Des fleurs pour l’éternité

(orphelins de Caroline Crawley, l'orpheline de Shelley)

Il y a des catastrophes dont le visage ne se fait connaître qu'après coup, en différé. On découvre seulement aujourd'hui qu'en octobre 2016 disparaissait Caroline Crawley.

 

 

La mort, toujours, possède sur les vivants son sale petit coup d'avance, en imposant de surcroît la tristesse à rebours, ses effets radioactifs compris rétrospectivement.

 

 

... cette spirale mortelle...

 

 

Nous l'aimions Caroline Crawley et il n'était pas nécessaire qu'elle le sache, encore moins de rencontrer celle qui n'était elle qu'à demeurer voix incorporelle, il était seulement exigé de persévérer dans la stanza d'un amour solitaire.

 

 

Sa voix de sirène nous ravit le cœur un jour de 1993, pour ne plus jamais nous le rendre. On ne fit aucune réclamation. L'occasion, discrète, aura été hasardée par l'un de ses disques qui vous ouvrent après bien des années de galère FM une voie secrète rédimant le creux de vos oreilles : « Humroot » de Shelleyan Orphan, c'était le beau duo qu'elle formait depuis 1982 avec son compagnon et âme sœur, le guitariste Jemaur Tayle.

 

 

Des fleurs rares (« Helleborine »), des fruits improbables (le mélange de citron et de grenade en pochette de « Humroot »), quelques animaux (chat mort, banc de poissons, dauphin qui soigne le cancer) : quatre albums en vingt ans, tous des trésors, composant en bouquets des filtres folk et des symphonies de poche. De cette science délicate des baumes euphorisants, des nappes gaufrées et des boiseries subtiles, The Cure et Stéphane Eicher voulurent en profiter à une époque où le ta-ta-poum se déclinait en synthés boum boum. Mais de pareils miracles choyés par le label mythique Rough Trade et lancés par Geoff Travis comme des fusées afin de rompre avec le glacis New Wave n'étaient pas corruptibles. Ils étincelèrent davantage comme des étoiles filantes et des pétales consumés, comme des lucioles condamnées à ne briller dans la durée qu'en émission rare et intermittente de lumière fossile.

 

 

Nous sauvant définitivement des sortilèges de pacotille d'une vilaine fermière hexagonale, Caroline Crawley, visage de porcelaine et rousseur végétale, savait déposer dans la clairière de nos âmes des douleurs en filigrane. Et ce dépôt était un humus qui charmait, qui soignait aussi, soit toute une pharmacopée soufflée dans la tiédeur cristalline des mélopées.

 

 

On découvrait avec étonnement aussi que des peintres avaient rêvée d'elle un bon siècle avant sa naissance, on les appelait alors les préraphaélites. Et ses plus ensorcelantes cousines (Maddy, Donna, Shelly) avaient été peu de temps auparavant déjà croisées aux abords nocturnes de la forêt de Twin Peaks.

 

 

Trop tard pour tutoyer Nick Drake et Tim Buckley, Fred Neill et Syd Barrett (sa reprise de « Late Night » pour This Mortal Coil est juste sublime), trop tôt pour ceux qui ne sont pas encore nés et auront pourtant la charge d'en être les héritiers, Shelleyan Orphan étaient, sont, ils seront les orphelins d'époque révolues ou avortées. Nous sommes, nous, les orphelins des « orphelins du poète Shelley », les orphelins de l'orpheline : nous étions Ulysse sauvé par le chant de la sirène, nous sommes aujourd'hui Orphée endeuillé par l'Eurydice qui fut jadis.

 

 

Caroline Crawley n'est donc plus, sinon l'immortelle qu'elle aura toujours déjà été. Elle n'est cependant plus et de le savoir inflige une blessure dont la peine serait insurmontable si elle n'engageait pas un destin. Celui d'être un temple vivant dédié à la mémoire fidèle et vibratile de l'absente, qui chante encore et encore, en promesses de fleurs en centaines épanouies pour l'éternité.

 

 

We Have Everything We Need

 

 

2 mars 2018


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