Une fois n'est pas coutume, le quotidien Le Monde (le « quotidien de référence » pour les un-e-s, le « quotidien vespéral des marchés » pour les ironistes de feu Le Plan B.) daté du mardi 10 avril dernier a présenté à ses lectrices et lecteurs une excellente analyse (page 15) signée des sociologues Céline Braconnier (maîtresse de conférence en sciences politiques à l'université de Cergy-Pontoise) et Jean-Yves Dormagen (professeur de sciences politiques à l'université Montpellier-I) consacré au « spectre de l'abstention [qui] guette ». Auteurs d'un ouvrage incontournable sur la question intitulé La Démocratie de l'abstention (éd. Gallimard, 2007) et proposant notamment une enquête quantitative et qualitative concernant le quartier des Cosmonautes à Saint-Denis (93) qui nous avait servi pour notre propre analyse de l'abstentionnisme, les politistes livrent à l'examen des probables futur-e-s électrices et électeurs du 22 avril prochain les formes et les déterminants sociaux de l'abstention. Quelle leçon les libertaires peuvent-ils tirer de cette analyse ? En voici déjà le résumé :
1/ D'après les chercheur-se-s, nous serions rentré-e-s depuis 1988 et la réélection de François Mitterrand « dans un cycle de basse mobilisation électorale ». A partir de ce moment, c'est une progression de 10 points de l'abstention qui marque tous les scrutins électoraux. Lors des élections présidentielles de 2002, le premier tour présente une abstention atteignant les 30 %. Si la tendance semble s'inverser s'agissant des trois tours suivants concernant les élections présidentielles (second tour de 2002 et deux tours de 2007), avec un record historique de participation en 2007 (aux alentours de 87 %),ce sont des records d'abstention qui seront battus lors des scrutins suivants (municipales de 2008, européennes de 2009, régionales de 2010 et cantonales de 2011).
2/ Une première conclusion est alors tirée par Céline Braconnier et Jean-Yves Dormagen : « (…) le basculement dans le non-vote de larges pans de la population n'est pas irrémédiable ». La participation électorale serait plutôt « intermittente » et cette généralisation de l'intermittence ne témoignerait donc pas d'une rupture nette et irrémédiable, sinon d'un scepticisme politique résultant probablement d'alternances gauche-droite incapables d'améliorer sensiblement la vie quotidienne du plus grand nombre. Aujourd'hui, moins de 10 % des inscrit-e-s et environ 6 % des non-inscrit-e-s sont des abstentionnistes, et elles et ils restent pour la majeure partie d'entre elles et eux mobilisables. Ce qui demeure en tous les cas certain, c'est que même l'élection présidentielle (le « scrutin roi », celui qui habituellement mobilise le plus d'électeurs et d'électrices) est touchée par cet infléchissement de la mobilisation électorale.
3/ Sur le plan sociologique, les auteur-s- constatent que « l'abstention ne se distribue pas au hasard au sein de l'espace social ». Autrement dit, les jeunes de 18-24 ans, les moins diplômé-e-s, les salarié-e-s précaires ou souvent privé-e-s d'emploi sont les électeurs ou les électrices les moins mobilisé-e-s. Ce qui en conséquence induit la sur-représentation des catégories sociales les plus mobilisées, à l'instar des personnes âgées et des classes moyennes-supérieures. Ce qui explique enfin que les quartiers populaires des grandes cités urbaines (les fameuses « banlieues ») concentrent le taux le plus élevé d'abstentionnistes (et ce d'autant plus que ces territoires regroupent également de nombreux personnes étrangères ou émigrées-immigrées qui ne sont pas autorisées à voter). Sur le plan politique, c'est donc la gauche qui souffre le plus de l'abstention frappant davantage les salarié-e-s instables, quand la droite profite généralement de la mobilisation de ses électeurs et de ses électrices représentant la frange des salarié-e-s les mieux rémunéré-e-s.
4/ Si l'on constate le rapport existant entre faiblesse des prédispositions au vote et inégalités sociodémographiques (la domination de la position sociale occupée détermine donc de manière structurale l'abstention), on comprend également que la disparition des entreprises de politisation des classes populaires (à l'instar de ce que réussit à entreprendre le PCF avec la constellation syndicale et associative qu'il avait mis en place autour de lui depuis les années 1930) constatée depuis une trentaine d'années explique le surcroît d'abstention dans les quartiers populaires. En l'absence d'encadrement partisan, la famille (on ajoutera pour notre part patriarcale) demeure en dernière instance le cadre traditionnel ou « la cellule de base du dispositif de mobilisation électorale ». Ce surcroît dans l'abstention appelle en dernière instance le moindre investissement politique des partis (même et surtout ceux qui disent ou veulent encore faire croire qu'ils sont la gauche comme le PS) dans les territoires qui concentrent les électeurs et les électrices les plus faiblement mobilisé-e-s (et donc les plus socialement dominé-e-s). Un exemple significatif tiré de l'enquête de Céline Braconnier et Jean-Yves Dormagen : le 21 avril 2002, seul-e-s 291 électrices et électeurs sont allé-e-s voter dans la cité des Cosmonautes à Saint-Denis qui regroupe 1.400 habitant-e-s. « C'est aussi dans de tels chiffres que réside l'explication de l'élimination de Lionel Jospin au premier tour de scrutin » en concluent les chercheur-se-s.
5/ Si l'abstention reste de gauche, elle peut aussi frapper la droite de manière moins structurelle que conjoncturelle comme on peut le constater à la vision des défaites successives de l'UMP à l'occasion de tous les scrutins électoraux qui ont succédé aux élections présidentielles de 2007. Précisément, les électrices et les électeurs qui sont issu-e-s des classes populaires et qui votent traditionnellement à droite (car ils et elles existent, et c'est un cliché sans fondement sociologique que de faire croire par exemple que la carte des territoires ouvriers aurait toujours recoupé celle du vote pour le PCF : cf. L'Invention de la France : l'atlas anthropologique et politique d'Emmanuel Todd et Hervé Le Bras) ne radicalisent pas toujours leur vote en alimentant les suffrages de l'extrême-droite, et peuvent donc elles et eux aussi pratiquer par intermittence (et de manière protestataire alors ?) l'abstention.
6/ Si l'abstention est intermittente, cela signifie aussi qu'elle peut reculer si la campagne électorale est suffisamment attractive pour mobiliser au-delà des franges les plus facilement mobilisables (un indicateur de choix pourrait être alors donné par le résultat du candidat du Front de Gauche). « C'est l'un des grands enseignements de la dernière décennie : plus encore que par le passé, la mobilisation des électeurs est dépendante de l'intensité des campagnes, c'est-à-dire du niveau d'exposition médiatique auquel sont soumis les citoyens, de la capacité des candidats à incarner l'espoir ou à susciter le rejet, de la visibilité des enjeux, de la dramatisation que les acteurs politiques et médiatiques parviennent à introduire dans la scénarisation de la campagne » affirment enfin Céline Braconnier et Jean-Yves Dormagen. Pour notre part, la crise économique et les divers processus de dépolitisation des masses qu'elle induit quand ne cesse d'être seriné que les « marchés » font la pluie et le beau temps sur la tête des peuples vont très probablement offrir un terrin propice à l'abstention. Cette abstention profitera toujours à la droite si l'abstentionnisme apolitique ne se transforme pas en mobilisation et en repolitisation (et une organisation politique comme Alternative Libertaire qui milite à la constitution de fronts sociaux pour l'égalité et la solidarité et de fronts anticapitalistes œuvre à cette repolitisation), par exemple en investissant le mouvement social afin de parer au pire, quel que soit le résultat (« Sarkozy, pire que prévu. Les autres, prévoir le pire » comme le dirait Alain Badiou),sous la forme d'un nécessaire « troisième tour social ».
13 avril 2012
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