Autrement que l'autre

(quelques lignes de fuite)

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« L'Être se dit en un seul et même sens de tout ce dont il se dit, mais ce dont il se dit diffère : il se dit de la différence elle-même » (Gilles Deleuze, Différence et répétition, éd. P.U.F.-coll. « Épiméthée », 1968, p. 53)

L'autre nous va bien quand il relève des mouvements de balancier de la dialectique du pour-soi et du pour-autrui de Hegel à Sartre. Ou bien encore quand il s'inscrit comme autrui dans l'éthique de la responsabilité levinassienne ou comme champ de l'Autre au principe du réseau des signifiants, du désir et de l'inconscient dans l'éthique de la psychanalyse lacanienne.

 

 

C'est pourquoi l'on aime moins face au même répondre de et avec l'autre que préférer souvent dire que l'autre est celui de cet autre que nous sommes pour lui. Mais s'il y avait moyen de dialectiser le couple structural du même et de l'autre afin de prendre la tangente ? Et s'il y avait plus d'un risque lové à l'intérieur même des relations de l'autre et du même ?

 

 

Altérité : il faudrait ici prendre un peu de hauteur critique (même si l'on ne doit pas confondre alter et altus).

 

 

L'altérité demande en effet à poser la question de l'autre en y entendant le latin altare signifiant l'autel des juifs puis des chrétiens célébrant la messe – mais déjà la table à l'usage païen des sacrifices.

 

 

L'autre est sacré : c'est pourquoi il peut être sacrifié.

 

 

Par qui ? Parce ce qui n'a pas d'autre : le même (en latin met-ipse), l'identique disant le même quotidiennement, tous les jours (en latin ident-idem).

 

 

L'autre est sacrifié par celui qui n'a pas d'autre : c'est pourquoi il est comme le tragos à saigner pour Dionysos c'est-à-dire le bouc émissaire de la tragédie ; c'est pourquoi il est, en tant que pharmakos bon pour les rites de purification, le faux coupable par excellence – sacrifiable et, partant, parfaitement innocent.

 

 

Comment se départage alors la distinction de l'autre et du même ? Décisivement dans le pouvoir du second d'attribuer substantiellement au premier – à lui et lui seul – toute la différence.

 

 

Celui qui fait la différence, c'est le même qui en attribue la substance dangereuse à l'autre.

 

 

A ce niveau, la haine de l'autre toujours travestit la haine d'un soi altéré.

 

 

Qu'est-ce que la différence, sinon qu'elle indique étymologiquement le risque de la dissémination et de la dispersion, de la mise en pièce et de la diffamation, de la divulgation et de la procrastination (tous sens induits par le latin dis-fero qui dit la division de la portée) ?

 

 

Le même dit l'unité, l'autre ce qui l'altère et la défait : pour parer à ce risque, il faudrait que le premier sacrifie le second, et le sacrifiant en sacralise l'incomprise et incompréhensible innocence.

 

 

Comment sauter en dehors de ce mauvais infini et faire le pas en arrière comme au-delà ?

 

 

En posant que la différence est première, originaire comme co-originaire : comme le dirait Jean-Luc Nancy, le cum est au fondement de l'être, l'être est ontologiquement être-avec.

 

 

En posant qu'elle est non substantielle, la différence ne désigne pas une propriété fixe mais déjà la caractéristique même du devenir (ce qui dure est ce qui se différencie). Mais encore une relation qui dès lors ne saurait appartenir à l'un de ses termes (c'est la démonstration des empiristes anglais, entre autres de Hume : si Pierre est plus grand que Paul, la relation d'une plus grande ou moindre grandeur dans la perspective inverse n'appartient ni à l'un ni à l'autre des deux termes).

 

 

En posant qu'il n'y a pas de propre derrière lequel il faut entendre la consonance du purus (pur) et du proprius (le personnel ou particulier mais aussi le convenable le nettoyé), mais de l'impropre qui n'est pas le sale ou la souillure exigeant le nettoyage à mort et l'expulsion mais la vérité même de la relation qui, comme « exappropriation » (Jacques Derrida), est une appropriation toujours déjà doublé d'une expropriation et, à ce tire, et n'appartient à personne.

 

 

En posant qu'il n'y a pas du même sacrificateur et de l'autre sacrifiable mais des usages communs à des « singularités quelconques » (Giorgio Agamben), des multiplicités subjectives et intersubjectives, éparses ou disparates, aléatoires et imposées, décomposées et recomposées. Qu'il y a moins des processus d'altération que de différenciation, à la fois internes et externes, en chaque être comme entre les êtres.

 

 

Au lieu de tout sacraliser, il faudrait donc profaner le discours de l'autre et du même en restituant la vérité de la relation (relatio vient de refero signifiant relater un récit et rendre compte, rapporter et reporter) et du commun (qui vient de com-munis signifiant ce qui peut servir à tout le monde : le munus dit à la fois le don et le service public, le devoir et l'édifice, le spectacle aussi).

 

 

L'art profanateur du cinéma

 

 

Le cinéma, parce qu'il est un spectacle public proposant à la sensibilité de ses spectateurs considérées un par un une structure différentielle reposant sur un montage différenciant de prises de vue et de son différées et différenciées, rend pratiquement gorge au délire sacral de l'autre et du même (comme le disait hier André Bazin et comme le répète aujourd'hui Alain Badiou, l'art du cinéma est ontologiquement impur).

 

 

C'est pourquoi il est, au sens exact du terme, profanateur.

 

 

Comme le sut Pier Paolo Pasolini, le cinéma arrache à la séparation du sacré (le temple se dit en latin fanum, son interdiction ou inviolabilité sancio d'où fut tiré sacer qui hante tant la philosophie de Giorgio Agamben) afin de restituer devant (le préfixe latin pro), soit à l'extérieur, dehors et au devant de tout le monde – un monde peuplé dans les films de ce dernier de quelques corps socialement profanés et qui sont exposés afin que soient renversées les marques documentaires de la profanation en stigmates iconiques de l'improfanable même (après Robert Antelme, Maurice Blanchot aurait dit : indestructible).

 

 

Il se trouve que la multiplicité cinématographique des images visuelles et sonores fourbissent avec de l'impensable de la pensée et du sens en puissance et qui reste encore à penser on parlerait alors d'images in-différentes, expressives d'une indifférence à l'essentialisation des différences en vertu de leur égalité concrète. Des images à l'adresse aléatoire et égalitaire de tout le monde qui n'est monde que parce qu'il n'est qu'un ensemble vivant, hétérogène et commun des inappropriables relations entre tout et chacun (cata unum, soit étymologiquement un par un).

 

 

Préférons donc à l'autre substantiellement identifié et réifié, assigné à résidence de la différence substantialisée, les intervalles liant et déliant de l'entre et de l'avec – de la subjectivité et de l'intersubjectivité.

 

 

29 août 2016


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