Laura d'Otto Preminger est le film qui impose au cinéma hollywoodien d'alors, non seulement la manière subtile de l'un de ses meilleurs artisans, mais aussi un paradigme du film noir, l'exemple qui les vaut tous : si la place du spectateur recoupe la position masculine du savoir sur le récit, l'art du film est féminin, du côté du pas-tout et du secret.
L'absente dont on parle
Laura, c'est d'abord l'absente, la morte dont on aime parler en rivalisant dans l'autorité des récits : le souvenir du critique littéraire qui la voit comme sa Galatée (le Pygmalion hautain qu'est Waldo Lydecker dont les paroles étrillent ses rivaux, le parasite mondain Shelby Carpenter, le peintre Jacoby) ; l'enquête de police sur sa mort menée par le détective aux mâchoires carrées (le cynique McPherson, tout en causticité). Laura est l'absente, un fantôme fixé par une toile peinte avant que les flash-back ne la réaniment. Laura est le spectre dont on se dispute l'image et le récit, avant qu'elle ne réapparaisse comme surgie du sommeil du détective en ayant son mot à dire. Le plus troublant demeurant celui qu'elle ne prononce pas. Si Laura est troublante, c'est d'abord comme fantôme résistant au cadavre dont il s'est détaché, c'est ensuite comme revenante qui reste attachée à la mort qu'on lui a prêtée. Laura revenante comme sortie du sommeil du policier, qui est le représentant de la raison cher à Siegfried Kracauer, c'est peut-être la voir déjà comme on verra son interprète Gene Tierney dans Péché mortel de John Stahl, un monstre sorti du sommeil de la raison selon Kant.
Laura l'unique ne l'est qu'à l'épreuve des copies qui tournent autour d'elle comme les travellings élégants et les bandelettes d'une momie : la voix-off inaugurale de Waldo (« I shall never forget the week-end Laura died ») qui se prolonge dans les flash-back pour se clore avec l'enregistrement de l'émission de radio dédiée aux grands amoureux de l'Histoire ; la musique de David Raskin qui accompagne le générique avant d'être jouée en live, puis reprise en passant sur les ondes ; les deux horloges identiques dont l'une se trouve dans l'appartement de Waldo et l'autre dans celui de Laura. Laura l'unique ne l'est dès lors qu'à figurer comment le cinéma organise la préservation de l'aura de l’œuvre d'art à l'ère de sa profanation imposée par la reproductibilité technique dont un parangon appartient justement au cinéma. Laura est l'unique en s'émancipant déjà du narrateur qui a forgé le mythe de l'avoir créé, en acceptant de faire alliance avec un autre seulement s'il lui garantit une innocence qui court toujours le risque de l'évanescence.
Sublimement incarnée par Gene Tierney qui a toujours été étonnée de la persistance d'un rôle dont elle croyait la rémanence limitée, Laura n'est pas que l'allégorie de la star fabriquée de toutes pièces par les hommes. Elle est l'otage du récit des autres qui s'en remet à celui qui saura le mieux jouer à protéger son secret, l'indicible qui passe entre les plans sans qu'aucun ne le fixe.
Diaphanéité et opacité
Le charme de Laura est, archétypique du film noir, celui de la femme fatale. Le stéréotype modernisée d'une antique duplicité féminine devenant un enjeu de luttes entre les représentants de la rationalité, l'enquêteur et le critique, se mêle en effet, et dans un voisinage indiscernable, avec la nouvelle Eve désireuse de s'émanciper de l'autorité des rivaux adamiques en les jouant l'un contre l'autre. Projeter sur son doux visage de porcelaine le faisceau du projecteur policier, ce n'est pas révéler ce qu'elle tient caché, c'est en opacifier la diaphanéité. C'est ainsi que rayonne son aura dont l'unicité appartient à l'essentielle duplicité de celle qui s'est faite passer pour morte après avoir assassiné Diane Redfern, sa rivale auprès de Shelby, qu'elle joue d'abord contre Waldo parce que le premier sait ce que le second n'a pas compris, en préférant à la fin McPherson dont l'amour se paie de leur silence partagé. Comment expliquer, sinon, que, contre toute rigueur policière, ce dernier décide de laisser seule Laura en lui remettant l'arme du crime trouvée dans la cache secrète de la seconde horloge et dont elle peut à loisir nettoyer les traces qui la compromettraient ?
La beauté irradiante de la scène d'interrogatoire ne consiste pas en la révélation d'un secret mais en son opacité redoublée. La radiance du visage de Laura est le voile qui rappelle à tous les dévoilements qu'ils engagent à faire un voile de ce qu'ils révèlent. Laura est furieuse contre McPherson avant de se raviser à la vitesse de la lumière (et la vitesse tient lieu d'aveu de son inavouable secret) parce qu'il est, des rivaux, celui qui comme flic est le mieux disposé à donner consistance au fantôme de son innocence. Comme, plus tard, Dale Cooper avec Laura Palmer.
Si Waldo finit furieux, c'est seulement d'avoir perdu sa prééminence dans l'autorité de l'homme à faire une femme. Libre de se donner au mieux offrant en rendant indiscernable l'amour vrai et l'alliance de circonstance, Laura abandonne alors l'image hors-champ du visage de Diane Redfern détruit par un tir de chevrotine en lui superposant le dernier plan, celui d'une horloge déglinguée par le dernier tir de carabine de Waldo avant de mourir, abattu. Ce que dégueule alors le cadavre de la pendule, c'est une mécanique dont le carillon aura été flingué par le charme cinématographique, l'aura de l'unique retrouvée en dépit des machines à ressorts de la reproductibilité technique.
Laura d'Otto Preminger est le film qui impose au cinéma hollywoodien d'alors le paradigme du noir, l'exemple qui les vaut tous : si la place du spectateur recoupe la position masculine du savoir sur le récit afin d’en tirer autorité, l'art du film est féminin, du côté du pas-tout, de la duplicité et du secret.
18 janvier 2023