0) Communément, le baroque désigne depuis la fin du 19ème siècle un mouvement artistique né en Italie qui, depuis le milieu du 16ème siècle jusqu'au milieu du 17ème siècle, est caractérisé par l'exagération et les torsions du mouvement, la surcharge décorative, l'exubérance formelle, la tension dramatique et le contraste expressif, aux limites de la pompe.
Le terme vient du portugais barocco signifiant « perle irrégulière », mais a été aussi le synonyme de bizarre ou grossier pour les personnes évoquant au 19ème siècle l'art pratiqué deux siècles auparavant.
Art de la Contre-Réforme, le baroque est privilégié par le monde catholique qui voulait ainsi répondre aux assauts multiples de la Réforme protestante comme des progrès de la science astronomique (avec l'héliocentrisme de Copernic et la mathématisation galiléenne de l'univers). Sa vocation transversale à tous les arts (du clair-obscur ou de l'usage du miroir en peinture et de l'escalier monumental en architecture jusqu'aux mises en abyme du théâtre en passant par les intrigues à tiroir des romans picaresques et l'invention du contrepoint et de la polymélodie en musique) ainsi que son goût prononcé pour les allégories imposent l'idée générique d'une harmonie des contraires préétablie.
Pour Gilles Deleuze relisant à nouveaux frais Leibniz, le trait du baroque consiste moins en l'invention du pli qui lui préexiste qu'à le pousser à l'infini : le « dépli » est ce concept désignant comment l'on peut passer sans interruption d'un pli à un autre.
Le pli est ainsi une fonction opératoire, un opérateur de transversalité, une force diagonale qui permet de n'avoir pas à opposer dialectiquement ou à choisir entre les continuités et les discontinuités, les ruptures et les immobilités, mais aussi entre les matières organiques et les matières inorganiques, entre le corps et l'âme, entre la monade la plus simple et microcosmique et la monade de monades la plus complexe et macrocosmique.
1) « Le Baroque ne renvoie pas à une essence, mais plutôt à une fonction opératoire, à un trait. Il ne cesse de faire des plis. Il n'invente pas la chose (...)... Mais il courbe et recourbe les plis, les pousse à l'infini, plis sur pli, pli selon pli. Le trait du Baroque, c'est le pli qui va à l'infini. » (p. 5). On peut distinguer comme le fait le philosophe l'infini ainsi saisi selon son étagement propre, dans les replis de la matière et dans les plis dans l'âme. On pourra ainsi retrouver le pli dans le labyrinthe (ar exemple chez Alain Resnais et Alain Robbe-Grillet, Stanley Kubrick et Raul Ruiz), dit multiple parce qu'il a beaucoup de plis, des plis dans d'autres plis comme une caverne (le cerveau) dans une autre caverne (utérine). Jusqu'au dépli qui « n'est pas le contraire du pli, mais suit le pli jusqu'à un autre pli. » (p. 9). C'est alors le grand montage baroque conceptualisé par Leibniz dans ses Nouveaux essais, avec « l'étage d'en bas percé de fenêtre, et l'étage d'en haut, aveugle et clos, mais en revanche résonnant, comme un salon musical qui traduirait en sons les mouvements visibles d'en bas. » (p. 6). Un modèle pour la science de la matière serait donné par la discipline japonaise de l'origami ou l'art de plier le papier. Tout organisme s'envisage comme chez le naturaliste Étienne Geoffroy Saint-Hilaire, partisan de l'épigénèse, en pli, pliure ou pliage, plissement originaux. En conséquence, l'extérieur peut se concevoir comme une intériorité dépliée, le dedans un dehors replié ou invaginé (et c'est l'onirisme lynchien). Le matérialisme et le spiritualisme entrent ainsi dans des rapports baroques, de plis et de dépli, l'opposition dialectique cédant la place (même dans le contructivisme généralisé d’un artiste soviétique comme Dziga Vertov) à une composition tout en tension, en courbure et inflexion, dans la liaison d'un théâtre des matières et d'un autre appartenant à Dieu, enfoncement ou gravité et élévation caractérisant l'étagement d'une même maison (« lieu de la cosmogénèse » disait déjà le peintre Paul Klee, cité p. 21). « Tout se passe comme si les replis de la matière n'avaient pas leur raison en eux-mêmes. C'est que le Pli est toujours entre deux plis, et que cet entre-deux-plis semble passer partout : entre les corps inorganiques et les organismes, entre les organismes et les âmes animales, entre les âmes animales et les raisonnables, entre les âmes et les corps en général ? » (p. 19).
2) On y reconnaîtrait le fondement même du perspectivisme, variation ou inflexion des points de vue (au cinéma depuis Orson Welles jusqu'à Gus Van Sant et Quentin Tarantino en passant par Joseph L. Mankiewicz, Agnès Varda et Woody Allen). Il s'agit d'un relativisme d'un nouveau genre, qui traverse la philosophie de Friedrich Nietzsche et la littérature de Henry James, d'un pluralisme qui appelle davantage la distance que la discontinuité puisque la multiplicité des points de vue l'emporte sur un centre absent ou défaillant : « ce n'est pas une variation de la vérité d'après le sujet, mais la condition sous laquelle apparaît au sujet la vérité d'une variation. C'est l'idée même de la perspective baroque. » (p. 27). Le monde apparaît ainsi comme une courbure infinie touchant en une infinité de points (de vue) une infinité de courbes : « la série convergente de toutes les séries » (p. 34). Ainsi, chaque monade comme unité individuelle, comme âme inclut-elle dans ses plis obscurs le monde entier et le monde comme virtualité toutes les monades qui, ainsi, en figurent l'actualisation par le biais de leurs perceptions les plus claires. Et si les monades sont dites par Leibniz comme des chambres sans fenêtre, c'est parce que les plis ont remplacé les trous. « La monade est une cellule, une sacristie dépourvue de fenêtres : une pièce sans porte ni fenêtre, où toutes les actions sont internes. » (p. 39). Le modèle de l'étagement leibnizien, c'est alors « le monde à deux étages seulement, séparés par le pli qui se répercute des deux côtés suivant un régime différent, [voilà] l'apport baroque par excellence. » (p. 41). La distinction comme étagement du dedans et du dehors renvoie au Pli dont les virtualités ne cessent de s'actualiser selon la ligne du dépli, le pli étant idéalement « pli qui différencie et se différencie (...) : scission dont chaque terme relance l'autre, tension dont chaque pli est tendu dans l'autre. » (p. 42). Ce sont déjà pour Uccello les lances des soldats en guerre comme une strie de traits lumineux et les veines du marbre pour Leibniz, c'est vivre dans les plis pour Henri Michaux, c'est Pierre Boulez inspiré par l'éventail de Mallarmé : « pli selon pli » (p. 47). Mais ce sont aussi, pour le cinéma que Gilles Deleuze n'évoque pas (après en avoir tant et si bien parlé avec les deux volumes de Cinéma en 1983 et 1985), les palais sternbergiens et les kiosques renoiriens, les bals ophulsiens et les cavernes felliniennes – et puis tous les films dans le film, toutes les constructions gigognes et les mises en abyme.
3) En six points, la spécificité philosophique du baroque, son élément génétique, la ligne infinie de courbure et d'inflexion dégagée par Leibniz, consiste donc dans le pli. « Le problème n'est pas comment finir un pli, mais comment le continuer, lui faire traverser le plafond, le porter à l'infini. » (p. 48). Ensuite, « le pli infini sépare, ou passe entre la matière et l'âme, la façade et la pièce close, l'extérieur et l'intérieur » (p. 49). Après la ligne d'inflexion dont la virtualité ne cesse de s'actualiser en se différenciant infiniment, « c'est l'accord parfait de la scission, ou la résolution de la tension [qui] se fait par la distribution de deux étage, les deux étages étant d'un seul et même monde (la ligne d'univers) » (idem). Passant entre les deux façades, intérieure et extérieure, le pli essaime et se différencie, au ras du sol et de textures (comme chez les cinéastes avant-gardistes, Man Ray, Kenneth Anger et Stan Brakhage), faisant ainsi du baroque « l'art informel par excellence. » (idem). On en arrive alors au concept de « dépli » qui, comme dans les peintures de Simon Hantaï, « n'est certes pas le contraire du pli, ni son effacement, mais la continuation ou l'extension de son acte, la condition de sa manifestation. » (p. 50). Le pli existait avant le baroque, son invention consiste alors dans le dépli : pli sur pli à l’infini. Concernant justement les textures, leur étirement ou dilatation appelle un concept de maniérisme, actif pour des réalisateurs tels Brian De Palma et Dario Argento, articulé de manière opératoire au baroque, avec par exemple tout un jeu de strates « comme autant d'occasions de détours et de replis » (p. 52). Enfin, le dégagement d'un modèle paradigmatique du pli permet de relier le drapé du tissu en l'occident avec les pliages de papier en Orient afin de pouvoir distinguer « les Plis, simples et composés ; les Ourlets (les nœuds et coutures étant des dépendances du pli) ; les Drapés, avec points d'appui. » (p. 53). A cet égard, Gilles Deleuze peut poser que la philosophie leibnizienne est la seule à avoir poussé aussi loin « l'affirmation d'un seul et même monde, et d'une différence ou variété infinies de ce monde. » (p. 78).
4) L'allégorie leibnizienne, proposée dans ses Essais de Théodicée sur la bonté de Dieu (1710), du « palais des destinées » est profondément instructive du pli comme harmonie de l'unicité du monde actuel et de la variété de ses différences, virtuellement infinies (Giorgio Agamben l’évoque en apostille à son Stanze, éd. Payot & Rivages, 1994 [1992 pour l’édition originale, p. 269-271]). Tout en haut de cette architecturale pyramidale pointe le point de vue divin, le plus clair et lumineux, que le philosophe nomme « incompossible » puisque Dieu voit en effet tous les possibles qui descendent toujours plus obscurément jusqu'en bas, non pas en ce qu'ils s'opposent comme contradiction mais en ce qu'ils composent comme « vice-diction » (p. 79). Dès lors, il y a des séries dites « incompossibles » quand les séries divergent en appartenant à deux mondes possibles au moins (là où Adam pêcheur et Adam non pêcheur coexistent plutôt qu'ils ne se contredisent) quand elles sont dites « compossibles » lorsque les séries convergent en constituant un seul et même monde (là où Adam est soit pêcheur soit non pêcheur). « Dieu choisit entre une infinité de mondes possibles, incompossibles les uns avec les autres, et choisit le meilleur, ou celui qui a le plus de réalité possible. » (p. 80) : ce privilège du meilleur sur le bien est ce qui aura d'ailleurs été moqué et mal compris (moqué car mal compris) par Voltaire dans son Candide (1759). En revanche, la Théodicée en proposant une grande représentation baroque impose les critères du récit baroque caractérisant par exemple le Jorge Luis Borges des Fictions (et son Jardin aux sentiers qui bifurquent) et La Vie extravagante de Balthazar de Maurice Leblanc : « l'emboîtement des narrations les unes dans les autres, et la variation du rapport narrateur-narration. » (p. 82). Sans évoquer davantage les expérimentations narratives de Krzysztof Kieslowski et Alain Resnais ou J. J. Abrams et Damon Lindelof. Dans ce monde, nous sommes amis, dans l'autre ennemis : le narrateur ou démiurge voit l'incompossible, dans l'espace littéraire ou cinématographique il est dieu qui, partout ailleurs, serait donc mort (et ressuscité avec l'auteur démiurge). Mais il ne s'agit pas de ramener le perspectivisme dans l'ordre (postmoderne) d'un relativisme confus et sans éthique, homogène au capitalisme actuel. C'est qu'il y a en effet et pour conclure une morale leibnizienne, très proche d'ailleurs de l'éthique spinozienne : « essayer chaque fois d'étendre sa région d'expression claire, essayer d'augmenter son amplitude, de manière à produire un acte libre qui exprime le maximum possible dans telle ou telle condition. » (p. 99).
5) Avec le 17ème siècle et l'événement de l'invention copernico-galiléenne, c'est toute la construction théologique, fermée et mono-centrée, qui s'en trouve ébranlée. Et même l'optimisme rationnel des Lumières ne saurait devoir y couper. Le baroque exprime alors un nouveau régime de l'infinitude que la philosophie de Leibniz peut aider à penser. Le pli se présente ainsi comme un concept créateur, un « opérateur de transversalité » pour parler comme Félix Guattari, dont la « force diagonale » (comme l'aurait dit cette fois-ci Hannah Arendt) relierait transversalement multiplicités, éléments disparates et domaines distincts. Il s’agit ici de redéployer les rapports de l'individu et du cosmos dès lors qu'en effet les plis sont partout, dans la matière organique comme dans la matière inorganique. Puisque les diagonales du pli permettent en effet de tracer transversalement des lignes en pliant les savoirs les uns sur les autres comme en faisant consoner les disciplines, son concept évite en conséquence ceci : « d'avoir à choisir entre continuités et discontinuités, immobilités et ruptures », étant alors entendu que « le vecteur des intensités sensibles et intelligibles mêlées [ne renvoie] ni à un commencement ni à une fin, ni à une profondeur ni à une hauteur, mais ne se réfère qu'au seul plan d'immanence. » (François Dosse, Gilles Deleuze et Félix Guattari. Biographie croisée, éd. La Découverte, 2007, p. 532). D'où l'opposition conceptuelle du mécanique et du machinique dépliée depuis le vitalisme leibnizien, le second pôle étant associé à l'infini quand le premier ne l'est qu'au fini. D'où la promotion d'un perspectivisme également, valant moins comme relativisme et confusionnisme que comme découverte de la vérité des variations ressaisies dans leur singularité respective. D'où encore l'importance accordée du côté de la lumière au « clair-obscur » qui vaut pour la peinture ce que représentent les deux étages de la maison pour l'architecture baroque, parce que la distinction de l'infinité des mondes possibles et la finitude des mondes réels constitue en elle-même un pli disponible pour tous les mondes virtuels qui ne s'actualisent qu'avec les monades qui les expriment. C'est pourquoi le plan d'immanence est un plan cristallin, au fondement de visions hallucinatoires relevant d'une esthétique du virtuel prolongée après l'image-mouvement et l'image-temps du côté des « images-flux » proposées par Christine Buci-Glucksmann (comme images d'un pur continu virtuel). C'est pourquoi l'ontologie deleuzienne, mieux que d'être celle de la différence qu'il fallait regagner contre les oppositions dialectiques, est une ontologie du virtuel trop souvent confondu avec le possible alors qu'il forme avec l'actuel les deux faces cristallines du réel (auquel s'opposera alors le possible). Gilles Deleuze le précisera encore plus tard, dans un texte intitulé « L'actuel et le virtuel » qui aurait dû former avec « L'immanence, une vie » les deux premiers chapitres d'un livre qui ne sera jamais écrit, Ensemble et multiplicités : « Toute multiplicité implique des éléments actuels et des éléments virtuels. Il n'y a pas d'objet purement actuel. Tout actuel s'entoure d'un brouillard d'images virtuelles. » (cf. Dialogues en collaboration avec Claire Parnet, éd. Flammarion-coll. « Champs », 1977, p. 179).
mercredi 7 juin 2017
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