« Il n'y a perception que parce qu'il y a aussi flux représentatif. De ce point de vue aussi, l'imaginaire – comme imaginaire social et comme imagination de la psyché – est condition logique et ontologique du ''réel''. » (Cornelius Castoriadis, L'Institution imaginaire de la société, éd. Seuil-coll. « Points essais », 1975, p. 488)
Aux alentours de 1975, Jean-Claude Brisseau a environ trente ans et vit avec sa compagne Maria Luisa Garcia, il enseigne le français dans des collèges d'enseignement secondaire de Seine-Saint-Denis après avoir abandonné le rêvé d'entrer à l'IDHEC. Mais la passion du cinéma est un virus qui ne l'a pas quitté, d'abord contracté auprès de sa mère, une femme de ménage qui travaillait dans quelques salles parisiennes, par la suite amplifié avec la découverte des Cahiers du cinéma et celle de Psychose d'Alfred Hitchcock en 1960. Au milieu des années 1970, donc, Jean-Claude Brisseau décide de sauter le pas en faisant l'acquisition d'une caméra Super-8 sonore dont les premiers modèles sont alors en vente. L'autodidaxie pratique se conjugue à l'amateurisme technique pour nourrir deux premières réalisations, le court-métrage Des jeunes femmes disparaissent (1973) tourné en noir et blanc et le court long-métrage La Croisée des chemins (1976) tourné en couleurs, suivi la même année par un second long-métrage, Au bord du vide. Les films sont retenus et projetés au Festival S-8 au cinéma l'Olympic et, avec Maurice Pialat, Eric Rohmer en est l'un des spectateurs qui, intrigué, prend contact avec son auteur.
Avec Les Films du Losange, Jean-Claude Brisseau commence alors à tourner La Vie comme ça (1978), variante de La Croisée des chemins achevée trois ans plus tard avec l'aide de l'INA et Jean Collet qui lui propose dans la foulée deux commandes, L'Échangeur pour la série « Contes pour enfants » programmée sur Antenne 2 et Les Ombres pour la série « La télévision de chambre » diffusée sur TF1. La même année, en 1982, le réalisateur entreprend le tournage de son premier film professionnel en 35 mm., Un jeu brutal, qui fait peu d'entrées mais lui vaut cependant d'être remarqué par Serge Daney, André Téchiné et Bertrand Tavernier. Les années de vaches maigres se prolongent encore avec la rédaction des histoires respectives de De bruit et de fureur et Noce blanche, en attendant que se monte la production d'un second long-métrage à partir du premier des deux scénarios qui s'imposera au Festival de Cannes en 1988.
Autodidaxie, amateurisme : il est beau en effet que l'enseignant soit en quelque sorte devenu le pédagogue de lui-même en accouchant de deux premiers films aussi fondamentalement « naissanciels », précisément ceux dont les impulsions primitives vont amplement déterminer le lit à deux courants de l'œuvre, noire et blanche, à laquelle aura incombé la tâche esthétique immense d'en construire fidèlement les conséquences. Pier Paolo Pasolini y a insisté, la mort appelle au montage rétrospectif des existences achevées et il est vrai que Des jeunes femmes disparaissent ouvre un premier courant exemplairement continué avec les deux remakes que Jean-Claude Brisseau en aura donnés, d'abord dans le passage du noir et blanc à la couleur en 1976, ensuite dans l'essai de la 3D en 2014 (cette dernière version présente d'ailleurs sur ce versant technologique les prolégomènes de l'ultime Que le diable nous emporte en 2016).
La série des trois variations hitchcockiennes témoigne d'une insistance ajointant à la persévérance de l'amateur cinéphile l'obsession de l'artiste n'ayant jamais cédé sur les ritournelles constitutives de son désir. De son côté, Au bord du vide déploie un bouquet fragile de figures et des motifs comme autant d'obsessions machiniques qui n'ont cessé de hanter l'auteur, entre autres, de De bruit et de fureur (1988), Céline (1992), Les Savates du bon Dieu (2000) jusqu'à La Fille de nulle part (2012). C'est une facilité certes due aux raccords des regards rétrospectifs, mais vraiment on a l'impression tenace que tout est déjà là dans ce magnifique Au bord du vide, cette autre œuvre à la croisée des chemins, ce film-carrefour où les collégiens ont déjà la tentation du suicide, où les vacillements médiumniques induisent déjà des séparations et des replis solitaires, où la discipline du savoir sauve déjà des vertiges du désir, où Maria Luisa Garcia se transforme alors en Lisa Hérédia l'actrice-monteuse-décoratrice-costumière, et où Jean-Claude Brisseau joue un rôle qui est si proche de lui comme le sera en un écho plus qu'assumé celui de La Fille de nulle part.
Au carrefour de l'après-Mai
Au bord du vide, qu'il ne nous faut pas confondre avec La Croisée des chemins comme on nous l'aura à juste titre rappelé, est le film de tous les paradoxes, à la fois pauvre et riche, à la fois précaire et sublime, hésitant dans ses encoignures techniques (les cadres sont parfois hésitants, le son ripe en décollant souvent de l'image) mais résolument ferme aussi dans ses procédures esthétiques (le banal est merveilleux ou fantastique pour peu que les circuits courts du quotidien ne soient pas antithétiques aux courts-circuits du mystère et du mystique). Le plus beau advient enfin quand il y a adéquation entre ce que la fiction déploie de si grand et les tout petits moyens à sa disposition pour opérer formellement ce déploiement. Il faut voir ainsi Jean-Claude Brisseau jouer l'enseignant au milieu des élèves de sa classe de CES, autrement dit rejouer son rôle social alors habituel, grand gars mais avec la maigreur de la jeunesse dans le corps, la voix de stentor pas encore totalement fixée, tout en le dédoublant du côté de la fiction. La fiction décolle du réel comme le son de l'image et la doublure divise le réel en le rappelant aux effets dyadiques de notre psyché.
La lecture par les collégiens de rédactions écrites à partir de sujets libres est également d'une richesse inouïe, qui se divise en proposant simultanément un principe de scansion narrative à forte valeur documentaire, l'exposé enfantin des violences diverses dont ces jeunes habitants des quartiers populaires des villes situées au-delà de la périphérie sont les sujets, ainsi qu'une fébrilité dont la jeunesse est directement partagée par le film lui-même. Et cette langue enfantine, populaire et citadine, si peu entendue, peut encore trouver à fuir ailleurs, par exemple dans la bouche de cet autre enfant plus jeune, ce petit garçon coiffé d'un casque qui improvise face à la caméra une sorte de monologue joycien, la parole balbutiante malaxant rêves et lectures, monstres de légende et créatures fantastiques recrachés dans une langue de l'enfance dans laquelle le film se reconnaît au point d'en faire d'une certaine manière un blason, un emblème poétique. Comme acteur mal assuré et comme cinéaste amateur mais déjà affirmé, Jean-Claude Brisseau s'expose exactement comme les enfants de son film, c'est-à-dire comme une créature duplice, d'un côté porteuse des blessures et stigmates de la société française à l'aube d'une crise qui dure encore, de l'autre habitée d'une riche vie psychique où commandent les images à deux faces, rêves blancs et noirs cauchemars.
À la croisée des chemins, le noir du désespoir et le blanc de l'apaisement entrent dans de nouveaux agencements dont les compositions préfèrent aux oppositions caractéristiques de l'esthétique expressionniste les alternatives et synthèses disjonctives de l'abstraction lyrique (schématiquement, Jean-Claude Brisseau est plus proche en esprit de Jacques Tourneur que de Friedrich Murnau, de Robert Bresson que d'Alfred Hitchcock). Sur un premier axe, Au bord du vide propose le récit naturaliste de la crise du couple moderne mais son naturalisme est contrarié par les échappées fantastiques d'une femme voulant rompre avec les aliénations participant au ronronnement quotidien. Sur un autre axe, Au bord du vide est un documentaire peuplé d'enfants prolétarisés parmi lesquels s'excepte la petite gamine effrontée dont le désir de savoir est une offre d'amour sauvant son pédagogue de la misère sociale et conjugale.
Au carrefour de ces deux axes, le film de Jean-Claude Brisseau est, très différemment de La Maman et la putain (1973) de Jean Eustache, un important témoin de l'après-Mai 68. La contestation du centralisme parisien par l'investissement des quartiers périphériques, la fiction frottée jusqu'à la friction du documentaire de la violence sociale incorporée par les plus jeunes, les discours de rupture qui appartiennent à la médium au risque du mysticisme New Age comme au communiste radical au risque de l'ultra-gauchisme participent en effet à caractériser un paysage humain fragmenté où la diversité des formes de violence réelles et la volonté affirmée de leur légitime abolition se disloquent et décrochent comme se décollent par intermittence la bande-image et la bande-son. L'événement a eu lieu mais il déborde les lectures marxistes univoques qui ne sont d'aucune aide existentielle pour « l'homme unidimensionnel » (Herbert Marcuse) croyant cependant très fort au réel de sa multi-dimensionnalité.
La saveur du savoir
D'un côté, les hallucinations ou visitations sont des ouvertures par lesquelles fuit la femme qui veut en finir avec la domination masculine en s'en remettant à l'archétype d'un double féminin (Marie Rivière) exhibant la tendance homosexuelle de son Éros. Et, avec empathie, le cinéaste refuse de trancher en tenant qu'il n'y a que le cinéma avec ses angles au cordeau et ses faux-raccords mélièsiens pour témoigner de ce qui résiste à tout témoignage, laissant en toute indécidabilité voisiner la médiumnité réelle, le repli sur soi autistique et l'aliénation dans les bricolages d'un mysticisme pour citadins désœuvrés. De l'autre, le raidissement théorique de l'ami militant (Claude Morel, l'ami médecin de La Fille de nulle part), s'il repose sur le constat lucide du réformisme du Parti communiste, le sépare radicalement des masses dont il raconte l'Histoire et sa fin téléologique comme une légende dorée, non moins mythique au fond que les délires médiumniques de la compagne et la langue fabuleuse du garçonnet au casque. C'est à cet endroit précis, à l'intersection des ambivalences mimétiques du mysticisme et du militantisme, à la croisée des chemins où logos et muthos se retrouvent et se superposent que s'ouvre une ultime piste qui pousse la folie jusqu'à proposer de rénover ce qui s'entendait en Grèce antique sous le nom obscurci depuis de pédérastie.
Jean-Claude Brisseau est un cinéaste dont on peut dire qu'il est culotté, il l'est déjà avec Au bord du vide qui reconnaît qu'il y a un monde commun entre l'enfant fabulant, la mystique délirant et le révolutionnaire ressassant (celui de l'imaginaire, radical et instituant comme est alors en train de le conceptualiser Cornelius Castoriadis puisque L'Institution imaginaire de la société a été publié en 1975). Mais il le serait encore davantage en suivant le fil ténu déroulé par la persévérance d'une petite fille têtue qui désire le savoir au point de professer l'amour pour son professeur particulier.
C'est une gamine de douze ans qui voit chez son professeur sa propre pulsion suicidaire, qui voit aussi le savoir comme une discipline désirable au point de relancer le désir de l'apprenant, le maître ignorant que son savoir sauve encore en le sauvant réciproquement (le maître ignorant sera celui qui, dans Noce blanche, désirera substituer au savoir le fantasme lolitesque qu'il abritait en lui sans le savoir). Le cours où la gamine apprend face au tableau rempli de craie qu'elle n'est qu'un point dans l'univers est une séquence extraordinaire, parce que la situation intellectuelle de ce point lui redonne symboliquement une place dans l'infini. Et l'infini est une image donnée, c'est un don qui doit avoir son contre-don dans l'amour pédérastique – autrement dit platonique offert à celui qui avait perdu la saveur du savoir.
Dans le parc des Butte-Chaumont, un géant est meurtri, endolori qu'Éros ailé lui ait volé sa compagne. Mais le géant défait est sauvé par la visitation d'un ange inattendu, par le mélange de sagacité et de sapidité d'une petite fille qui lui parle avec le bagout des enfants et le sérieux d'une femme amoureuse comme une dame médiévale (on pense irrésistiblement à Cécile Desnoyers en amoureuse du marin Frankie, gamine inoubliable de Lola de Jacques Demy en 1960, on songe également à la petite Matilda sauvée par le savoir des griffes de l'hystérie maternelle dans De l'influence des rayons gamma sur le comportement des marguerites – The Effect of Gamma Rays on Man-in-the-Moon Marigolds de Paul Newman en 1973, on comprend enfin que le téléfilm Les Ombres propose une variation de ce récit, avec une référence à la fille défunte de Victor Hugo, Léopoldine, dont on retrouvera le fantôme dans La Fille de nulle part).
À la croisée des chemins où l'ange se fait tantôt noir (la compagne saisie par la passion des spectres), tantôt blanc (l'élève désireuse du savoir), Au bord du vide déploie son bouquet d'images fragiles, où certaines fleurs sont des mythes tramant un imaginaire partagé par l'enfant, le militant et la mystique, et où d'autres fleurs sont des savoirs ayant la saveur des amours platoniques. Et le bouquet d'être offert des mains tremblantes du jeune disciple aux vieux maîtres des images qu'il aime pour avoir appris d'eux la pédagogie la moins autoritaire, la plus libertaire.
« L'imaginaire est également, bien entendu, condition aussi de toute pensée – de la plus plate, de la quasi-non-pensée presque réduite à la manipulation des signes, si cela était possible, à la plus riche et la plus profonde. » (Cornelius Castoriadis, L'Institution imaginaire de la société, idem).
17 mai 2019
Des Nouvelles du Front
(lundi, 19 août 2019, 11:35)
Merci pour votre remarque Alex, vous avez tout à fait raison, nous nous sommes bêtement mélangés les pinceaux, nous corrigeons de suite.
Des Nouvelles du Front
(mardi, 12 mars 2024, 20h55)
On vous remercie, Lisa et, comme l'information vient de vous, on ne peut que vous faire confiance. Donc on rectifie le tir immédiatement.
Lisa Garcia/ Lisa Hérédia (mardi, 12 mars 2024 20:22)
Je ne sais pas qui a fait circuler le titre "médiumnité "
ce film s'appelle "au bord du vide", Jean-Claude n'en a jamais terminé le montage du coup il n'y a pas de générique mais son titre est bien "au bord du vide ".
Alex (lundi, 19 août 2019 11:10)
"Connu également sous le titre de Médiumnité, La Croisée des chemins est le film (...)"
Non !
"Médiumnité" ( https://www.youtube.com/watch?v=_5ezDPMg_28 ) et "La Croisée des chemins" sont deux films distincts et complétement différents.