Le Zapping, la meilleure émission de télévision, la dernière

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Pourquoi dire du Zapping, ce petit programme quotidien de six minutes environ (le jargon des professionnels de la profession appelle cela une pastille) proposé sur Canal+ depuis septembre 1989 et piloté depuis 27 ans maintenant par Patrick Menais, qu'il constitue probablement la meilleure émission de télévision jamais faite ? Et, même, probablement la dernière puisque l'actionnaire majoritaire de la chaîne cryptée, Vincent Bolloré, aura tout fait pour obtenir son arrêt programmé pour le 30 juin prochain ? Le 30 juin 2016, c'est-à-dire aujourd'hui (l'émission joue les prolongations jusqu'au 2 juillet). Dire du Zapping qu'il s'agit en effet de la meilleure émission de télévision, c'est persévérer à croire que la télévision est moins en soi regardable qu'envisageable et peut-être même pensable que depuis la seule modalité qui vaille encore, précisément celle du zapping (la télévision serait en effet et tout à la fois un trou noir ou un vortex glouton, le stade du miroir à l'envers et les poubelles mondiales de l'inconscient à écran ouvert, tout cela en raison maîtresse de la vente à vil prix de temps de cerveau disponible à recevoir les messages publicitaires des représentants de commerce de la marchandise mondiale). Zapper, c'est-à-dire faire d'un changement de chaîne inopiné l'égal d'un passement de jambe intempestif, d'un coup franc avec poteau rentrant, d'un passing shot. C'est-à-dire faire encore confiance en ces "hasards objectifs" qui fascinèrent tant les surréalistes et qui permettent de saisir à la volée la possibilité qu'un peu d'esprit tonique, ludiquement, souffle en passant d'un flux à un autre par-dessus le filet, toujours rasé de près. Et cela sans être emporté par le déchaînement télévisuel relatif à des vannes ouvertes sur des coulées dissolvantes qui, mêlant indistinctement des coulures (des baffes et des bêtises, des immondices et des bavures) et des écoulements (des larmes et du sperme, de la sueur et du sang), s'identifient depuis longtemps à cette nasse de masse où rien d'autre ne saurait advenir sinon l'engloutissement. Et la pure noyade en symptôme de la "société liquide" chère à Zygmunt Bauman et dont on voit en effet qu'elle est liquidée par les exigences de liquidités et de liquidation du capital.


Le pain quotidien d'une, deux, trois images


C'est qu'il aura fallu que quelques-uns buchent aussi sérieusement que ludiquement afin de faire de la pratique même du zapping l'exercice quotidiennement renouvelé d'une pensée critique opposable à la morne succession et l'équivalence généralisée des signes audiovisuels (une monnaie de singe parmi d'autres). Précisément en opérant par montage d'images prélevées sur des flux continus de visibilités hétérogènes et souvent inconsistantes, de fait démultipliées avec les chaînes câblées et la TNT. Le zapping, c'est de fait une gymnastique de l'esprit électrisée par le sens cinglant du court-circuit brechtien et du witz freudien. C'est même tout un sport, à la fois drible et montée au filet, chasse aux papillons et smash, pratiqué depuis l'intérieur extensif du spectacle toujours plus semblable à la tente illimitée d'un barnum ou d'une kermesse généralisée. C'est croire encore en la possibilité que deux ou trois images - pas davantage, voilà qu'elle était notre pain quotidien - survienne malgré tout, parfois surgies aléatoirement du flux lui-même (on devine pour les zappeurs l'exigence requise, toute une tension nécessaire au travail de l'attention), le plus souvent relevant du choc conjonctif-disjonctif entre deux pointes émergées des flux en présence (et c'est alors un peu de dialectique qui perce et fulgure comme un arc électrique en fin énergique et réjouissante du cassage occasionnel, même imaginaire, de quelques briques). Comme si l'équipe d'une demi-douzaine de zappeurs, au travail de choper, attraper au vol ou grappiller ça et là des extraits susceptibles de valoir la peine de les avoir remontrés et de les avoir ensemble montés, avait su tirer authentiquement profit du travail de mineur accompli par Serge Daney lorsqu'il fit publier avec l'aide des éditions P.O.L. le dit Salaire du zappeur en 1988. Soit un an avant la création de l'émission de Patrick Menais sur une impulsion d'Alain de Greef. La seule manière de regarder la télé, c'est en zappant comme savent zapper les zappeurs du Zapping, c'est-à-dore en relevant ce qui a été perdu de vue pour monter ce qui mérite d'être remontré et voir ainsi ce qui autrement n'aurait pu accéder au visible, à l'énonçable et au pensable.


Quelques soviétiques
pour mémoire et principe actif


Le tour de force du Zapping, on ne le répétera jamais assez, aura en somme été double, consistant d'une part à épargner ses spectateurs du devoir de regarder assidument la télévision (qui n'est de fait plus regardable comme médium en soi ou alors par défaut ou accidentellement et alors ponctuellement via  d'autres canaux appartenant à l'ensemble configuré des médias numériques avec lesquels, une parmi d'autres, la TV compose désormais) et imaginant d'autre part de proposer les enchaînements qui autorisent le déchaînement d'un peu de sens sauvage (et peut-être même obtus au sens de Roland Barthes) retenu depuis le fond sans fond des flux tendus. Ou des mailles serrées tant les chaînes, on le sait au moins depuis Jean-Luc Godard, méritent fondamentalement en effet leur qualification (en raison de la série métaphorique et métonymique des chaînes de télévision, chaînes d'usines et chaînes d'esclaves). Dit autrement, le zapping est le nom banal d'une pratique commune (zapper, c'est banalement rouler de chaîne en chaîne sans quasiment jamais arriver à faire cesser le roulis et trouver satisfaction en arrivant à bon port ; c'est pour le spectateur zappant rouler en devinant peut-être qu'il a été roulé ou bien en se sachant roulure comme l'aurait encore dit Roland Barthes). Mais une pratique aussi communément adoptée que singulièrement ressaisie comme opération de montage (montage qui se conçoit structurellement comme démontage et remontage) et sauvetage (sauver quelques restes impensés de la grande déchetterie télévisuelle mondiale en promesse des nouages encore possibles mais toujours plus improbables du visible et du lisible, de l'énonçable et du pensable). Le journaliste Bruno Donnet a pu à bon droit évoquer la fameux et peut-être mythique "effet Koulechov" à l'endroit des meilleures réussites du Zapping. Mais on estimera devoir trouver d'autres références soviétiques plus ambitieuses encore, du "montage des attractions" cher à Sergueï Eisenstein (un extrait d'émission animalière côtoyant une autre dite de "télé-réalité" et l'effet - "néguanthropique" pour nous inspirer ici de Bernard Stiegler - est garanti, la bêtise frappant autant les narcissiques abêtis que ces pauvres bêtes) au montage par intervalles de Dziga Vertov (vues tout récemment, les larmes de crocodile versées à l'occasion du Brexit résonnent avec le Help des Beatles). Et cette ressaisie du zapping comme montage-démontage-remontage consisterait tout bonnement, après le démontage de quelques briques et le remontage consécutif de quelques moteurs, en une relève - ne serait-ce déjà que parce que le montage semble avoir sensiblement perdu ses fonctions dialogiques et dialectiques de pensée en rapports d'image pour un cinéma (en tous les cas français) organiquement sous assistance respiratoire télévisuelle.


La pastille du Zapping,
une pilule de moins en moins bien avalée


Poser enfin que le Zapping est la dernière émission de télévision, c'est d'abord prendre acte d'un combat politique engagé depuis plusieurs mois par Vincent Bolloré, propriétaire autoritaire d'une chaîne pour laquelle il aura voulu sonner la fin de la récréation en n'ayant eu de cesse de répéter (ou de faire répéter par d'autres - on pense en particulier à son bouffon favori consacré par la chaîne D8 et fanfaronnant avec ses tics de nouveau riche sarkozyste d'arriver avec pertes et fracas sur Canal+) que la pastille prescrite par le médecin Patrick Menais (ou le pharmacien Stéphane Haumant avec son émission Spécial Investigation également supprimée de la grille de rentrée) était une pilule qui ne passait plus (il faut dire, le montage en rappel des leçons du soviétisme ne s'inscrit pas vraiment dans la ligne idéologique en cours). La pastille davantage comparable visiblement à une arête de poisson coincée en travers de la gorge. En particulier depuis le moment où le meneur du Zapping avait consacré la moitié d'une émission en octobre 2015 aux extraits d'un reportage sur le Crédit Mutuel (partenaire financier encourageant via son site monégasque la fraude fiscale et soutien indéfectible du président des conseils de surveillance, outre du groupe Canal, de Vivendi) finalement diffusé sur France 3 après avoir été annoncé puis déprogrammé sur Canal+ (on pourra légitimement considérer ce changement de programme comme la manifestation d'une censure bien peu libérale en l'esprit et qui serait dès lors contradictoire à tout libéralisme s'il ne fallait pas distinguer les abstractions du discours libéral avec le sens pratique propre au néolibéralisme, l'un de ses capitaines d'industrie étant parmi les mieux à même d'incarner le surmoi obscène et autoritaire du consensus néolibéral actuel). L'équipe de Patrick Menais ayant récidivé en avril 2016 avec des extraits montés en fil rouge de l'émission Compléments d'enquête sur France 2 portant sur la fièvre capitalistique de Vincent Bolloré. Moins d'espaces en clair d'un côté et de l'autre dissémination télévisuelle du principe du zapping en guise de rançon du succès de la formule inventée avec le Zapping (mais les avatars diluent systématiquement l'essentielle question du montage, ils s'en méfient et se défilent devant elles au profit du défilement d'extraits spectaculaires et seulement valable pour eux-mêmes) : tous les arguments sont bons dès lors qu'il s'agit d'accuser son chien d'avoir la rage. La rage étant en effet demeurée jusqu'au bout intacte à montrer en montant-démontant-remontant comment - pour ne citer que quelques exemples parmi les derniers disponibles - la survie en kit de simulation offert à un animateur télé sur le retour est d'une absolue obscénité en regard ou vis-à-vis de la vraie survie affrontée par les cohortes de migrants de Syrie ou d'ailleurs tombant de Charybde en Scylla, haïs chez eux et honnis ici.


Chaîne cryptée, crypte et tombeau du Zapping :
pour qui sonne vraiment le glas ?


Chaîne cryptée, Canal+ en zappant notamment le Zapping afin de sonner le glas à son esprit libertaire est bel et bien devenu une crypte. Autrement dit le tombeau pour un œil, la tombe d'un regard opérant par montage et qui tombait à pic pour permettre au spectateur de ne pas couler à pic justement, pouvant ainsi s'accrocher à la bouée de quelques images sauvées de l'océan-dépotoir du spectaculaire intégralement désintégrant. On conclura en pensant aux zappeurs à qui l'on offre ces paroles ressouvenues du Glas de Jacques Derrida : la tombe n'est que le site en terre de restes dont l'érection pointe cependant en direction sublime du ciel de leur résurrection messianique.


30 juin 2016

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