Crise alimentaire : les raisons de la déraison économique (I)

1/ Pour une approche généalogique de l’économie mondialisée de la faim :

Le système économique mondial est principalement traversé par deux forces contradictoires : d’un côté, la consolidation d’une économie mondiale de main-d’œuvre à bon marché au Sud et à l’Est ; de l’autre côté, la recherche au Nord et à l’Ouest de nouveaux marchés de consommation. L’extension des marchés réclamée par les multinationales exige le morcellement et l’affaiblissement des économies nationales alors contraintes, si elles veulent s’intégrer dans le marché mondial, de privilégier l’importation-exportation sur l’entretien des cultures vivrières locales. La circulation de l’argent et des marchandises ne connaît presque plus de frontières ; le crédit bancaire a été déréglementé, la financiarisation du capitalisme s’est accélérée ; le capital transnational s’empare par le biais de la dette de la propriété étatique ; la doctrine libre-échangiste masque de moins en moins bien la réalité de l’inégalité structurelle des échanges en économie capitaliste mondialisée soumettant la production des pays du Sud au régime consommatoire des pays du Nord.

 

  a) Les années 80 : la décennie de l'appauvrissement global

 

Ce sont les années 80 qui ont vu l’ère de l’appauvrissement global de l’humanité, ouvertes par la récession mondiale de 1981-1982 avec la crise de la dette lorsque la Réserve fédérale étasunienne a décidé de relever en 1979 ses taux d’intérêt, faisant du coup augmenter le fardeau de la dette. En août 1982, le Mexique annonçait la suspension de ses remboursements. Exemple frappant, celui des États-Unis dont la dette publique s’élevait en 2003 à 7.300 milliards de dollars, alors que la dette cumulée de tous les pays dits en voie de développement (PVD) où vivent 85 % de la population mondiale est de 1.600 milliards de dollars, soit 4 fois moins : c’est que la dette, financée par le reste du monde, de la première puissance militaire et économique, et dont la monnaie domine le circuit des échanges économiques mondiaux, n’est pas dans les rapports de force actuels exigible de son remboursement. Ainsi ses habitants dépensent chaque année dans les fastfood et autres centres commerciaux type Wal-Mart l’équivalent du double du produit national brut du Bangladesh. Principale responsabilité : la chirurgie économique préconisée aux pays endettés par le Fonds Monétaire international (FMI) dominée par la doctrine anglo-saxonne néolibérale qui a abouti à la compression des revenus réels (parce que reposant sur une main-d’œuvre bon marché et mal payée) et au renforcement d’un système mercantiliste basé sur l’exportation. C’est un mélange d’austérité budgétaire, d’ouverture des frontières aux flux des marchandises, et de privatisation du secteur public qui a été appliqué dans plus de 100 pays endettés du tiers-monde et de l’Europe orientale (y compris la Russie durant les années 80 : c’est d’ailleurs là une des raisons expliquant le démantèlement de l’empire soviétique).

 

 

La mise en place des programmes d’ajustement structurel (PAS) dans un grand nombre de pays endettés favorise la mondialisation de la politique macroéconomique impulsée par le FMI et la Banque mondiale (BM) qui œuvrent au nom des intérêts du club fermé du groupe des 8 pays les plus riches de la planète (G8). Avec pour résultat que sur 6 milliards d’habitants que compte cette planète, 5 milliards vivent dans des pays pauvres. Il suffit de se reporter au bilan tiré il y a déjà 20 par l’UNICEF et intitulé « L’Ajustement à visage humain » pour se rendre compte de l’horreur sociale et économique initiée par des institutions jamais pénalement inquiétées pour les millions de morts dont elles ont été et continuent d’être les responsables, autre forme de la « banalité du mal » naguère évoquée par Hannah Arendt. Rappelons que Robert Mac Namara, secrétaire d’État à la défense pendant que les États-Unis faisaient la guerre au peuple vietnamien, a été président de la BM de 1968 à 1981. Signalons enfin que le FMI ne vient pas en aide aux pays endettés de façon généreuse mais fait payer au prix fort ses interventions de choc : entre 1980 et 2000, le FMI a prêté 71,3 milliards de dollars aux pays latino-américains et ceux-ci ont dû lui en rembourser 86,7 milliards, soit un gain net de 15,4 milliards.

 

 

Les révoltes populaires légitimes contre les politiques d’ajustement structurel ont souvent été brutalement matées, qu’il s’agisse de l’assassinat quotidien des syndicalistes par les latifundistes brésiliens, et comme ce fut le cas par exemple au Venezuela en 1989 à la suite d’une augmentation de 200 % du prix du pain. En 1984, ce furent les émeutes du pain de Tunis, et puis le Nigeria en 1989, le Maroc en 1990, la Russie en 1993, le Mexique en 1994 qui a vu le soulèvement de l’Armée zapatiste de libération nationale (AZLN) dans la région du Chiapas, l’effondrement des économies des pays du sud-est asiatiques en 1997 alors que l’on ne cessait de les présenter comme les plus compétitives du monde (les fameux « Dragons »). Puis ce furent la crise économique en Russie et en Argentine au tournant des années 2000, le krach de la netéconomie en 2003, et la crise financière mondiale de 2008. Et c’est une nouvelle flambée d’émeutes de la faim qui éclate un peu partout dans les pays du Sud aujourd’hui, en Haïti, au Cameroun, aux Philippines, en Indonésie, au Burkina-Faso, au Maroc, en Égypte, en Éthiopie et ailleurs. Et si le 19 juin 1999, le groupe des 7 pays les plus riches (G7) s’était réuni à Cologne pour décider de l’annulation d’une partie de la dette des États les plus pauvres, seuls 2 % de la dette totale du tiers-monde auront au bout du compte été effacés. Maigre cadeau.

 

 

La récession mondiale de 1981-1982 a contribué au remodelage des économies du tiers-monde : Etat affaibli car en voie de privatisation, industrie nationale destinée au marché intérieur ruinée à force d’avoir été contrainte à exporter, entreprises endettées et en faillite car incapables de soutenir la concurrence avec les entreprises du Nord protégées par le protectionnisme des subventions. La compression de la consommation interne implique une compression du coût de la force du travail (c’est un différentiel de 20 à 50 % entre les salaires du pays du Sud et ceux du Nord). Car tel est le programme réel des politiques d’ajustement : peser sur les salaires dans les pays pauvres afin d’aider au transfert dans ces pays des activités industrielles des pays riches du côté de la production ; et du côté de la consommation, approvisionner les marchés restreints de consommateurs au revenu élevé des pays du Nord (et quelques enclaves de consommation luxueuse dans l’Est et le Sud) qui sont la résultante de la faiblesse salariale du coût de la main-d’œuvre synonyme de compression du pouvoir d’achat et de déficience de la demande intérieure.

 

b) La spirale de la dette

 

C’est le paradoxe de constater que ce qui a été présenté comme une solution à la crise de l’endettement (cercle vertueux) en devient en réalité la cause (cercle vicieux) : le privilège accordé à une politique d’exportation aboutit à une baisse des prix, donc à une baisse des revenus qui ne peuvent plus éponger une dette qui s’aggrave en toute logique, et conséquemment à une destruction massive d’emplois. La pauvreté du Sud contracte également la demande globale à l’importation, finissant par affecter négativement le niveau d’emploi et de vie dans le Nord. La relocalisation industrielle dans le tiers-monde induit aussi une dislocation de l’économie des pays riches qui font depuis les années 80 l’épreuve du chômage de masse. L’austérité budgétaire préconisée par les deux institutions internationales (sises à Washington et issues des accords de Bretton Woods en 1944) affecte au final le monde entier. Pour le dire simplement : ceux qui produisent ne sont pas ceux qui consomment, tandis que le ventre des premiers crient famine quand les seconds s’engraissent maladivement.

 

 

Dans le tiers-monde et l’Europe orientale, la stagnation de la fourniture d’habitats et de services sociaux comme le recul de la production vivrière écrasée par les appels à la monoculture d’exportation contrastent avec l’apparition de petites poches de luxe. Les élites des pays endettés, les membres des anciennes nomenklaturas et les nouveaux hommes d’affaire sont les protagonistes et les bénéficiaires d’une évolution qui s’appuie sur la mise en place d’une économie de rente dont profitent des pays riches qui, disposant de la haute technologie fondée sur la possession du savoir industriel (à travers brevets et droits de propriété intellectuelle), leur permet de s’approprier 80 % du revenu global mondial. Ajoutons également que les entreprises du tiers-monde opèrent dans un régime extrêmement concurrentiel et marqué par la surproduction, quand les grandes sociétés commerciales et les distributeurs se comportent en monopoles ou en situation d’entente oligopolistique : le profit industriel net revenant au patron du tiers-monde est de l’ordre de 1 % de la valeur ajoutée totale, le reste étant capté par le grand capital transnational.

 

 

La dette globale des pays dits en voie de développement (PVD) a été multipliée par 30 en l’espace de 25 ans. La chute des prix des matières premières sur le marché mondial a entraîné une nette diminution des revenus d’exportation des pays du Sud. De plus, une part grandissante de ces revenus a été assignée au service de la dette. A partir de 1985, les sommes affectées au service de la dette l’emportaient sur les nouvelles entrées de capitaux sous forme de prêts, d’investissements étrangers et d’aide internationale. Cela signifie que les pays pauvres étaient du coup devenus des exportateurs nets de capitaux au bénéfice des pays riches. Les prêts du FMI aux pays du Sud ont été d’une certaine façon financés par ceux-là même qui voient leur économie hypothéquer d’avance afin d’assurer le remboursement des créanciers. L’objectif de ces derniers est de s’assurer que les nations endettées continuent à perpétuellement rembourser les intérêts de la dette. Parce que les pays sont endettés, le FMI et la BM peuvent les obliger à réorienter leur politique macroéconomique, conformément aux intérêts des créanciers internationaux.

 

c) Banque mondiale, OMC, FMI : les poids lourds mondiaux de la faim... du capital 

 

Quand le FMI s’occupe des négociations concernant le taux de change et le déficit budgétaire, la BM est impliquée de son côté dans les processus de réforme économique structurelle, jusqu’à être présente directement dans les ministères des pays concernés qui sont obligés d’accepter les termes du contrat s’ils veulent voir leur dette respective être rééchelonnée et ne pas se retrouver blacklistés par tous les organismes de prêteurs internationaux. Le FMI impulse une forte dévaluation de la monnaie nationale du pays endetté qui invariablement entraîne une inflation des prix domestiques aboutissant à une compression du pouvoir d’achat et une diminution des dépenses publiques orientées dés lors vers le service de la dette extérieure. Ensuite le FMI exige la désindexation des salaires sur les prix (actée en France sous la présidence de Mitterrand en 1983) : si les seconds s’envolent, les premiers décrochent et stagnent quand ils ne régressent pas. La dévaluation monétaire et l’élimination préconisée des subventions comme du contrôle des prix enclenchent une hausse des prix alors même que le pouvoir d’achat est gelé afin, comme le ressassent les technocrates du FMI, « d’éviter les pressions inflationnistes », ces derniers étant accrochés aux dogmes macroéconomiques qui sont les leurs et qui donc n’ont cure des effets sociaux catastrophiques d’une telle politique.

 

 

Ce mélange de stagnation économique et d’inflation (la demande étant comprimée par la hausse des prix et la baisse relative des salaires) – ce qu’on appelle la « stagflation » – signifie une véritable « dollarisation » des prix domestiques qui se trouvent calqués sur ceux du marché mondial, cette dollarisation étant synonyme d’une hausse des prix de la plupart des biens de consommation qui entraînent les révoltes précédemment citées. Le FMI, en accord avec les règles édictées par l’Organisation Mondiale du Commerce (l’OMC créée en 1994 à la suite du GATT – en français « l’Accord général sur le commerce et les prix » – établi en 1947), exige également la « libéralisation du marché du travail » qui s’accorde avec la dollarisation entraînant hausse des prix à la consommation et effondrement du salaire réel. C’est aussi de la part de l’institution internationale l’exigence de l’indépendance de la banque centrale à l’égard du pouvoir politique du pays endetté : ce qui veut dire que c’est le FMI qui de fait contrôle la monnaie nationale, la dévalue, et donc empêche le gouvernement de financer les dépenses publiques nécessaires à la résorption du marasme social produit par une telle politique économique.

 

 

C’est parce que les Etats des pays du tiers-monde subventionnaient la production des denrées céréalières que les prix de celles-ci étaient bas. La libéralisation des prix signifie leur augmentation que ne neutralise plus une politique de subventionnement interdite par les prêteurs internationaux. Cette libéralisation doit aussi s’envisager avec la question du prix du pétrole qui, fixé par les Etats pétroliers sous haute surveillance de la BM, augmente en déstabilisant les producteurs nationaux comme elle perturbe la circulation des marchandises à l’intérieur du pays endetté. Et ce ne sont pas les biocarburants qui changeront la donne pétrolière, puisqu’ils relèvent d’un même modèle agricole occidental, industriellement productiviste, chimiquement intensif, et écologiquement dévastateur, qui participe à la destruction de l’environnement comme aux polycultures vivrières locales. C’est aussi le débauchage massif des salariés des administrations et entreprises étatiques, préalable à la privatisation de celles-ci au motif du remboursement d’une dette infinie qui profite aux pays débiteurs des clubs fermés de Londres et de Paris rachetant ainsi à vil prix des sociétés d’Etat entières. Ce colonialisme de marché s’accompagne aussi de la privatisation des terres publiques dont les recettes sont canalisées par les services du trésor en direction des créanciers internationaux, conformément aux exigences du FMI et de la BM. La crise sévère de l’économie légale soumise à une thérapie de choc est également directement reliée à l’accroissement rapide du commerce illicite dont les transactions, de paradis fiscaux en zones off-shore, sont favorisées et accélérées par le développement au niveau de la finance internationale des technologies de l’information et de la communication. Enfin c’est la financiarisation de l’économie qui depuis les années 80 soumet également la richesse matériellement produite à l’immatérialité de la spéculation boursière œuvrant à faire monter le prix des denrées vitales (les denrées alimentaires, et bientôt l’eau) ou appelées à devenir rares (le pétrole), valeurs refuges permettant aux fonds spéculatifs de se refaire une santé après les milliards de dollars de perte suite à l’effondrement des crédits hypothécaires immobiliers (les fameuses « subprimes ») lors de l’été 2007, prélude à la plus grande crise économique du capitalisme depuis 1929.

 

 

Pour résumer, l’ajustement structurel tel qu’il est conçu et impulsé par le FMI et la BM puis accompagné par l’OMC contribue à augmenter la dette extérieure :

les nouveaux prêts à l’appui des réformes accordés afin de rembourser les anciennes dettes contribuent à augmenter le montant total de l’endettement ;

la libéralisation du commerce, la dévaluation monétaire, la dollarisation des prix, la spéculation boursière sur les matières premières, et la destruction des polycultures vivrières orientées vers la monoculture d’exportation exacerbent la hausse des prix et la crise de la balance des paiements ;

le gel des investissements, des subventions et des dépenses d’infrastructure dans tous les secteurs sociaux empêche l’Etat endetté de pouvoir servir les intérêts d’une économie nationale subordonnée au service de la dette extérieure et à l’exportation.

 

Ce sont conséquemment des pans entiers de la société du pays endetté qui s’effondrent, éducation, santé, culture, agriculture, tous secteurs tantôt appauvris tantôt privatisés.

 

Il est scandaleux de rembourser les seuls intérêts d’une dette qui dépasse les dépenses consacrées à l’alimentation, la santé et l’éducation et qui détermine les famines, le chaos social, les guerres et les conflits interethniques.

 

Et parce qu’il est tout aussi scandaleux de réclamer le remboursement d’une dette à des pays qui l’ont déjà réglée plusieurs fois (les PVD ont remboursé beaucoup plus que ce qu’ils ont obtenu en prêt : la différence négative entre 1983 et 2001 s’élevait déjà à plus de 350 milliards de dollars) et qui souffrent de devoir payer des intérêts perpétuant infiniment une ponction financière sur les économies nationales pour le profit de quelques créanciers privés, la solution politique, telle qu’elle a été pratiquée par le Mexique à partir de 1914 (alors en pleine révolution conduite par Zapata et Villa), le Brésil, la Bolivie et l’Equateur à partir de 1931, l’Argentine dans une moindre mesure après 2001 (pour citer des exemples significatifs prouvant que des solutions efficaces et alternatives existent), aura historiquement été le refus du paiement de la dette extérieure accompagné de la renationalisation des industries locales et de la restitution des terres à la petite paysannerie appelée à produire les biens alimentaires dont la population a vitalement besoin.

 

A suivre : 2/ La question agricole dans la mondialisation

 

28 décembre 2010


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