« Le travail d'écriture rappelle à qui l'oublierait que l'on n'est pas seul dans sa peau » (Henri Michaux)
L'entêtement à procrastiner
Au fond, peut-être un étrange machin, un bidule en pâte feuilletée. Non, plutôt comme une drôle de bête gigogne (« Une poupée russe : votre extérieur est dedans », p. 171) agitée de mouvements reptatoires, en mue perpétuelle, s'élançant au dehors pour s'enfoncer au plus loin en dedans. Une bestiole farouche et fiévreuse, hérissée de pointes et squameuse, avec des yeux et des plis partout afin de multiplier les points de vue et les perspectives baroques, avec des arêtes, des faces et des côtés montés selon les principes d'une géométrie ludique digne de Lewis Carroll, avec des lignes de fuite au principe d'un épanchement de tous les sens comme d'un dégorgement dans tous les sens (« Des tas de choses lui sortent du corps, un bric-à-brac incroyable : des femmes, des hommes, des animaux. Il perd des lacs et des montagnes, il perd des nébuleuses » (p. 253). Un gros animal en métamorphose constante, qui saute de plateau en plateau stratifiés de telle façon que le lecteur sait devoir s'armer de patience avant de reconnaître au terme du labyrinthe viscéral parcouru une forme identifiable – le cœur battant d'un projet d'ensemble étonnamment cohérent où vacille la flamme d'une chandelle, où palpite une âme sœur, revêche mais pleine de larmes, en guerre mais qui sait au moment approprié devoir déposer les armes. Un monstre en somme, une « chimère » (p. 313), un être hybride organisé en mosaïque étoilée de « Pense-Bêtes » (p. 24).
Une machine de guerre suffisamment encombrée d'elle-même pour déborder et être effrayante, et suffisamment fascinante pour témoigner en toute conscience de la terreur vague qu'elle insuffle en son lecteur. Et, dans le même mouvement, lui avouer aussi – espoir secrètement soufflé entre les pages et les mots – espérer gagner sa sympathie, mais seulement à l'arrachée, à bout de souffle. « (...) le lecteur serait plus ou moins perdu tout au long de mon livre, perdu mais accroché, avec le sentiment croissant de frôler une chose intense, de l'entrevoir dans un brouillard (...) – puis tout à coup il comprendrait : rétrospectivement sa lecture indécise lui deviendrait claire parce qu'il découvrirait, lovée au cœur de la spirale et hors littérature, la scène première dont le livre est sorti » (p. 119).
Ce monstre accouché de soi-même (« Presque mon premier livre », p. 203), ce n'est pourtant qu'un livre. C'est un roman de 325 pages, 19 chapitres et trois parties intitulé Les Autres étoiles, et son auteur, un avatar de Frankenstein (ainsi que le lui cria un jour sa fille Chloé alors une enfant : « Tu es Frankenstein ! Mon père est Frankenstein ! », p. 299). Un bricoleur doublé d'un savant fou qui maraude en littérature après avoir rôdé en cinéma afin d'arracher à ces royaumes pas facilement accessibles des créatures tellement mal fichues (mais, préciser tout de suite : ce mal fichu, ce manteau d'Arlequin mal cousu-décousu, c'est le fagoté rapiécé de nos vies, « l'archipel des Îles Trouées », p. 96) que leur reconnaissance en fut – en reste encore – sidérée, sinon intimidée. On se souviendra toujours de Lettre à la prison (1969), premier long-métrage suturé des ruines du présent et peuplé des fantômes du passé qui de fait sont devenus les spectres de l'avenir. Un film longtemps voué à la nuit polaire d'un désintérêt à peu près total jusqu'à ce que, quarante ans après ou presque, la voie de la résurrection lui soit enfin ouverte et dignement consacrée. Dans cet astre filmique revenu d'un désastre en forme de purgatoire imposé pour finalement réussir à envelopper quelques regards d'une aurore spectrale car en différé, il était question d'un Oblomov tunisien interprété par un ami algérien rencontré dans les rues de Mai 68, Tahar Aïbi, qui procrastinait tellement qu'il entraînait dans la spirale involutive de sa propre folie d'ancien colonisé tout Marseille documenté avec la caméra à ressort de Chris. Marker, la cité phocéenne filmée comme si elle l'avait été par des opérateurs Lumière venus du futur.
Avec Les Autres étoiles, Marc Scialom semble lui-même avoir été absorbé, happé par une même pulsion de procrastiner, différant l'arrivée au cœur du noyau terrible, névralgique et stellaire (« ma tache aveugle », p. 218), dont la lumière fossile ne cessera jamais de brûler la peau et les yeux et le cœur. Comme s'il tournait autour d'un centre irradiant et aveuglant, page après page, paragraphe après paragraphe, chapitre après chapitre, partie après partie, notules mystérieuses après d'autres notules tout aussi sibyllines, avançant par reptation en forme de vagues spiralées afin de multiplier les angles d'attaque et décocher quelques flèches – et décrocher autant d'étoiles. Comme un prédateur tournerait en cercles toujours plus rapprochés autour de sa proie mais, comme dans l'apologue de Mr. Arkadin (1955) d'Orson Welles, le prédateur est le scorpion et la proie, la grenouille acceptant de son côté de lui faire traverser le ruisseau et qu'il ne peut du sien pourtant s'empêcher de piquer au risque de mourir ensemble, elle empoisonnée et lui noyé.
Bouts, bouts
Bribes et débris d'os, tessons de vases et fragments littéraires, morceaux de chair et lambeaux de souvenirs, éclaboussures et grains de beauté, dent perdue et tache aveugle au fond de l'œil, ruines et restes, vestiges et miettes, neiges et cendres, cellules cancéreuses et poussières d'étoiles : à la fois les catastrophes et la cartographie subjective qui va avec en en répertoriant les lieux, en pointillé. « La vie est faite de morceaux qui ne se joignent pas » entendait-on dans Les Deux Anglaises et le continent (1971) de François Truffaut d'après Henri-Pierre Rochet. Court-circuit synaptique : on y pense à ce film, lorsque l'on lit ceci : « J'ai la bouche pleine de terre » (p. 286). Il faut pourtant continuer à joindre ce qui persiste à rester disjoint, tout en témoignant des écarts – ces chas pour où sont passés et passeront encore des étoiles filantes, Mohamed Aïssa, Marie-Paule – au principe même de la possibilité de la jointure, la conjonction dès lors impensable sans son double nécessaire, son autre qu'est la disjonction. Les Autres étoiles, ce serait donc un prototype de construction littéraire hanté par la « tmèse » (la césure en grec, p. 106).
Tel un vaisseau-fantôme transporté par un vieux rêve icarien (même si « aptère », un adjectif pas innocent ici, caractérise l'absence d'aile, p. 107), aux voiles gonflées par les bourrasques de la métaphore : « (...) tous les tessons réunis reconstituant le vase... le vase ubiquitaire parfait » (p. 19) ; « (...) l'ondoyant magma des pages écrites » (p. 319). Ce serait aussi un montage hétéroclite d'organes trouvés à la ferraille de la reconfiguration imaginaire des traumas du réel, composé de « corps-fragments-d'univers », de « cerveaux-poussières-d'étoiles » et de « consciences-miroirs emprisonnées » (p. 298). Ce serait encore une constellation en forme de mobile (« Le mobile vient de se défaire et de se remodeler » (p. 223) affecté d'une « rotation de kaléidoscope » (p. 292), qui change donc souvent, intempestivement, de visage et de forme, de régime et de vitesse, de tonalité et de manière, s'envisageant pour rire (l'Auteur s'essayant à l'accent québécois en page 26 et suivantes) et mieux se dévisager pour pleurer (l'auteur du chapitre 19, celui qui déclare à partir de la page 278 : « Ici, je quitte la littérature »).
C'est une œuvre qui bataille contre elle-même et progresse contre sa propre pente à la dissipation et au désœuvrement, en n'hésitant pas en luttant à mobiliser d'augustes modèles – des lumières venues du passé pour éclairer la nuit oublieuse du présent. Par exemple celle-ci : « Je respire plus à l'aise dans l'univers des fresques d'avant la Renaissance, surtout celles qui sont vraiment très larges et comme océaniques, par exemple ce Triomphe de la mort qu'on voit au Campo Santo de Pise, avec ses superpositions de plans horizontaux, sa série de scènes moins simultanées que successives : une telle œuvre ne se laisse pas embrasser d'un seul regard, il faut la parcourir progressivement, elle incite à marcher, on se déplace pour la longer et la lire » (pp. 17-18). Ou celle-là : « Ch'hâ : figure comique protéiforme, omniprésente depuis des siècles dans tout le Bassin Méditerranéen et au delà, personnage mi-fou mi-sage, parfois cruel, comparable à Panurge ou à Renart ou à Till Eulenspiegel ou à Lazarillo de Tormes (…) » (p. 98). Brille ici, point de repère et phare ubiquitaire, le triptyque de Jérôme Bosch, Le Jardin des délices, étoile du berger au milieu de la forêt de l'existence, une utopie mobile vagabondant au sein de ce « polygone étoilé » (Kateb Yacine) qu'est le roman lui-même. Le peintre étant comme l'auteur et l'auteur comme Federico Fellini, Ingmar Bergman (on évoque Les Fraises sauvages en page 205) ou David Lynch (le rêve de l'illusionniste en page 124 semble ici directement sortir d'une revoyure à demi-consciente de Mulholland Drive), soit l'un de « ces artistes compliqués qui jouent avec leurs monstres, qui en tremblent d'horreur et qui en rigolent » (p. 116).
L'ambition consiste alors, dans ces confins qui sont des gouffres romantiques où les vertiges de la littérature se confondent avec des vestiges existentiels, moins à décrire qu'à écrire l'impossible (on relève que The Shining de Stanley Kubrick est significativement cité trois fois, pages 47, 60 et 74). Autrement dit à entrer dans le royaume de l'innommable en rompant, par un perspectivisme savamment échevelé, avec les amarres illusoires de l'identité bornée, fixée et figée. Il faut bien tout un roman, moins post-moderne qu'authentiquement néo-baroque, pour décentrer au plus loin le fantasme d'un sujet identique à lui-même et fracturer la vaine tentation du repli monadique. Pour ruiner tout individualisme méthodologique afin d'accueillir le divers créole d'une plèbe bigarrée, toute une géographie bariolée, tous les dimensions intervallaires et les mondes possibles que la solitude de chacun contient dans les plis de son sein. Ainsi, aux côtés – cités à la barre des témoins – de La Conscience de Zeno d'Italo Svevo et Dante (La Vita Nova et La Divine Comédie), on songe forcément aussi à Luigi Pirandello, l'auteur de Un, personne, cent mille : « Nous sommes la suite dédaléenne des possibles » (p. 220).
L'étoilement d'une tragédie cartographiée
« Je ne dirai plus moi, je ne le dirai plus jamais, c'est trop bête. Je mettrai à la place, chaque fois que je l'entendrai, la troisième personne, si j'y pense. Si ça les amuse. Ça ne changera rien. Il n'y a que moi, moi qui ne suis pas, là où je suis » écrit Samuel Beckett au milieu de L'Innommable. Autre court-circuit synaptique : on y pense d'autant plus quand on lit de Marc Scialom ceci : « Continuer, continuer. Nous n'avons aucun ''je''. A peine un ''je'' collectif, vraiment à peine. Nous ne sommes peut-être pas. Nous continuons, on dure. Ça continue... » (p. 135). Plus loin, la possibilité d'une identité collective, d'un je conjugué au pluriel, joué à plusieurs, s'énoncera ainsi : « N'importe quel corps, n'importe quelle mémoire personnelle, invariablement fluctuante et faillible, ce n'est qu'un bagage interchangeable » (p. 141). Soi plutôt que moi qui de toute façon n'est pas là, entre le je et le il : le « j'il » (pp. 28, 36, 89). Une belle invention syntaxique pour donner, pourquoi pas, du grain à moudre à la « quatrième personne du singulier » chère à Lawrence Ferlinghetti et Jean-Michel Maulpoix : « (...) il ne s'agit pas de dédoublements. Plutôt d'un pôle unique qui se déplace. Tel lieu s'éteint, tel autre se rallume, telle ou telle personne. Avec des franges d'interférence qui ajoutent à la saveur. A la saveur des passations » (p. 238).
« Dire je est le meilleur moyen que l'on a trouvé pour ne pas parler de soi » répète souvent Jean-Luc Godard en citant Virginia Woolf. On l'aura compris, Marc Scialom parle moins de lui, rejetant ainsi un moi haïssable au moins depuis Pascal, qu'il préfère à la place parler de soi, je restant à la maison quand soi demeure le lieu de l'ouverture à l'autre, de la déterritorialisation et de l'exil : « On devient un autre quand on arrive, on reste cet autre – ou on devient encore un autre – quand on revient ; on traîne l'exil jusque chez soi » (p. 104). L'exil comme expérience intime de l'altération continuée des identités, comme processus de perpétuelle différenciation de soi avec soi-même, comme dimension intermédiaire entre soi et les autres, comme « double absence » (Abdelmalek Sayad) ici et ailleurs,comme retournement destinal du malheur d'avoir perdu sa place originelle en bonheur d'être partout à sa place, sera par l'auteur malicieusement compris comme ce qui justifie en dernier ressort qu'une maison d'édition étrangère (précisément italienne) publie son roman écrit en français (pp. 320-321). Comme le motif de l'exil sera tout aussi malicieusement décrit depuis le dépliement des nœuds et coutures de la stratification biographique : « J'ai eu tort d'être juif sous l'occupation allemande, tort d'être italien à la Libération, d'être français à Tunis quand la Tunisie a acquis son indépendance et ces temps-ci, parmi mes amis arabes, ma judéité suscite de subtils coq-à-l'âne » (p. 70).
On saisira peut-être mieux la valse stratégique des identités fluctuantes et le recours feuilleté aux hétéronymes fictionnels : entre autres le clochard céleste Athanase qui se transmue en Agamemnon, l'écrivain presque aveugle et quasi-amnésique Amedeo en son exil québécois, le double surmoïque et proto-fasciste Gilles Antonetti (toute ressemblance avec des personnes réelles serait purement fortuite...) et l'écrivain Marc Scialom lui-même. Ce dernier, un parmi d'autres, un point de capiton d'une constellation fictionnelle – la fameuse archipel des Îles Trouées – au sein de laquelle foudroie l'impossible, lui aussi toujours au pluriel, y compris quand il s'excuse de mourir : « ''Excusez-moi.'' Le pluriel, oui » (p. 295) : le dernier mot du double de celui qui, reprenant dans le récit l'identité narrative qu'on lui connaît le mieux, devient alors le nôtre face à cet impossible tant craint – le réel, trop réel. L'impossible ou le réel, d'abord comme sens suspendu (« râle, âme, horde lune... », p. 59), ensuite déplié via le souvenir brûlant de la répression indistinctement coloniale et post-coloniale des habitants de Bizerte, enfin, et au bout du bout du compte, avoué depuis les retranchements fortifiés d'une biographie en lambeaux, à jamais dévastée. « Je ne veux pas en écrire davantage (...) J'ai eu besoin de tous mes tortueux chapitres précédents pour pouvoir rédiger celui-ci » (pp. 295-296). Une image nébuleuse et insistante, une radiographie en forme de parchemin, une peau de caméléon grêlée de « chromatophores » (p. 242-243), la cartographie d'un mélanome fatal : « Un ciel étoilé vu de dos » (p. 192). Quelles autres étoiles y aurait-il quand l'étoile du matin – Vénus – a disparu en abandonnant son adorateur orphique à l'impuissance des vivants devant ce « monstre empirico-métempirique » (Vladimir Jankélévitch) qu'est la mort, qui n'est jamais la sienne puisqu'elle est toujours celle de l'autre ?
Les autres étoiles, ce sont « les trois derniers mots de La Divine comédie » (p. 204) que Marc Scialom connaît par cœur comme si, au fond, sa vie désormais en dépendait. La phrase entière issue de la toute fin du Paradis est la suivante : « l'amor che move il sole e l'altre stelle » (p. 60). Soit : l'amour qui meut le soleil et les autres étoiles. Les Autres étoiles ne raconterait rien d'autre qu'une histoire d'amour fou placée sous le signe stellaire de « l'explosante-fixe » d'André Breton (p. 266). Ce roman aurait alors proposé comme une Carte du Tendre tragiquement réécrite à l'encre noire de la maladie de la mort, mais pour relever aussi du souvenir de l'amoureuse décédée l'image de son immortalité. Le désastre d'un amour corrompu par la mort n'est alors pas la fin de tout, comme en témoignent les derniers mots des Autres étoiles : « Soudain une étoile filante a traversé le ciel. Puis une deuxième. Puis, encore d'autres. Des dizaines. Une pluie d'étoiles filantes. Le ciel tombait » (p. 325).
« Ne me secouez pas, je suis plein de larmes »: pouvait bien penser le lecteur en songeant alors aux derniers mots de Henri Calet (auteur d'un Tout sur le tout dont l'allure hybride n'est d'ailleurs pas sans faire penser aux Autres étoiles) quand, refermant le livre qui s'était refermé sur lui, il se disait aussi que l'auteur venait de lui promettre rien moins que d'autres tremblements solaires, d'autres soulèvements stellaires, d'autres mouvements ou transports dont l'amour serait l'éternelle origine – le Big Bang à jamais recommencé.
Le 7 juillet 2015