Le texte de Giorgio Agamben intitulé "L'état d'exception" a été publié dans Le Monde (12 décembre 2002), traduit de l'italien par Martin Rueff. L'un des plus importants
issus de la philosophie ouvrant le 21ème siècle, ce texte propose également une bonne introduction à l'un des gestes philosophiques les plus importants de notre temps.
En effet, il s'agit chez le philosophe italien frotté de philologie Giorgio Agamben moins de révéler via la publication d'extraits du chapitre
premier de son ouvrage intitulé L'État d'exception. Homo sacer II (éd. Seuil-coll. "L'ordre de la philosophie", 2003) l'archéologie des soubassements historiques (le droit romain et
médiéval par exemple) des philosophies juridiques déterminant le fonctionnement des États occidentaux d'hier et d'aujourd'hui, que d'insister sur la part obscure ou maudite, mal dite car non
dite, des juridictions étatiques. Cette part peut se lire dans l'aporie suivante, celle qui expose "la forme légale de ce qui ne peut avoir de forme légale".
L'état d'exception désigne ce moment décisif de la souveraineté juridique d'un État au cours duquel le droit qui inclut les individus en tant que formes de vie peut en même temps les
exclure, tout en faisant de cette inclusion-exclusion une suspension du droit par lui-même. L'inclusion suspensive de l'état d'exception signifie la radicale exclusion des vivants des
juridictions élémentaires qui les préservent en soutenant objectivement leur dignité. Inclusion suspensive et exclusive : l'aporétique état d'exception inclut juridiquement le vivant dans une
zone exclusive, ce "no man's land" où, la norme étant suspendue, le pire reste toujours possible. Pas un hasard si les juridictions d'exception se sont multipliées durant
l'entre-deux-guerres, concernant d'ailleurs symptomatiquement autant l’État allemand nazi que le reste des États occidentaux.
"Être à l'extérieur et cependant appartenir : telle est la structure topologique de l'état d'exception" explique Giorgio Agamben qui en repasse par les textes du théoricien le plus
important de l'état d'exception (le conservateur allemand Carl Schmitt) et les réponses contradictoires qui lui furent à l'époque opposées par Walter Benjamin (dans sa Critique de la
violence) pour comprendre, par exemple, la "détention illimitée" pratiquée à l'encontre des prisonniers jamais jugés du camp de Guantanamo.
Car l'état d'exception est devenue la règle qui détermine depuis la Seconde Guerre mondiale notre présent (que l'on se souvienne de la symptomatique réactivation de l'état d'urgence, créé
pendant la guerre d'indépendance des Algérien-ne-s, lors des révoltes urbaines de novembre 2005). La confusion
entre les pouvoirs législatif et exécutif (avec la production des lois par décrets gouvernementaux ratifiés ensuite par le parlement) représente une autre caractéristique de l'état d'exception au
nom duquel les républiques finissent par être moins parlementaires que gouvernementales. Pas ou plus besoin alors d'instaurer un ordre dictatorial, puisque le droit, dans la règle juridique de
l'état d'exception, peut induire un espace vide de droit, littéralement anomique, et dont Giorgio Agamben affirme que son expression privilégiée est le camp, de concentration hier, de rétention
aujourd'hui.
"La tradition des opprimés nous enseigne que l'état d'exception dans lequel nous vivons est la règle" a dit Walter Benjamin. La tâche impérative des révolutionnaires doit alors
instaurer l'exceptionnelle rupture politique qui empêchera la reconduction juridique de l'état d'exception. A la lumière de cette partie de la pensée philosophique de Giorgio Agamben, une
politique d'émancipation libertaire et anti-étatique n'en est alors que plus urgente.
12 août 2012
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C'est dans Théologie politique (1922) que Carl Schmitt (1888-1985) a établi la contiguïté essentielle de l'état d'exception et de la souveraineté. Pourtant, quand bien même sa définition
célèbre du souverain comme « celui qui décide de l'état d'exception » a été maintes fois commentée, une véritable théorie de l'état d'exception manque toujours dans le droit public. Pour
les juristes comme pour les historiens du droit, il semble que le problème soit davantage une question de fait qu'un authentique problème juridique.
La définition même du terme est rendue difficile parce qu'il se trouve à la limite du droit et de la politique. Selon une opinion répandue, en effet, l'état d'exception se situerait dans une «
frange ambiguë et incertaine à l'intersection du juridique et du politique », et constituerait donc un « point de déséquilibre entre le droit public et le fait politique ». La
tâche de déterminer ces lignes de confins n'en est que plus urgente. De fait, si les mesures exceptionnelles qui caractérisent l'état d'exception sont le fruit de périodes de crise politique et
si, pour cette raison, il faut bien les comprendre sur le terrain de la politique et non sur le terrain juridique et constitutionnel, elles se trouvent dans la situation paradoxale d'être des
mesures juridiques qui ne peuvent être comprises d'un point de vue juridique, et l'état d'exception se présente alors comme la forme légale de ce qui ne peut avoir de forme légale.
Par ailleurs, si l'exception souveraine est le dispositif original à travers lequel le droit se réfère à la vie pour l'inclure dans le geste même où il suspend son exercice, alors une théorie de
l'état d'exception est la condition préliminaire pour comprendre la relation qui lie le vivant au droit. Lever le voile qui couvre ce terrain incertain entre le droit public et le fait politique,
d'une part, et entre l'ordre juridique et la vie, d'autre part, est la condition pour saisir l'enjeu de la différence, ou de la prétendue différence, entre le politique et le juridique et entre
le droit et la vie.
Parmi les éléments qui rendent difficile la définition de l'état d'exception, on doit compter la relation qu'il entretient avec la guerre civile, l'insurrection et le droit de résistance. En
effet, dès lors que la guerre civile est le contraire de l'état normal, elle tend à se confondre avec l'état d'exception qui se trouve être la réponse immédiate de l’État face aux conflits
internes les plus graves. Ainsi, au XXe siècle, on a pu assister à ce phénomène paradoxal qui a été défini comme une « guerre civile légale ».
Soit le cas de l’État nazi. A peine Hitler a-t-il pris le pouvoir (ou plutôt, comme il serait plus exact de le dire, à peine le pouvoir lui est-il offert) qu'il proclame, le 28 février 1933, le
décret pour la protection du peuple et de l’État. Ce décret suspend tous les articles de la Constitution de Weimar garantissant les libertés individuelles. Il ne fut jamais révoqué si bien que,
du point de vue juridique, on peut considérer l'ensemble du IIIe Reich comme un état d'exception qui dura douze ans. En ce sens, on peut définir le totalitarisme moderne comme l'instauration, à
travers l'état d'exception, d'une guerre civile légale qui permet l'élimination non seulement des adversaires politiques, mais aussi de catégories entières de la population qui semblent ne pas
pouvoir être intégrées au système politique. Depuis, la création délibérée d'un état d'urgence permanent est devenue une des pratiques essentielles des États contemporains, démocraties comprises.
Il n'est pas nécessaire d'ailleurs que l'état d'urgence soit déclaré au sens technique du mot.
Du reste, c'est au moins à partir du décret de Napoléon du 24 décembre 1811 que la doctrine française oppose un état de siège « fictif ou politique » à l'état de siège militaire. La
jurisprudence anglaise parle à ce propos d'une fancied emergency ; quant aux juristes nazis, ils parlaient sans réserve d'un « état d'exception voulu » pour instaurer l’État
national-socialiste. Pendant les deux guerres mondiales, le recours à l'état d'exception se généralise dans tous les États belligérants.
Aujourd'hui, face à la progression continue de ce qui a pu être défini comme une « guerre civile mondiale », l'état d'exception tend toujours plus à se présenter comme le paradigme de
gouvernement dominant dans la politique contemporaine. Une fois que l'état d'exception est devenu la règle, il est à craindre que cette dérive d'une mesure provisoire et exceptionnelle en
technique de gouvernement n'entraîne la perte de la distinction traditionnelle entre les formes de Constitution.
La signification foncière de l'état d'exception comme une structure originale par laquelle le droit inclut en soi le vivant à travers sa propre suspension est apparue dans toute sa clarté avec le
military order que le président des États-Unis a décrété le 13 novembre 2001. Il s'agissait de soumettre les non-citizens suspects d'activités terroristes à des juridictions spéciales
qui incluaient leur « détention illimitée » (indefinite detention) et leur traduction devant des commissions militaires. L'USA Patriot Act du 26 octobre 2001 autorisait
déjà le general attorney à détenir tout étranger (alien) suspecté de mettre en danger la sécurité nationale. Il fallait cependant que, sous sept jours, cet étranger fût expulsé ou bien qu'il fût
accusé d'avoir violé la loi sur l'immigration ou d'avoir commis un autre délit. La nouveauté de l'ordre du président Bush fut d'effacer radicalement le statut juridique de ces individus et de
produire par là même des entités que le droit ne pouvait ni classer ni nommer. Non seulement les talibans capturés en Afghanistan ne peuvent pas jouir du statut de prisonniers de guerre défini
par la Convention de Genève, mais encore ils ne correspondent à aucun cas d'imputation fixé par les lois américaines : ni prisonniers ni accusés, mais simple detainees, ils se trouvent soumis à
une pure souveraineté de fait, à une détention qui n'est pas seulement indéfinie en un sens temporel, mais bel et bien par sa nature puisqu'elle échappe complètement à la loi et à toute forme de
contrôle judiciaire. Avec le detainee de Guantanamo, la vie nue rejoint son indétermination la plus extrême.
La tentative la plus rigoureuse pour construire une théorie de l'état d'exception est l’œuvre de Carl Schmitt. On la trouve pour l'essentiel dans son livre La Dictature ainsi que dans sa Théologie politique publiée un an plus tard. Comme ces deux livres, parus au début des années 1920, décrivent un paradigme qui n'est pas seulement actuel, mais dont on peut dire qu'il n'a trouvé qu'aujourd'hui son véritable aboutissement, il est nécessaire d'en résumer les thèses fondamentales.
L'objectif des deux livres est d'inscrire l'état d'exception dans un contexte juridique. Schmitt sait parfaitement que l'état d'exception, en tant qu'il met en œuvre une « suspension de
l'ordre juridique dans son ensemble », semble se « soustraire à toute considération de droit » ; mais il s'agit précisément pour lui d'assurer une relation quelle qu'elle soit entre
l'état d'exception et l'ordre juridique : « L'état d'exception se distingue toujours de l'anarchie et du chaos et, dans un sens juridique, on y trouve encore un ordre, quand bien même il ne
s'agit pas d'un ordre juridique. ».
Cette articulation est paradoxale dès lors que ce qui doit être inscrit à l'intérieur du droit se révèle lui être essentiellement extérieur puisqu'il ne correspond à rien moins qu'à la suspension
de l'ordre juridique lui-même. Quel que soit l'opérateur de cette inscription de l'état d'exception dans l'ordre juridique, il s'agit de montrer que la suspension de la loi relève encore du
domaine du droit, et non de la simple anarchie. Ainsi, l'état d'exception introduit dans le droit une zone d'anomie qui selon Schmitt rend possible la mise en ordre effective du réel. On comprend
alors pourquoi, dans Théologie politique, la théorie de l'état d'exception peut être présentée comme une doctrine de la souveraineté. Le souverain, qui peut décider de l'état
d'exception, garantit son ancrage dans l'ordre juridique. Mais précisément parce que la décision concerne ici l'annulation de la norme, parce que, donc, l'état d'exception représente la saisie
d'un espace qui n'est ni à l'extérieur ni à l'intérieur, « le souverain reste à l'extérieur de l'ordre juridique normalement valide et, cependant, il lui appartient, parce qu'il est
responsable pour la décision de savoir si la Constitution peut être suspendue in toto ». Être à l'extérieur et cependant appartenir : telle est la structure topologique de l'état
d'exception, et c'est parce que le souverain, qui décide de l'exception, se trouve défini logiquement dans son être par cette structure même, qu'il peut aussi être caractérisé par l'oxymore d'une
extase-appartenance.
En 1990, Jacques Derrida tenait à New York une conférence intitulée : Force de loi : le fondement mystique de l'autorité. La conférence, qui consistait en fait en une lecture de l'essai
de Benjamin, Pour une critique de la violence, suscita un vaste débat chez les philosophes comme chez les juristes. Que personne n'ait proposé d'analyser la formule apparemment
énigmatique qui donnait son titre à la conférence n'est pas seulement le signe de la séparation consommée de la culture philosophique et de la culture juridique, mais aussi de la décadence de
cette dernière. Le syntagme « force de loi » s'appuie sur une longue tradition du droit romain et médiéval où il signifie de manière générale, « efficacité, capacité d'obliger
». Mais c'est seulement à l'époque moderne, dans le contexte de la Révolution française, que cette expression s'est mise à désigner la valeur suprême des actes exprimés par l'assemblée
représentative du peuple. Dans l'article 6 de la Constitution de 1791, force de loi désigne ainsi le caractère intangible de la loi, que le souverain lui-même ne saurait ni abroger ni
modifier.
Il est cependant décisif que, d'un point de vue technique, dans la doctrine moderne comme chez les anciens, le syntagme force de loi se réfère, non pas à la loi elle-même, mais aux décrets ayant, comme le dit justement l'expression, force de loi, décrets que le pouvoir exécutif peut être autorisé à formuler dans certains cas, et notamment, dans celui de l'état d'exception. Le concept de force de loi, comme terme technique du droit, définit ainsi une séparation entre l'efficacité de la loi et son essence formelle, séparation par laquelle les décrets et les mesures qui ne sont pas formellement des lois en acquièrent cependant la force.
Une telle confusion entre les actes du pouvoir exécutif et ceux du législatif est une des caractéristiques essentielles de l'état d'exception. (Le cas limite en est le régime nazi, dans lequel,
comme Eichmann ne cessait de le répéter, « les paroles du Führer ont force de loi ».) Et, dans les démocraties contemporaines, la production des lois par décrets gouvernementaux, qui
sont ratifiés après-coup par le Parlement, est devenue une pratique courante. Aujourd'hui la République n'est plus parlementaire. Elle est gouvernementale. Mais, d'un point de vue technique, la
particularité de l'état d'exception n'est pas tant la confusion des pouvoirs que l'isolement de la force de loi de la loi. L'état d'exception définit un régime de la loi dans lequel la norme vaut
mais ne s'applique pas (parce qu'elle n'a pas de force), et des actes qui n'ont pas valeur de loi en acquièrent la force.
Cela signifie que, dans le cas limite, la force de loi fluctue comme un élément indéterminé qui peut être revendiqué tantôt par l'autorité de l’État, tantôt par l'autorité d'une organisation
révolutionnaire. L'état d'exception est un espace anomique, dans lequel l'enjeu est une force de loi sans loi. Une telle force de loi est à coup sûr un élément mystique, ou, plutôt, une fiction
par laquelle le droit tente de s'annexer l'anomie. Mais comment comprendre un tel élément mystique, par lequel la loi survit à son propre effacement et agit comme une pure force dans l'état
d'exception ?
Le propre de l'état d'exception apparaît clairement à travers l'examen d'une mesure du droit romain qui peut être considérée comme son véritable archétype, le iustitium.
Dès que le Sénat romain était averti d'une situation qui semblait menacer ou compromettre la République, il prononçait un senatus consultum ultimum par lequel il demandait aux consuls (à
leurs substituts, à chaque citoyen) de prendre toutes les mesures possibles pour assurer la sécurité de l’État. Le senatus consultum impliquait un décret par lequel on déclarait le
tumultus, c'est-à-dire un état d'urgence causé par un désordre intérieur ou une insurrection qui avait pour conséquence la proclamation d'un iustitium.
Le terme ius-titium - qui est construit exactement comme sol-stitium - signifie littéralement « arrêter, suspendre le ius, l'ordre juridique ». Les grammairiens romains
expliquent ainsi le terme : « Quand la loi marque un point d'arrêt, tout comme le soleil à son solstice. ».
Ainsi, le iustitium n'était pas tant une suspension dans le cadre de l'administration de la justice, qu'une suspension du droit comme tel. Si nous voulons saisir la nature et la
structure de l'état d'exception, il nous faut d'abord comprendre le statut paradoxal de cette institution juridique qui consiste tout simplement à produire un vide juridique, à créer un espace
entièrement privé de ius. Soit le iustitium mentionné par Cicéron dans une de ses Philippiques. L'armée d'Antoine est en marche sur Rome et le consul Cicéron s'adresse au Sénat en ces termes : «
J'estime nécessaire de déclarer le tumultus, de proclamer le iustitium et de se préparer au combat. » La traduction convenue de iustitium par « vacance
juridique » n'aurait ici aucun sens. Au contraire, il s'agit, face à une situation de danger, de supprimer les restrictions que les lois imposent à l'action des magistrats - c'est-à-dire, pour
l'essentiel, l'interdiction de mettre à mort un citoyen sans recourir à un jugement populaire.
Face à cet espace anomique, qui vient brusquement coïncider avec celui de la Cité, les auteurs anciens et modernes semblent osciller entre deux conceptions contradictoires : faire correspondre le
iustitium avec l'idée d'une complète anomie dans laquelle tout pouvoir et toute structure juridique se trouvent abolis, ou le concevoir comme la plénitude même du droit dans laquelle il
coïncide avec la totalité du réel.
D'où la question : quelle est la nature des actes commis durant le iustitium ? A partir du moment où ils sont commis dans un vide juridique, ils devraient être considérés comme de purs
faits, sans la moindre connotation juridique. La question est d'importance, car on envisage ici la sphère d'action qui implique avant toutes choses la possibilité de tuer. Ainsi, les historiens
du droit se demandent si un magistrat qui tuait un citoyen durant le iustitium pouvait être soumis à un procès pour homicide une fois que le iustitium prenait fin. On se trouve ici face
à un genre d'actions qui semblent excéder la classification juridique traditionnelle entre législation, exécution et transgression. Le magistrat qui agit pendant le iustitium, tout comme
l'officier pendant l'état d'exception, n'accomplit ni ne transgresse la loi, pas plus, bien sûr, qu'il n'est en train d'en créer une nouvelle. On pourrait dire, en utilisant une expression
paradoxale, qu'il est en train d'inexécuter la loi. Mais qu'est-ce que cela signifie que d'inexécuter la loi ? Comment concevoir cette classe particulière à l'intérieur des actions humaines
?
Essayons maintenant de développer dans la perspective d'une théorie générale de l'état d'exception les résultats de notre enquête généalogique sur le iustitium.
1. L'état d'exception n'est pas une dictature mais un espace vide de droit. Dans la Constitution romaine, le dictateur était une figure spécifique de magistrat qui recevait son pouvoir d'une loi
votée par le peuple. Au contraire, le iustitium, tout comme l'état d'exception moderne, n'implique la création d'aucune magistrature nouvelle, mais uniquement celle d'une zone d'anomie dans
laquelle toutes les déterminations juridiques se trouvent désactivées. Au reste, en dépit d'un lieu commun, ni Mussolini ni Hitler ne peuvent être définis techniquement comme des dictateurs.
Hitler, en particulier, était le chancelier du Reich, légalement nommé par le président. Ce qui caractérise le régime nazi, et en rend aussi le modèle si dangereux, c'est qu'il laissa subsister
la Constitution de Weimar, en la doublant d'une seconde structure, juridiquement non formalisée, et qui ne pouvait subsister à côté de la première que grâce à la généralisation de l'état
d'exception.
2. Cet espace vide de droit semble, pour une raison ou une autre, si essentiel à l'ordre juridique lui-même, que ce dernier doit tenter, par tous les moyens, de s'assurer une relation avec le
premier, comme si, pour garantir son fonctionnement, le droit devait nécessairement entretenir une relation avec une anomie.
C'est précisément dans cette perspective qu'il nous faut lire le débat qui opposa de 1928 à 1940 Walter Benjamin et Carl Schmitt sur l'état d'exception.
On considère généralement que le point de départ du débat est la lecture que Benjamin fit de Théologie politique en 1923, ainsi que l'ensemble des citations de la théorie de la
souveraineté de Schmitt dans son livre sur le Drame baroque. La reconnaissance par Benjamin de l'influence de Schmitt sur sa pensée a toujours été considérée comme scandaleuse. Sans entrer ici
dans le détail de la démonstration, je crois pouvoir inverser la charge du scandale en suggérant de lire la théorie schmittienne de la souveraineté comme une réponse à la critique que Benjamin
fait de la violence. Quel est le problème que Benjamin se pose dans sa Critique de la violence ? Il s'agit pour lui d'établir la possibilité d'une violence à l'extérieur ou au-delà du
droit, d'une violence qui puisse, en tant que telle, briser la dialectique entre la violence qui pose et celle qui conserve la loi. Cette autre violence, Benjamin l'appelle « pure », «
divine » ou « révolutionnaire ». Ce que la loi ne peut supporter, ce qu'elle ressent comme une menace intolérable, c'est l'existence d'une violence qui lui soit extérieure, et
ce, non seulement parce que les finalités en sont incompatibles avec les fins de l'ordre juridique, mais par le « simple fait de son extériorité ».
On comprend désormais en quel sens la doctrine schmittienne de la souveraineté peut être considérée comme une réponse à la Critique de Benjamin. L'état d'exception est précisément
l'espace dans lequel Schmitt tente de saisir et d'incorporer la thèse d'une violence pure existant à l'extérieur de la loi. Pour Schmitt, il n'y a rien de tel qu'une violence pure, il n'y a pas
de violence absolument extérieure au nomos parce qu'avec l'état d'exception la violence révolutionnaire se retrouve toujours incluse dans le droit. L'état d'exception est donc le moyen inventé
par Schmitt pour répondre à la thèse de Benjamin d'une violence pure.
Le document décisif du dossier Benjamin-Schmitt est certainement la 8ème des Thèses sur le concept d'histoire : « La tradition des opprimés nous enseigne que l'état d'exception dans lequel
nous vivons est la règle. Nous devons parvenir à une conception de l'histoire qui soit à la hauteur de ce fait. Nous apercevrons alors clairement que notre tâche est de produire l'état
d'exception effectif et ceci améliorera notre position dans la lutte contre le fascisme. ».
Que l'état d'exception soit désormais devenu la norme ne signifie pas seulement le passage à la limite de son indécidabilité, mais aussi qu'il n'est plus en mesure de remplir la fonction que
Schmitt lui avait assignée. Selon lui, le fonctionnement de l'ordre juridique repose en dernière instance sur un dispositif, l'état d'exception, qui a pour but de rendre applicable la norme en en
suspendant de manière temporaire l'exercice. Mais si l'exception devient la règle, le dispositif ne peut plus fonctionner et la théorie schmittienne de l'état d'exception est mise en échec.
Dans cette perspective, la distinction proposée par Benjamin entre un état d'exception effectif et un état d'exception fictif est essentielle quoique rarement aperçue. Elle se trouvait déjà chez
Schmitt, qui l'empruntait à la doctrine juridique française ; mais ce dernier, conformément à sa critique de l'idée libérale d'un État de droit, appelle fictif un état de siège qu'on prétend
réglé par la loi.
Benjamin reformule l'opposition pour la retourner contre Schmitt : une fois tombée toute possibilité d'un état d'exception fictif dans lequel l'exception et la norme sont temporellement et
localement distincts, ce qui est désormais effectif, c'est l'état d'exception dans lequel nous vivons et que nous ne saurions plus distinguer de la règle. Ici, toute fiction d'un lien entre
violence et droit disparaît : il n'y a plus qu'une zone d'anomie où prévaut une pure violence sans aucune couverture juridique.
On saisit mieux désormais l'enjeu du débat qui oppose Schmitt et Benjamin. La dispute se joue dans cette zone d'anomie qui pour Schmitt doit être maintenue à tout prix en relation avec le droit,
tandis que, pour Benjamin, elle doit être au contraire dégagée et libérée de cette relation. Ce qui est en question ici c'est bien la relation entre violence et droit, c'est-à-dire le statut de
la violence comme chiffre de l'action politique. Cette logomachie sur l'anomie semble être pour la politique occidentale tout aussi décisive que cette « lutte de géants autour de l'être » qui
définit la métaphysique occidentale. A l'être pur comme enjeu ultime de la métaphysique correspond la violence pure comme enjeu ultime du politique ; à la stratégie onto-théologique qui entend se
saisir de l'être pur dans les mailles du logos, correspond la stratégie de l'exception qui doit assurer la relation entre violence et droit. Tout se passe ainsi comme si le droit et le logos
avaient besoin d'une zone anomique ou alogique de suspension pour pouvoir fonder leur relation à la vie.
La proximité structurelle entre le droit et l'anomie, entre la pure violence et l'état d'exception possède aussi, comme c'est souvent le cas, une figure inversée. Les historiens, les ethnologues
et les spécialistes de folklore sont coutumiers de ces fêtes anomiques comme les Saturnales romaines, le charivari et le carnaval du Moyen Age, qui suspendent et inversent les relations
juridiques et sociales qui définissent l'ordre normal. Les maîtres passent au service de leurs valets, les hommes s'habillent et se comportent comme des animaux, les mauvaises mœurs et les crimes
qui tomberaient sous le coup de la loi se trouvent tout d'un coup autorisés. Mais Karl Meuli fut le premier à souligner le lien entre ces fêtes anomiques et les situations de suspension du droit
qui caractérisent certaines institutions pénales archaïques. Là, comme dans le iustitium, on peut tuer un homme sans procès, détruire sa maison, ou se saisir de ses biens. Loin de
reproduire un passé mythologique, le désordre du carnaval et les destructions tumultueuses du charivari réactualisent une situation historique réelle d'anomie. Le lien ambigu entre le droit et
l'anomie est ainsi mis en pleine lumière : l'état d'exception est transformé en une fête sans restriction où l'on exhibe la violence pure pour en jouir en toute liberté.
Ainsi, le système politique de l'Occident semble être une machine double, fondée sur la dialectique entre deux éléments hétérogènes et, en quelque manière, antithétiques : le nomos et
l'anomie, le droit et la violence pure, la loi et les formes de vie dont l'état d'exception a pour vocation de garantir l'articulation. Tant que ces éléments restent séparés, leur dialectique
peut fonctionner, mais quand ils tendent à l'indétermination réciproque et à coïncider dans un pouvoir unique à deux faces, quand l'état d'exception devient la règle, alors le système politique
se transforme en un appareil de mort. On demande donc : pourquoi le nomos a-t-il besoin de manière aussi constitutive de l'anomie ? pourquoi la politique occidentale doit-elle se mesurer
à ce vide intérieur ? quelle est donc la substance du politique s'il est comme par essence assigné à ce vacuum juridique ? Tant que nous ne serons pas en mesure de répondre à ces questions, nous
ne pourrons pas non plus répondre à cette autre dont l'écho traverse toute l'histoire de la politique occidentale : qu'est-ce que cela signifie que d'agir politiquement ?
(Giorgio Agamben, Le Monde, 12 décembre 2002)