Adama Bamba, Moustapha Cissé, Ibrahim Diallo, Mamadou Diomandé, Inza Koné, Souleyman S., Méité Soualiho et Mohammed Zia comparaissent, devant nous. Littéralement, tous sont des citations à comparaître. Si, dans l'héritage explicite du « théâtre de l'opprimé » conçu à la fin des années 1960 dans les favelas brésiliennes par Augusto Boal et sa figure centrale du « specta-cteur », Olivier Coulon-Jablonka est l'auteur de la comparution en question, il est aussi celui qui, au titre du metteur en scène d'une « pièce d'actualité » (la troisième programmée au Théâtre de la Commune d'Aubervilliers) intitulée 81 avenue Victor Hugo, divise la figure même de la citation à comparaître. Des migrants dits irréguliers, des travailleurs sans papiers sont en effet susceptibles en France d'être cités à comparaître devant les tribunaux qui, ainsi, favorisent la surexploitation patronale, destituent le réfugié de l'hospitalité qui devrait lui être donnée par toute société soucieuse de civilité et criminalisent la figure de l'étranger en l'assignant au statut de parasite social rompant la continuité d'une communauté nationale rien moins qu'imaginée. On verra ainsi à quoi servent, dans la cacophonie du grand capital transnational, les États-nations, ultime rempart toujours moins social et toujours plus symbolique à la concurrence international des travailleurs, les nationaux un peu mieux protégés ou exploités que les étrangers, quant à eux sous le coup de juridictions d'exception constamment renforcés. Donc, la comparution, au sens judiciaire, impose pour chaque migrant dit irrégulier ou chaque travailleur sans papiers la sanction d'une obligation à ce que les illégaux déclarés quittent un territoire national jusque-là vécu et arpenté sur le mode de la clandestinité. Il l'avait déjà amplement prouvé avec Chez les nôtres (2010) d'après La Mère de Maxim Gorki, Le Petit Mahagonny (2011) d'après Bertolt Brecht, Pierre ou les ambiguïtés (2012) d'après Herman Melville et Paris nous appartient (2014) d'après La Vie parisienne de Jacques Offenbach, Olivier Coulon-Jablonka est, en héritier fidèle au geste brechtien, un vrai dialecticien, divisant la comparution en tirant de cette scission un principe de contradiction afin d'opposer à la variante judiciaire de la comparution sa modulation théâtrale, cette dernière étant incomparablement plus sensible aux promesses de l'émancipation. Car, sur la scène d'un théâtre, des corps en effet s'exposent – précisément ils comparaissent. Autrement dit ils paraissent ensemble, dans le même espace ouvert et offert au regard des spectateurs, eux-mêmes ensemble, comparaissant les uns à côté des autres. Spectateurs face aux comédiens, tous de part et d'autre de la rampe, côte à côte. L'événement d'être en commun, Jean-Luc Nancy et Jean-Claude Bailly le nomment ensemble comparution : « Nous paraissons ensemble, c'est-à-dire aussi les uns devant les autres et pour un jugement qu'aucun droit ne précède ni n'organise » (in La Comparution, éd. Christian Bourgois, n°66, 1991, p. 8).
On pourrait déjà s'arrêter sur ce « jugement qu'aucun droit ne précède ni n'organise » en pensant à l'effectivité d'un jugement délié du droit à la lumière de l'ouverture de 81 avenue Victor Hugo, reprise de la parabole kakaïenne intitulée Devant la loi et disponible dans Le Procès (1925) et mise en crise des promesses d'ouverture de la loi (en ce qu'elle serait l'égale de la justice) et de son pouvoir de fermeture (en ce que la justice et elle demeurent hétérogène : cf. Jacques Derrida, Force de loi. Le « fondement mystique de l'autorité », éd. Galilée, 1994). Ce qui serait justice et non droit (ou loi dans son annexion juridique), ce serait l'être en commun, mieux être en commun (car ce n'est pas une substance). Autrement dit vivre sous la condition de cette idée qui désigne ontologiquement un état de fait originaire (et donc, toujours déjà, « co-originaire » comme l'écrirait encore Jean-Luc Nancy dans Être singulier pluriel, éd. Galilée, 1996). Être en commun que nomme philosophiquement la comparution, c'est concrètement ce qu'interrompt le droit en prescrivant le traitement individuel des dossiers. Et c'est pratiquement ce que rétablissent les 80 d'Aubervilliers, une communauté de migrants (ou d'émigrés-immigrés ainsi que l'aurait dit Abdelmalek Sayad) dont la solidarité dans la lutte, longue de plusieurs années, exige le traitement collectif d'une situation partagée. L'hypothèse de la comparution se dit d'ailleurs ainsi pour Jean-Claude Baily et Jean-Luc Nancy : le partage qui, au-delà de toute propriété ou substance commune, est « notre condition » (idem). Il faudrait alors dire qu'est moins partagée la situation de la lutte au principe de l'obtention d'une réponse collective plutôt qu'individuelle, qu'elle est elle-même partagée par la puissance d'être en commun, puissance de la comparution. Donc, parmi cette quatre-vingtaine de personnes venues principalement de Côte-d'Ivoire, du Maghreb et du Bangladesh, plusieurs fois expulsées et foutues à la rue, notamment après l'incendie de la rue des Postes, jusqu'à décider de réquisitionner un bâtiment vide ayant servi au Pôle Emploi, huit comparaissent sur scène, s'exposent ensemble comme citations à comparaître. La citation se comprend donc comme celle de leur vie même, le récit de longs voyages, l'histoire récitée d'aventures dans le désert et à travers mer, de Moscou à Tamanrasset en passant par l'Italie et Casablanca, la Macédoine et la Turquie, pour arriver enfin, après maintes péripéties dont on devine entre deux silences l'indicible présence de la mort, en France. C'est bien simple : si on l'ignorait, ces huit migrants, avec le réel de leur corps et leurs mots et celui de leurs postures et leurs parlures, figurent autant de variations du héros ulysséen. Huit Ulysse de notre temps dont le chœur faisant entendre le récit de leur odyssée aussi incarnée qu'antique disposent donc de cette caisse de résonance particulière offerte par la scène de théâtre.
Le metteur en scène, aidé dans l'écriture par Barbara Métais-Chastanier et Camille Plagnet, sera tombé par hasard sur les 80 d'Aubervilliers et, faisant connaissance avec eux, aura eu l'idée de leur offrir la pièce d'actualité documentée que lui avait commandée le Théâtre de la Commune, nourrie de leurs expériences personnelles et du désir de certains d'entre eux de passer la rampe de la représentation. Et, pour faire du théâtre le lieu du retournement dialectique de la comparution judiciaire qui ne voit que des individus isolés en comparution théâtrale restituant leur dimension collective, quel meilleur espace que celui d'un théâtre ayant pour nom celui du grand rêve d'émancipation ouvrière de 1871 ? La Commune, ce Sphinx pour la bourgeoisie qui s'enferre à ne pas en comprendre l'énigme comme l'écrivait Karl Marx dans La Guerre civile en France, est immortelle quand la classe des vainqueurs s'obstine à ne pas voir qu'elle est mortelle. Mieux que la dimension collective, insistons donc sur la comparution théâtrale comme lieu de manifestation sensible de ce qu'être en commun veut dire. Comme lieu d'un partage que les institutions de la bourgeoisie dénient et qui, s'il appelle un jugement, n'est précédé ni organisé par aucun droit. Dialecticien, Olivier Coulon-Jablonka l'est également lorsqu'il voit (et ce voir se donne à voir avec les corps et les voix, les mots et les gestes des huit comédiens sur scène) la puissance constituante de l'art théâtral comme une puissance de restitution d'être en commun déniée (voire scotomisée) par l'ordre du discours et des appareils bourgeois qui se double, certes provisoirement, de leur puissance de destitution. Le metteur en scène est encore dialecticien quand il fait, même implicitement (il faut lire le programme pour s'en assurer), la proposition d'une spatialisation de l'image dialectique chère à Walter Benjamin, divisant l'avenue Victor Hugo en deux afin de renverser les logiques de l'exposition dominantes (il y a l'avenue prestigieuse et caractéristique de la « vie parisienne » au sens bourgeois du terme et il y a l'avenue homonyme d'une commune populaire de Seine-Saint-Denis peinant à résister à l'effondrement électoral de la « banlieue rouge »). A ce titre, et dans la continuité de Paris nous appartient, Olivier Coulon-Jablonka s'affirme, dans l'espace théâtral, assez proche des recherches menées par les théoriciens de la géographie radicale, comme David Harvey (cf. Le Capitalisme contre le droit à la ville : néolibéralisme, urbanisation, résistances, éd. Amsterdam, 2011 ; Paris, capitale de la modernité, éd. Les Prairies ordinaires, 2011). Les hommes qui frôlent plus d'une fois la vie nue (Victor Hugo, c'est aussi l'homme qui écrivit dans Actes et paroles en 1875 : « L'exil c'est la nudité du droit ») et qui sont constamment contraints à la sous-exposition afin d'éviter notamment les contrôles de police bénéficient pourtant, pendant une heure, d'une exposition soutenue par la scène théâtrale faisant, a minima, contrepoint à la surexposition des formes actuelles et décomplexées de la richesse. Devant les spectateurs, à ce moment-là, il n'y a qu'eux. Et, en face d'eux, avec avec eux, la comparution, l'événement d'être en commun nous regarde, nous concerne et nous partage. Parce que les comédiens s'adressent à nous et parce qu'ils racontent à tour de rôle des fragments d'histoires individuelles qui tressent un destin collectif et finissent par converger dans les chants de lutte que le spectateur ne peut pas ne pas reprendre à son compte et entonner, la rampe du nous (les spectateurs, dans leur grande majorité citoyens français) et du eux (les comédiens, des migrants sans papiers) provisoirement suspendue.
C'est alors qu'apparaît l'ultime tour de force dialectique de 81 avenue Victor Hugo, proposant de ne pas superposer, identifier et confondre sans écart ni reste la fonction sociale du théâtre avec sa fonction politique. La fonction sociale s'affirme lorsque l'un des huit comédiens, en conclusion de la pièce, s'adresse directement aux spectateurs, expliquant que le travail théâtral leur a permis de gagner les contrats et, avec eux, 36 régularisations, tandis que la réquisition a été légalisée et prolongée par la préfecture du département jusqu'au milieu de l'année prochaine. On doit évidemment se féliciter de ces victoires individuelles qui sont des victoires collectives comme de la participation des représentants du Théâtre de la Commune à une dynamique de mobilisation sociale qui ne saurait s'arrêter maintenant, le spectateur ainsi invité à contribuer dans la mesure de ses moyens aux processus de régularisation. Mais, le dialecticien ne l'ignore jamais, l'on aurait également affaire au retour inattendu de la contradiction, la régularisation posant du coup qu'il faille, contrairement au sens de la parabole kafkaïenne, devoir finalement attendre devant la porte de la loi avant qu'elle ne s'ouvre pour accueillir ceux qui, enfin, ne seront plus des illégaux. C'est à cet endroit-là que la fonction sociale du théâtre, aussi généreuse soit-elle par ailleurs quand elle est poussée à passer la rampe de la représentation pour se brancher directement dans la vie des figures présentes, est politiquement insuffisante, quand elle ne sert pas une logique d'auto-congratulation collective. Il faut alors de suite reconnaître la fonction politique de 81 avenue Victor Hugo, en ce qu'elle délie la comparution de sa capture subjuguante par l'appareil judiciaire en la ramenant à la maison, comme Ulysse à Ithaque. La maison, ce sont les tourbillons de l'origine comme co-origine, du commencement toujours recommençant, celle d'être en commun. Il faut alors voir comment l'exposition théâtrale restitue à des corps, menacés dehors d'affaiblissement, une densité d'être inédite et il faut entendre aussi comment ces récits, difficilement audibles dans les flux pressants du quotidien et de la rue, s'exposent à notre attention, la question de l'autre et la dimension de l'intersubjectivité restituées. Il faudra encore apprécier comment huit migrants, en passant la rampe les autorisant à devenir les comédiens de leurs histoires et expériences vécues, s'écartent relativement des étiquettes sociales imposées pour devenir, dédoublées et flottant dans les intervalles du réel et du possible, des figures de fiction et d'invention (cet écartement est, pour parler comme Jacques Rancière, « désidentification », désaveu de la logique policière de l'identification). Il faudra enfin souligner le caractère éminemment politique de la fiction théâtrale en ce qu'elle appelle la suspension et la désactivation des logiques d'identification et de stigmatisation sociales, les attributs sociaux neutralisés et les places redistribuées en raison de la comparution, l'émancipation repensée dans son écart face à loi. Alors l'illégalité reviendra, en ultime contrariété à l'heure universelle, celle de l'émancipation populaire du droit bourgeois. En attendant, les huit cités à comparaître auront rappelé l'essentiel : la comparution d'eux et de nous, en face et à côté, tous écartés et partagés d'être en commun. Rien de plus politique que cela : « Politique serait l'éclat dont la propriété singulière serait de diffracter l'"en" comme tel, ou la comparution, sans attributs ni propriétés » (Jean-Luc Nancy et Jean-Christophe Bailly, opus cité, 100).
8 octobre 2015
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