par rapport à la circularité close de la forme symbolique instruit ainsi d’une approche transdisciplinaire qui sait devoir préserver l’esthétique comme problème philosophique de premier plan face au subjectivisme impressionniste de la critique d’art.
Le « gai savoir visuel » de Georges Didi-Huberman (ainsi qu’il nomme de manière nietzschéenne la pensée des images de Georges Bataille) est également structuré par d’autres motifs comme ceux de l’empreinte et de la survivance ou du symptôme et de la déchirure. Et tous viendraient enfin soutenir le tracé d’une ligne de pensée qui, depuis le début des années 2000 et la polémique des images de la Shoah examinée par Images malgré tout suivie par la série en cours intitulée L’Œil de l’histoire, se veut une ligne de front ayant décidé d’affronter ses conséquences non plus seulement anthropologiques mais également politiques. Les images comme prises de position et leur montage comme remontage du temps historique subi vérifieraient ainsi la force (« faible » aurait dit Walter Benjamin) d’artistes qui regardent moins qu’ils voient et dont les visions aux aguets et les « images-guets » tranchent contre toutes les formes de visibilité dominantes organisées pour ne pas voir (ou plus généralement être sensible à) autre chose que ce que leur ordonnancement prescrit.
L’exposition problématique des peuples
(surexposition, sous-exposition)
Avec le quatrième volume de la série L’Œil de l’histoire intitulé Peuples exposés, peuples figurants, Georges Didi-Huberman problématise à l’heure de la multiplicité des formes médiatiques de représentation et de figuration la question autant esthétique que politique de l’exposition des peuples. Cela à partir de ce premier paradoxe qui n’est seulement qu’apparent : l’exposition des peuples est celle de leur possible disparition, divisés qu’ils sont entre une surexposition établie sur un mode marchand et spectaculaire et d’autre part une sous-exposition trahissant des formes plus ou moins directes de censure économique ou politique.
Autant les images peuvent manquer quand elles ne documentent pas le tort historique subi par telle population particulière, autant la surchauffe des visibilités médiatiques peut induire et répéter des représentations biaisées, stéréotypées et figées. Dans un ordre d’idées approchant, le droit à l’image ne cesse d’être exhibé alors même que l’image apparaît divisée entre ses propriétaires soucieux du pouvoir lucratif qu’elle leur donne avec leur appropriation et les communautés populaires expropriées de toute image dès lors qu’elles sont soumises à la terreur de certains pouvoirs militaires. Les lieux communs (l’appel au « peuple » abstrait des démagogues et les « people » des franges les plus commerciales des médias) règnent et leur joug ne s’établit qu’en rapport structurel avec l’évanouissement planifié des lieux visibles et sensibles où s’institue le commun. Autrement dit la commune humanité des peuples, aussi singuliers soient-ils.
Dans le fragile intervalle des logiques dominantes présidant à la surexposition comme à la sous-exposition des peuples exclus du visible ou bien trahis dans des représentations qu’ils ne maîtrisent pas, apparaissent ou sont apparues des œuvres photographiques (Philippe Bazin) et cinématographiques (Roberto Rossellini, Pier Paolo Pasolini et Wang Bing) ayant à cœur de restituer la contre-histoire des « sans-noms » (Walter Benjamin) ou des « sans-parts » (Jacques Rancière) dont les visages manifestent des « parcelles d’humanité » (Hannah Arendt) vouées à la disparition ou à l’oubli. C’est pourquoi la question des figurants, si minoritaire dans l’économie industrielle du cinéma, est pourtant si importante quand il s’agit de raconter « à rebrousse-poil » (Walter Benjamin) l’histoire du cinéma depuis l’inaugural La Sortie des usines Lumière (1895) jusqu’aux grands chefs-d’œuvre du néoréalisme italien.
A l’opposé des mises en scènes totalitaires édifiant au cœur des masses mobilisées les troupes de choc de l’idéologie étatisée, et dans l’ombre des vedettes astrales (les stars), les figurants au sens de figures populaires se proposent en groupes épars et disséminés. Exigibles du plus grand tact en termes de représentation (ou de la plus grande confiance quand domine une défiance ramassée dans les paradoxes de la critique du populisme), ils nous bouleversent et sont inoubliables quand, issus des marges infernales du monde social, ils sont approchés dans la continuité descriptive des poésies de François Villon et Charles Baudelaire, des peintures de Francisco Goya, Rembrandt et Gustave Courbet et des photographies d’August Sander et Walker Evans (jusqu'aux ivrognes et aux idiots de Béla Tarr).
Suffisamment singuliers pour demander la reconnaissance de l’autre là où s’impose la préférence autotélique du même, les figurants figurent, dans la beauté nue de leurs visages comme dans la mémoire faite corps de leurs gestes, la multitude populaire toujours susceptible d’être réduite tantôt à l’uniformité de la surexposition, tantôt au néant de la sous-exposition. Dans les films de Roberto Rossellini tournés après la seconde guerre mondiale, la fiction déploie un « lyrisme documentaire » obligeant la star (Ingrid Bergman) à occuper la position de figurante pendant que le peuple devient le héros collectif d’une histoire tellurique (les pêcheurs de Stromboli) dans laquelle l’héroïne, effondrée, désormais se fond. Ce lyrisme documentaire sera prolongé en « fulgurations figuratives » (Pier Paolo Pasolini) captés afin de consigner, à l’époque du « boom » économique, les « gestes perdus » de peuples menacés de disparition par l’intégration normalisatrice impulsée par la société de consommation.
L'épilogue du livre de Georges Didi-Huberman est dédié à « l’homme sans nom » du grand cinéaste chinois Wang Bing qui documente, en dehors de toute autorisation étatique de filmer, le dénuement solitaire d’un homme au travail de sa laborieuse survie afin d’en extraire, à rebours de toute commisération, les puissances héroïques et quelconques à la fois de relève et de dignité communes à notre humanité générique.
15 août 2013