Des fauves, des fauves partout. Des lionnes et des lions, des tigres et des pumas, des léopards et des jaguars, des panthères noires, des lionceaux et même semble-t-il des ocelots, des félins impossibles à compter, à dénombrer : un pur excès. Toute une fauverie bariolée et bien réelle qui déboule hirsute, joueuse et hostile on ne le sait, sortant d'on ne sait où et qui entre partout, qui investit une maison en l'envahissant de bas en haut, qui passent par tous les seuils et les sas, par les portes et les fenêtres, en ruinant tout sur leur passage. Et quelques humains projetés au milieu de cette ménagerie ravageuse et débondée, de moins en moins en capacité de tracer des frontières ou de prendre la fuite, de moins en moins capable de s'aménager une place viable au cœur du maelstrom fauve qui traverse et enflamme les plans.
La séquence est folle, c'est une transe chauffée par une fièvre obsidionale héritée de l'imaginaire national et mythique d'Alamo, plus radicalement encore que chez John Carpenter et George Romero. On se frotte souvent les yeux devant pareille manifestation cinématographique d'un rare « chaosmos » (Gilles Deleuze et Félix Guattari) revenu aujourd'hui d'un oubli qui a duré plus de trente ans, symptomatique de l'époque flamboyante et finissante, incendiaire jusqu'au potlatch, du « Nouvel Hollywood ». On ne sait même plus face à Roar (1981) de Noel Marshall s'il s'agit là d'une fiction animalière azimutée ou d'un documentaire pervers consacré à la bêtise de ses auteurs, téméraires jusqu'au délire, inconscients jusqu'à la folie. On ne sait plus en effet si l'on doit rire ou bien s'il faut être terrifié, le spectateur expérimentant éberlué la transgression réitérée de la frontière si mince et si fragile, si poreuse entre l'horreur et le burlesque, entre le faux mimant le vrai et le vrai mordant à pleines dents dans la chair du faux.
En regard de tels débordements surgis de l'accouplement de la passion du semblant (Roar est un film de fiction) avec celle du réel (les fauves à l'écran en sont d'authentiques), il y a de quoi en effet halluciner. Jacques Lacan nous aura prévenu à ce sujet : « le réel, ou ce qui est perçu comme tel, est ce qui résiste absolument à la symbolisation (...). En fin de compte, le sentiment du réel ne se présente-t-il pas à son maximum, dans la brûlante manifestation d'une réalité irréelle, hallucinatoire ? » (in Séminaire, Livre I : les écrits techniques de Freud, 1953-1954, éd. Seuil, 1975, p. 80).
(crudité, croyance, cruauté)
Décider, à l'époque du début des années 1970 où la radicalité théorique et critique se conjugue à l'aune d'engagements politiques révolutionnaires, de frotter l'héritage bazinien à l'éthique de la psychanalyse lacanienne, c'est pour Serge Daney insister décisivement sur la question brûlante du réel. Le réel est le nom lacanien de l'hétérogène cher à Georges Bataille en tant qu'il résiste à la capture homogénéisatrice du symbolique, dont on pourrait déduire l'écart de la politique dissensuelle avec l'état consensuel de la situation, autrement dit l'État pour Jacques Rancière et Alain Badiou, ou bien à partir duquel il y a tout intérêt de rappeler à la suite d'André S. Labarthe et Jean-Louis Comolli que le cinéma est un art qui se joue sur la crête de la maîtrise et de l'aléatoire qui en excède les calculs.
Ce réel résistant à la capture de la mise en scène, garant que la fiction cinématographique a tout à gagner dans l'épreuve du documentaire, a fasciné comme on le sait André Bazin, qui aura plusieurs fois écrit sur le sujet comme en témoigne son recueil intitulé Qu'est-ce que le cinéma ? (éd. Cerf-coll. « 7ème art », 2007 [1958 pour la première édition]). Ainsi, des textes comme « Le cinéma et l'exploration » (p. 25-34), « Le Monde du silence » (p. 35-40) et, surtout, « Montage interdit » (p. 49-61) soutiennent en effet que le cinéma serait d'autant plus spécifiquement un art dès lors qu'il est en capacité d'ouvrir le cadre au principe du champ filmique afin d'y accueillir en même temps les éléments les moins appareillés, voire les plus dissemblables ou les plus différenciés sur le plan biologique et zoologique. Les scènes de l'hétérogénéité sont aussi celles de la simultanéité des hétérogènes, l'ontologie bazinienne étant dévolue à l'épreuve de la différence et du multiple dont l'impureté, pour employer le vocabulaire du critique, est opposable à la pureté inaltérable et inaltérée de l'un. La coprésence des hétérogènes dans la même scène, et même plus précisément dans le même plan, autorise André Bazin à préférer aux fictions artificieuses et puériles d'un Albert Lamorisse des opérations plus strictement cinématographiques, tantôt identifiées à la prédation du héron par le crocodile de Louisiana Story (1948) de Robert Flaherty (p. 59-60), tantôt rapportées à la fameuse séquence de la cage au lion du Cirque (1928) de Charlie Chaplin (p.61). Dans ces deux cas exemplaires, s'y vérifie ce qu'André Bazin pose, dans un démarquage assumé de l'interdit mosaïque de la représentation, comme une « loi esthétique », à savoir : « quand l'essentiel d'un événement est dépendant d'une présence simultanée de deux ou plusieurs facteurs de l'action, le montage est interdit. » (p. 59).
L'interdit du montage exposerait ainsi le noyau de crudité, mieux de cruauté au principe de la croyance bazinienne dans la dimension révélatoire (ou rédemptrice comme aurait surenchéri Siegfried Kracauer) du cinéma. Une qualité déterminée par le caractère ontologique de l'image photographique dont le photogramme est l'extension technique nécessaire à la mobilité cinématographique des images et l'invention corrélative de l'image-mouvement.
Lorsque Serge Daney se penche sur le cas de Howard Hawks afin de repenser à nouveaux frais, et peut-être même participer à déconstruire le fétichisme phallique associé à la politique nominative des auteurs, il ouvre son analyse portant sur l'exemple de Rio Lobo (1970) avec une citation (non référencée) de Jacques Lacan, en fait issue du Bulletin de la société française de philosophie (il s'agit en fait de la séance du 23 février 1957 dont l'intitulé est « La psychanalyse et son enseignement »), qui évoque le spectacle du sujet « dans sa cage où, avec la participation de quelques fauves du réel, obtenue le plus souvent à leurs dépens, il poursuit la prouesse des exercices de haute école par où il fait ses preuves d'être vivant. » (« Vieillesse du même » in La Rampe, éd. Cahiers du cinéma-coll. « Petite bibliothèque des Cahiers du cinéma », 1996 [1983 pour la première édition], p. 29). Ainsi, Jacques Lacan peut rejoindre André Bazin dans le souci vitaliste de la preuve qui ne se tient qu'à se déduire de l'épreuve du réel. Tantôt les « fauves du réel » servent à préserver l'unité symbolique, exemplifiée par les fictions hawksiennes (et, particulièrement, Hatari ! en 1961), d'un petit monde masculin frileux face à toute menace d'altération souvent rapportée au surgissement symptomatique d'une figure féminine. Tantôt ils se voient remplacés par leur simulacre de carton gris ou de papier mâché afin de renforcer la promotion d'un principe de dénégation des contradictions imaginairement suspendues au bénéfice d'une communauté dont la virilité constitue l'un des modes opératoires (c'est, dans le prolongement de la critique de Rio Lobo, la critique faite à Jaws de Steven Spielberg avec l'article « Matière grise », op. cit., p. 121-124).
Serge Daney enfonce le clou avec l'article intitulé « L'écran du fantasme », sous-titré « (Bazin et les bêtes) », à partir duquel il résumerait le bazinisme ainsi : « A ce compte-là, on va voir que l'essence du cinéma devient une histoire de bêtes. » (ibidem, p. 37). Pour l'héritier moins désireux de reproduire la doxa pour la fixer en académisme théorique que d'en vérifier l'actualité critique et politique au risque de la trahison hérétique, on retomberait cependant aussi sur un autre type de fétichisme, gagé celui-là sur la possibilité de la mort du réalisateur, ce « cran d'arrêt » engagé par les risques pris à l'occasion d'un tournage dangereux. Ce fétichisme bazinien « du tournage-comme-moment-décisif, du tournage comme risque et du risque comme ce qui justifie l'entreprise du film, qui lui confère une certaine plus-value », Serge Daney le qualifie aussi d'érotisme (ibid., p. 43).
Avec Roar, l'érotique bazinienne flirte de fait avec la pornographie et le flirt est vertigineux, jusqu'au cauchemar décrit par Vincent Malausa (cf. « Des hommes et des crocs » in Cahiers du cinéma, n°741, février 2018). C'est là son risque extrême mais il faut y voir aussi la marque terrible d'une perversité qui, d'ailleurs, contreviendrait radicalement au sympathique message écologiste exposé avec le générique-fin (ou bien, suprême tour, l'innocence est le masque privilégié de la perversité). Et la marque serait aussi douloureuse qu'une morsure ou une griffure : on hésite dans la comptabilité un rien sadique servant à faire la publicité de l'édition vidéo du film entre le chiffre de 70 et celui de 100 accidents durant un tournage qui s'étala sur plusieurs années, victimes de lourdes avaries (pluies diluviennes, incendies) comme de la défection d'un grand nombre de techniciens (et si l'opérateur néerlandais Jan de Bont y gagna ses galons de technicien hors pair, c'est en ayant été scalpé par l'un des félins). Au final, le film achevé effraya plus d'un producteur ou d'un distributeur (même Francis Ford Coppola approché se désista), dont la sortie s'effectua la plupart du temps en catimini partout dans le monde à l'exception des États-Unis. Les deux millions de dollars de recettes gagnées ne permirent pas de compenser les 17 millions engagés par les initiateurs de cette folle entreprise, Noel Marshall, l'agent de l'écrivain William Peter Blatty improvisé producteur de The Exorcist (1973) de William Friedkin mais aussi sa compagne d'alors, Tippi Hedren, vedette de The Birds (1963) et Marnie (1964) d'Alfred Hitchcock, qui hypothéquèrent tous leurs biens afin de financer la construction d'une maison californienne à Soledad Canyon susceptible d'accueillir une centaine de fauves non pas dressés mais nés ou vivant depuis longtemps en captivité (mais aussi deux éléphants) pour y planter un site de tournage privilégié. Leur couple n'y survivra pas, les ennuis de la jeune Melanie Griffith avec la chirurgie esthétique commencèrent là.
« Le cinéma nous apprend à mieux connaître les animaux » ou bien « Les films d'animaux nous révèlent le cinéma » disait encore André Bazin (Raymond Bellour, Le Corps du cinéma : hypnoses, émotions, animalités, éd. P.O.L.-coll. « Trafic », 2009, p. 537). Avec Roar, ç'aura été tout à fait le contraire et c'est bien ainsi que le film est puissamment pervers, en ceci qu'on y apprendra moins sur les félins que sur les humains qui ont eu cette folie de vivre ensemble pendant des années parmi une centaine d'entre eux afin d'en tirer un divertissement conjuguant le familial à la conscience écolo. Et la perversité est même si grande qu'elle se joue partout en tournant à plein régime, consistant en une triple mise à l'épreuve : du semblant animalier par le réel le plus carnassier ; de l'utopie libertaire et écologiste par l'expérience communautaire invivable et autodestructrice ; de l'animal mythologique privilégié par le cinéma classique hollywoodien par l'animal ontologique davantage préféré par le cinéma d'auteur européen (cf. Raymond Bellour, op. cit., p. 546-550 - on remarquera qu'il est vraiment dommage que l'auteur n'ait pu inclure Roar dans son vaste corpus, faute plus que probable de n'en pas connaître alors l'existence).
Jusqu'à toucher, à partir d'une orientation scénaristique minimale (un scientifique qui étudie les félins en Afrique de l'est est retenu loin de chez lui quand arrivent dans sa fauverie son ex-compagne accompagnée de leurs trois enfants), à la plus infernale et chaotique indistinction : la comédie et l'horreur s'y confondent en effet, tout autant les vraies frousses que les frayeurs jouées, tandis que la forme extrêmement découpée de Roar recouperaient les coups de griffes et de dents qui sont trop impressionnants ou insupportables pour autoriser décemment la caméra à continuer de prendre la prise. Le plan coupé ne l'aurait donc été que par suite de coupures et de morsures qui peuvent terrifier ou faire rire de toutes leurs dents les spectateurs qui ne savent pas si le lard de l'accident incontrôlable est bel et bien tranché depuis les flancs du cochon de la fiction. Le tranchant d'un côté de l'écran se combine de l'autre côté à l'impossibilité de trancher. La perversité pose alors l'impossibilité de trancher en distinguant le faux de la mise en scène du réel qui s'y immisce de toute part comme les fauves dans la maison. La perversité est aussi inconscience quand la promotion d'un vivre-ensemble entre animaux humains et non humains afin de parer à la catastrophe écologique des espèces exterminées vire à la vérification pratique qu'il y a plus risqué que l'animalité prédatrice du fauve, qu'il faut compter sur la bêtise humaine pour s'aveugler sur ses prétentions à humaniser et anthropomorphiser ce qui résiste à cette capture humaniste.
Ce film, peut-être que Timothy Treadwell, le héros de Grizzly Man (2005) de Werner Herzog, l'a vu en y découvrant la promesse de sa jouissance, peut-être aurait-il dû le voir en y reconnaissant son destin obscur. Roar est un film proprement impossible, à ce titre unique et impossible à réitérer aujourd'hui (les corporations respectives des assureurs et des dresseurs en interdisent la répétition). Un film qui aura été réalisé à l'épreuve de sa propre impossibilité : « l'impossible n'est pas forcément [négatif] le contraire du possible, ou bien alors, puisque l'opposé du possible, c'est assurément le réel, nous serons amenés à définir le réel comme l'impossible (...). Le réel, c'est le heurt, c'est le fait que ça ne s'arrange pas tout de suite, comme le veut la main qui se tend vers les objets extérieurs. » Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse (Séminaire Livre XI, 1964), éd. Seuil, 1973, p. 15). Littéralement, un film à l'arrachée.
24 mars 2018
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