Alfred Döblin et Berlin Alexanderplatz

 « Vive le döblinisme »

(Guillaume Apollinaire)

 

 

1) Éléments biographiques

(Weimar, l'exil étasunien, le retour en Allemagne, d'ouest en est)

 

 

Né en 1878, Alfred Döblin est issu d'une famille de commerçants juifs qui déménage à Berlin en 1888, son enfance étant marquée par l'abandon du domicile conjugal par un père volage parti avec sa maîtresse aux États-Unis. Médecin psychiatre spécialisé en neurologie qui office entre 1905 et 1930, par ailleurs grand lecteur de Spinoza, Dostoïevski et Freud, Alfred Döblin se passionne autant pour la littérature et la philosophie allemandes (Kleist et Hölderlin, Schopenhauer, Nietzsche et Marx) que pour les progrès techniques (il utilisa la radio comme médium de diffusion). Il met sur pied une troupe théâtrale en 1907 et participe en 1910 aux revues expressionnistes La Tempête – Der Sturm et L'Action – Die Aktion.

 

 

Pendant la Première Guerre mondiale, Alfred Döblin est mobilisé en Alsace-Lorraine en tant que médecin militaire et c'est pendant cette période qu'il commence la rédaction de son premier roman, Wallerstein (1920). Établi à Berlin après sa démobilisation à l'automne 1918, il est le témoin des combats de rue au moment de l'insurrection spartakiste et de sa sanglante répression qui sera au centre de l'un de ses futurs romans, Novembre 1918 dont les quatre volumes rédigés entre 1937 et 1943 ne seront publiés qu'à la fin des années 1940 (et ils ne seront traduits en français qu'en 2009). Durant la période de la République de Weimar, l'écrivain critique du parti socialiste sans pour autant rejoindre les rangs communistes est l'auteur de nombreux articles, sur le théâtre et sur le cinéma, plus généralement sur la vie culturelle et politique berlinoise. Et certains de ses tableaux influenceront une nouvelle comme L'Empoisonnement (1924) inspirée d'un fait divers ou bien intégreront directement la riche matière de son roman le plus connu, Berlin Alexanderplatz (1929). Adapté une première fois au cinéma en 1931, Berlin Alexanderplatz le sera presque un demi-siècle plus tard pour la télévision par Rainer Werner Fassbinder en 1980, à l'occasion d'un feuilleton de 14 épisodes d'une durée totale de 15h30 qui témoigne du choc représenté par ce roman sur la vie du cinéaste allemand.

 

 

Au moment de la rédaction de ce roman qui demeure son plus connu, Alfred Döblin est élu membre de l’Académie des Arts de Prusse dans la section littérature. Après l'arrivée d'Hitler en 1933, Alfred Döblin risque une arrestation imminente et décide alors de fuir avec sa famille l'Allemagne pour se réfugier d'abord en Suisse puis en rejoignant la France, travaillant jusqu'en 1939 pour le ministère de la propagande française. Après la débâcle de juin 1940 marquée par le suicide de l'un de ses fils engagé dans l'armée française et refusant d'être fait prisonnier par les nazis, il fuit pour le sud, quitte Marseille en juillet pour embarquer, via l'Espagne et le Portugal, pour les États-Unis. La période de l'exil est entre autres marquée par ses travaux de scénariste hollywoodien et sa conversion au catholicisme en 1941, qui sera d'ailleurs très mal perçue par la communauté diasporique des juifs exilés, tandis qu'un autre fils finira avec sa famille gazé à Auschwitz. Alfred Döblin revient à Paris en 1945 en devenant inspecteur littéraire de l'administration française puis, en Allemagne de l'ouest, travaille dans la pression papier et radio en s'entourant de jeunes écrivains parmi lesquels Günter Grass. Déçu par l'ouest et la mauvaise réception de son grand cycle romanesque Novembre 1918, il tente sa chance en passant en Allemagne de l'est (il y fera paraître son ultime roman, Hamlet, ou La longue Nuit prend fin en 1956) mais, critique à l'égard des rigidités du dogmatisme socialiste, revient en France en 1953. Un an plus tard, on lui diagnostique la maladie de Parkinson et Alfred Döblin décède en 1957, à l'âge de 78 ans.

 

 

2) Berlin Alexanderplatz,

un chef-d'œuvre

 

 

L'œuvre la plus connue d'Alfred Döblin reste Berlin Alexanderplatz (sous-titré L'Histoire de Franz Biberkopf) écrit entre 1928 et 1929 et dont l'écriture aurait été rythmée par le passage régulier des tramways devant son bureau. Dans cette œuvre composée de neuf livres, l'écrivain inspiré par sa veine journalistique décrit les bas-fonds du Berlin des années 1925-1930. Le personnage principal prend la figure moderne de l'anti-héros : Franz Biberkopf est un criminel repenti que la fatalité sociale rattrape au col et qui échoue à ne pas retomber dans la délinquance. Dépeignant la pègre berlinoise des années 1920, Berlin Alexanderplatz fut la cible des autodafés nazis dès 1933. Ce récit résolument moderne est couturé de diverses références, littéraires, mythologiques et bibliques, mais aussi de collages d'extraits de journaux afin de croiser dans une cacophonie urbaine confinant au chaos la fable populaire et le conte tragique. Les formes du montage au principe d'une approche esthétique conjuguant morcellement narratif, décrochages rythmiques et polyphonie, autrement dit un constructivisme soucieux de combiner perspectivisme et simultanéisme avait déjà été expérimenté par Alfred Döblin en tant que collaborateur au journal La Tempête, alors en référence à la vision moderniste des futuristes italiens à l'instar de Marinetti, pour être ensuite contemporain des inventions de la peinture dadaïste (Marcel Duchamp) puis cubiste (Georges Braque).

 

 

Berlin Alexanderplatz offre le récit du parcours accidenté de Franz Biberkopf (son nom signifie littéralement « tête de castor »), ancien cimentier devenu délinquant fraîchement sorti de prison après avoir purgé une peine suite à l'assassinat de sa compagne Ida, et qui renoue avec le monde de la pègre dont il réalise qu'il lui est alors si difficile de sortir, malgré le serment d'honnêteté qu'il serre comme un poing dans sa poche. Le roman se déroule dans les quartiers populaires proches de l'Alexanderplatz, au cœur du Berlin de l'entre-deux-guerres et sa narration construite à partir d'un montage de perspectives hétérogènes a pu être associée au courant littéraire de la « Nouvelle Objectivité », alors préoccupé sur le modèle photographique du travail d'August Sander de décrire de manière documentaire la vie quotidienne des masses avec de nouveaux moyens homogènes aux développements techniques de la production et la reproduction des images et du son. Voix radiophoniques, articles de journaux, chansons populaires ou de cabaret, discours politiques, changement de points de vue (de Franz on passe à l'ami et faux frère Reinhold, ce double maléfique, puis à Mieze qui aime le premier et sera victime des vicissitudes du deuxième, etc.), références littéraires à des auteurs comme Kleist et Schiller, argot berlinois raccord avec le passage des tramways et rompant de fait avec la syntaxe académique, monologues intérieurs ouvrant droit à des lectures psychanalytiques, invectives de l'auteur à l'égard de son personnage comme du lecteur, etc. : les citations relèvent ici d'un montage complexe de perspectives hétérogènes avérant la mutilation d'une existence morcelée par les contradictions de la modernité, victime de forces sociales antagonistes qui la dépassent en rappelant l'impasse de toute croyance dans l'explication seulement psychologique et le salut dans l'individualisme.

 

 

C'est la grandeur littéraire d'un récit qui, malgré sa focalisation narrative sur cet homme sans qualités, cet homo tantum qu'est Franz Biberkopf comme l'est l'anti-héros du Dernier des hommes (1924) de Friedrich W. Murnau sur un scénario de Carl Mayer, donne à entendre toute la rumeur impersonnelle, bourdonnante et anonyme de la ville moderne, avec le boucan infernal de ses machines. Comme s'il s'agissait au fond d'entendre le grésillement des ondes d'une radio de l'époque en pratiquant de façon syncopée, presque jazzy, des changements de station intempestifs (un symptôme plutôt qu'un symbole, Franz survit à son terrible destin comme concierge au bras amputé). Au terme de péripéties où le héros ne cesse pas d'être ballotté d'un camp à un autre (notamment politique, suivant qui lui offre la soupe) jusqu'à la blessure, celui qui est un survivant de l'enfer de la modernité comprend ultimement qu'il n'y a pas de destin. « Pas la peine de le vénérer comme tel, il faut le regarder en face, l'empoigner et le détruire. (...) Biberkopf est un petit travailleur. Nous savons ce que nous savons, nous l'avons payé bien assez cher. » (éd. Gallimard, 2009, p. 444). Sur le plan littéraire, et en raison même de sa modernité, Berlin Alexanderplatz peut être rapproché de Ulysse (1918-1922) de James Joyce, Alfred Döblin ayant par ailleurs réécrit son livre après avoir lu l'œuvre de l'écrivain irlandais quand il est également le contemporain du film Berlin, symphonie d'une grande ville (1927) de Walter Ruttmann. Mais l'esthétique constructiviste du documentaire est critiqué pour l'apolitisme de son fétichisme techniciste par Siegfried Kracauer comme Walter Benjamin critiquait la « Nouvelle Objectivité » à l'occasion de son article intitulé « L'auteur comme producteur » en 1934 in Essais sur Brecht (éd. La Fabrique, 2003, p. 122-144), critiquant sévèrement le roman d'Alfred Döblin parce qu'il conclurait sur le seul salut flaubertien et littéraire de son personnage (cette « ''éducation sentimentale'' du malfrat [caractérise] le stade le plus extrême, le plus vertigineux, le plus avancé, le stade ultime du vieux roman éducatif bourgeois. », « La crise du roman. A propos de Berlin Alexanderplatz de Döblin », 1930 in Œuvres II, éd. Gallimard-coll. « folio essais », 2000, p. 197). Tout en préfigurant L'Homme sans qualités de l'autrichien Robert Musil dont la rédaction commence en 1930 ou encore La Mort de Virgile (1945) du compatriote Hermann Broch, Berlin Alexanderplatz pourra être encore comparé à Manhattan Transfer (1925) de l'étasunien John Dos Passos en raison de leurs techniques de montage respectives. La proximité avec Bertolt Brecht qui fut l'ami d'Alfred Döblin est également avérée (sur le plan des effets de distanciation au principe du caractère exemplairement didactique de la narration). On aura encore raison de proposer le rapprochement entre Berlin Alexanderplatz et Voyage au bout de la nuit (1932) de Céline « qui, lui aussi, fait la somme d'une rue, d'une place, d'un système de rues, de maisons et d'hommes afin de créer une forme lyrique étroitement liée à l'actualité » (comme l'écrit Pierre Mac Orlan dans sa préface au Voyage). La place Alexander anticiperait ainsi chez Alfred Döblin la place de Clichy en ouverture du roman de Céline, qui par ailleurs exerça également comme médecin.

 

3) L'Empoisonnement

et autres nouvelles

 

Alfred Döblin est également l'auteur de plusieurs nouvelles : L'Empoisonnement (1924) et le recueil intitulé L'Assassinat d'une renoncule. Le premier texte est inspiré d'un fait divers observé par l'auteur à l'époque où il était journaliste : dominée jusqu'à l'avilissement par un mari qui la brutalise, la jeune Elli Link trouve un soutien auprès de Margarete Bende surnommée Gretchen ou Grete, une amie également victime de violences conjugales, jusqu'à devenir amantes et découvrir ensemble tout un pan inconnu d'une vie sexuelle oblitéré par la norme de l'hétérosexualité. C'est alors que ces deux femmes nourrissent le plan diabolique consistant à faire payer au mauvais époux ses brutalités, la vengeance directe d'Elli nourrissant plus indirectement les fantasmes de Grete. Inspiré d'un procès qui défraya la chronique judiciaire durant la première moitié des années 1920, L'Empoisonnement est un récit d'autant plus cruel que le drame est froidement autopsié par l'écrivain qui était encore à cette époque médecin neurologue (on pense évidemment à Rainer Werner Fassbinder, on pense également beaucoup au cinéma de Claude Chabrol). Le ressentiment partagé et la pulsion vengeresse des deux amies nourrissent alors la matière toxique d'un empoisonnement qui va jusqu'à se répandre au sein même de l'écriture. Le privilège littéraire des phases verbales, en induisant par conséquent l'ellipse du sujet, touche à la dimension impersonnelle d'une horreur rien moins que sociale, qui fait de la conjugalité une sorte d'état d'exception au principe de toutes les brutalités masculines, jusqu'à la haine de soi dans l'autre et l'autre en soi accentuée par l'avilissement sexuel dont le détail scatologique n'est pas épargné au lecteur. L'empoisonnement désigne déjà la violence conjugale légitimée, dont l'empoisonnement du mari représente au fond une manière réactive d'actualisation, qui trouvera horriblement à se prolonger de multiples façons après le décès de ce dernier : dans la procédure judiciaire et le surenchère du commentaire médiatique, dans les jugements d'existence moraux et la stigmatisation saturée de sexisme et de lesbophobie, dans les nombreux cauchemars de l'empoisonneuse et les sanctions pénales prononcées (de la peine de prison purgée par l'une aux travaux forcés imposés à l'autre). Déjà, l'idée de ne pas dissocier l'acte criminel de la personne et la personne de la société à laquelle elle appartient fait particulièrement penser aux Principes de la philosophie du droit (1820) de Hegel pour qui le criminel rompant par son acte le lien juridique doit cependant bénéficier de la conservation du lien éthique lui permettant de ne pas sortir de la communauté. La toxicité imprègne ainsi les obscures causalités de l'interdépendance, c'est-à-dire un jeu complexe de rapports sociaux et d'interrelations dont les déterminations, invisibles, échappent tant à la conscience individuelle qu'à l'opinion ou au sens commun oublieux des fondements sociaux de la violence féminine. L'aspect spectaculaire et réactif de la violence des « bad girls » répond en fait à la violence masculine qui est moins perceptible par l'opinion en raison des effets conjugués de la naturalisation et de la banalisation (à cet égard, on renverra à l'excellente exposition organisée par les Archives nationales entre le 30 novembre 2016 et le 27 mars 2017 derniers, intitulée Présumées coupables 14e-20e siècle).

 

 

L'épilogue de L'Empoisonnement vaut alors comme profession de foi d'un auteur dont la vision imprégnée du souvenir des lectures de Spinoza substitue au chantage à l'émotion la voie plus difficile mais ô combien plus nécessaire de la compréhension : « Le tout est un tapis fait de nombreux lambeaux disparates, drap, soie, mais aussi morceaux de métal, mottes de glaise. Rapiécé avec de la paille, du fil de fer et du cordonnet. Par endroits des fragments isolés, simplement juxtaposés. Certaines chiquettes sont maintenues par de la colle ou reliées par du verre. Mais le tout est sans aucune lacune et porte le sceau de la vérité. Et s'est projeté sur nos manières de penser, de sentir. Voilà comment les choses se sont passées ; les acteurs eux-mêmes le croient. En fait, elles se sont aussi passées autrement. ». Mais aussi ceci : « Je n'avais pas pour but de vulgaires études de milieu. Seulement une certitude : que la vie ou une tranche de vie d'un individu ne pouvait se comprendre en dehors de leur contexte. Les humains sont liés entre eux et même avec d'autres êtres par un rapport symbiotique. Ils se touchent, s'approchent, s'attachent l'un à l'autre. (…) Si j'extrais un individu de son milieu, c'est comme si j'observais une feuille ou une phalange et que je veuille en décrire la nature et le développement. (...) L'individu ne sent pas la force, il ne sent pas la règle, mais il l'applique. ». Et encore cela : « Et ce qui alors se manifeste et se développe ainsi, ce n'est pas l'homme, mais une masse cosmique plus vaste ou plus petite que lui. (…) Nous comprenons, mais à un certain niveau. » (éd. Actes sud, 1988, pp. 95, 97 et 100). Où comment l'éthique spinozienne des corps affectés (« (…) les hommes se croient libres pour cette seule cause qu’ils sont conscients de leurs actions et ignorants des causes par où ils sont déterminés (…) » in Éthique, IIIe partie, proposition II, scolie) rejoindrait idéalement la sociologie d'un Norbert Elias, penseur juif allemand contemporain d'Alfred Döblin, pour qui le procès d'individualisation qui émancipe des vieilles dépendances traditionnelles s'accompagne d'un surcroît d'interdépendance complexifiant à l'époque moderne la liberté d'agir (« Comme au jeu d'échecs, toute action accomplie dans une relative indépendance représente un coup sur l'échiquier social, qui déclenche infailliblement un contre-coup d'un autre individu (sur l'échiquier social, il s'agit en réalité de beaucoup de contrecoups exécutés par beaucoup d'individus) limitant la liberté d'action du premier joueur » écrit ainsi le sociologue dans La Société de cour, éd. Calmann-Lévy, 1974, p. 152). A cet égard, toutes les approches psychologiques sont illusoires, pire fallacieuses puisqu'elles rabattent dans la sphère de la responsabilité individuelle des déterminations sociales dont les responsabilités n'engagent rien que des actions politiques.

 

 

Quant au recueil de nouvelles rassemblées sous le titre de L'Assassinat d'une renoncule, c'est un ensemble protéiforme incluant treize récits parus entre 1902 et 1917, marqués par l'expressionnisme et l'expérience au sein des revues La Tempête – Der Sturm et L'Action – Die Aktion. Il s'agit de miniatures ciselées où se condensent la cruelle précision et la drôlerie caustique caractérisant le style de leur auteur et leur sujet commun est la guerre des sexes, l'utopie amoureuse constamment mise à l'épreuve des lignes de fracture de la conjugalité (le rapport se pense alors à chaque fois comme celui d'un non-rapport plus fondamental et les syncopes, ruptures de tons, saccades et ellipses expriment les faux-raccords des rapports sociaux de sexe). Expressionnisme, abstraction, naturalisme, objectivisme sont ainsi des catégories qui ne sauraient réduire un style déjà sûr sans pour autant connaître ces pics de monumentalité que seront Berlin Alexanderplatz et davantage encore Novembre 1918.

 

 

Un sondage publié en 2002 par le quotidien d'information britannique The Guardian, effectué auprès de cent écrivains du monde entier, a placé Berlin Alexanderplatz d'Alfred Döblin parmi les cent meilleurs livres de l'histoire de la littérature mondiale.

 

 

28 avril 2018


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