1/ Les travaux pionniers d'Abdelmalek Sayad (1), ce chercheur en sciences sociales d’origine algérienne, disciple et ami du sociologue Pierre Bourdieu, ont montré le caractère exemplaire de l’immigration algérienne en France. Les émigrés sont les « produits et victimes de cette double histoire » : histoire de la colonisation et de l’émigration-immigration. En approfondissant la dimension politique dans la reconstruction historique de la migration, le sociologue explique que l’immigration va favoriser l’éveil d’une conscience politique et sociale (mouvement associatif, syndicalisation, développement d’idées politiques dont le nationalisme). Sayad conteste la dichotomie distinguant migration de main d’œuvre et migration de peuplement. D’entrée de jeu, les migrations de travail sont des migrations de peuplement. Et cet impensé social va nourrir tant les discours intégrationnistes que racistes (qui sont bien souvent les mêmes). Sayad souligne aussi combien la littérature relative à l’émigration est faible par rapport à celle produite sur l’immigration, plus riche et diversifiée, la première étant alors subordonnée à la seconde. Ce manque relatif de travaux sur l’émigration est le signe d’une relation de domination politique et culturelle du pays d’immigration, ancienne métropole coloniale, sur le pays d’émigration, ancienne colonie.
2/ Sayad a montré en quoi la condition de l’immigré est, par définition, une condition ambivalente parce que l’immigré est aussi un émigré (« l’immigré, ce double de l’émigré »). Du coup, la réflexion sur l’immigration exige de déconstruire cette problématique imposée qui fait de l’immigration un problème social et de l’immigré une source de problèmes pour la société d’immigration. En effet, traiter de l’immigration n’est pas neutre politiquement : « on ne peut écrire innocemment sur l’immigration et sur les immigrés ». Au croisement de la politique et de la morale, la complexité du phénomène migratoire oblige ceux qui veulent dépasser les discours stéréotypés à rompre avec leurs propres illusions et leur perception spontanée du monde social.
3/ Trente années d’enquête sociologiques ont conduit Sayad à penser qu’il n’est pas possible d’étudier un phénomène migratoire sans envisager ses deux aspects, l’immigration et l’émigration. Alors qu’une perception ethnocentrique tend à légitimer les représentations interprétant l’immigration uniquement du point de vue de la société d’accueil, Sayad cherche au contraire à saisir les phénomènes migratoires à partir d’une multiplicité de points de vue : celui des immigrés sur eux-mêmes et sur la société vers laquelle ils ont émigré ; celui de leurs parents et amis restés au pays mais qui gardent encore avec les exilés des liens affectifs, familiaux et matériels forts ; celui de la société d’immigration qui met en place un grand nombre de dispositifs, aussi bien juridiques que symboliques, pour réguler et légitimer une immigration censée être provisoire et strictement de nature économique.
4/ Pour Sayad, l’immigration, vécue comme une situation forcément provisoire tant par les immigrés-émigrés que par les sociétés d’immigration et d’émigration, ne l’est pas en réalité. En fait, l’illusion collectivement entretenue qui fait de l’immigration un moment de transition logiquement suivi d’un retour plus ou moins proche, et de l’immigré une présence en droit provisoire alors même que dans les faits il s’agit d’une présence durable, permet de satisfaire les intérêts de tous. Ainsi, l’immigré est, comme le dit Bourdieu dans la préface à La Double absence, une « présence absente » dont toute l’existence repose sur un « provisoire qui dure ». Provisoire comme le contrat de travail censé renfermer la raison d’être de l’immigré (« Etre immigré et chômeur est un paradoxe », dit Sayad) et qui fait de lui un être social neutre politiquement parce que neutralisé. Provisoire comme un séjour précaire qui fait de l’immigré un être à la fois ici et là-bas, c’est-à-dire nulle part, et rêvant souvent en vain d’un retour salvateur qui corrigerait cette forme de trahison symbolique que représente la migration. Provisoire enfin, comme ces logements insalubres et exigus qui condamnent l’immigré à se penser comme un éternel errant, pas vraiment locataire et jamais propriétaire du lieu où il vit quand il ne travaille pas.
5/ À l’opposé des discours habituels et utilitaristes sur les avantages et les coûts de l’immigration, Sayad montre en quoi on ne peut expliquer l’immigration uniquement par des facteurs objectifs, naturels (déclin démographique), militaires (besoin de soldats et d’ouvriers en armement) ou économiques (besoin de main d’œuvre pour la reconstruction d’après-guerre ou pendant les Trente Glorieuses). L’émigré-immigré est définitivement cet individu désorienté et illégitime : Algérien en France et Français en Algérie, force de travail à laquelle on ne reconnaît pas de citoyenneté pleine et entière, travailleur invisible qui est illégitime dans le pays d’émigration parce qu’il en est parti, et qui est frappé en faisant l’expérience du chômage de l’illégitimité de sa présence dans le pays d’immigration. Et ce sont cette désorientation et cette illégitimité, renforcées par la perpétuelle « injonction à l’intégration » (Abdellali Hajjat) dont héritent symboliquement, malgré leur citoyenneté française, les enfants de l’émigré-immigré. Le racisme colonial vécu par les parents émigrés-immigrés devient alors le racisme postcolonial dont sont victimes les enfants d’émigrés-immigrés, qu’ils soient ou non citoyens français.
(1) La Double absence. Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré, éd. Seuil – coll. Liber, 1999 ; L’Immigration ou les paradoxes de l’altérité. 1. L’illusion du provisoire ; 2. Les enfants illégitimes, éd. Raisons d’agir, 2006.
15 mai 2012
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