Man Hunt - Chasse à l'homme (1941) de Fritz Lang

L'épine et le fossé

La violence exige des clarifications quant à ses motivations, c'est la morale implacable de Fritz Lang. La corde qui bande son arc tranche en séparant les porteurs de projets malfaisants de ceux qui y réagissent par inconséquence de classe, vengeance fautive et défaut de toute idée.

 

 

 

L'émouvant, dans Chasse à l'homme, tient alors à faire remonter à la surface la tache aveugle dans le puits noir des regards.

 

 

Siegfried aveugle

 

 

 

 

 

Que pointe le bout du fusil ? Le capitaine Thorndyke croit le savoir et s'en amuse, indifférent aux sortilèges de la forêt des Nibelungen dans laquelle il vient de pénétrer. Hitler est la cible, nous sommes à l'été 39, mais le jeu le plus dangereux voudrait seulement tenir de la chasse sportive. L'aristocrate anglais qui s'est fait un nom dans la collection des massacres et trophées des safaris auxquels il a participé ne bande plus désormais que pour des prestiges personnels, des plaisirs qui se voudraient indolores, sans effet.

 

 

 

Siegfried aveugle s'y reprendra pourtant à deux fois. La première, la culasse est vide et la cible est atteinte, mais imaginairement. Puis l'idée lui vient, muette, de tirer pour de vrai sur Hitler. Une feuille tombe alors sur sa lunette et le distrait. Le tireur est fugitivement éborgné par une flèche tirée par le hasard. Comme le dragon par Siegfried qui mourra par le seul endroit où le sang de la bête ne le protège pas, entre les omoplates où une feuille semblable s'était d'ailleurs posée. La balle sera enfin tirée, mais à côté du but visé. Un SS arrête alors le chasseur, avant de le livrer à ses tortionnaires.

 

 

 

Le cinéaste au monocle voit la tache au fond de l'œil, le punctum caecum d'un rapport désinvolte à la violence. Quand celle-ci règne, elle requiert l'impératif d'en assumer les responsabilités.

 

 

 

Chasse à l'homme est le premier des quatre films antinazis que Fritz Lang tourne entre 1941 et 1946. Et s'il n'est pas le meilleur opus de la série – Les Bourreaux meurent aussi (1943) écrit par Bertolt Brecht le dépasse de beaucoup –, il est peut-être le plus étonnant, parce que le plus retors, le plus chiendent du carré.

 

 

 

Le qualificatif de film de propagande ne lui sied pas vraiment. D'abord parce que le film sort en salles six mois avant l'attaque de Pearl Harbor et l'entrée officielle des États-Unis dans l'arène de la Seconde Guerre mondiale. Ensuite parce que son auteur, l'un des fondateurs du comité antifasciste d'Hollywood, en pervertit les perspectives, retournant comme un gant le sens apparent d'un finale qui en appelle aux bonnes volontés disponibles pour se jeter dans la bataille, y compris en recourant à l'assassinat politique.

 

 

 

Thorndyke comprend enfin la règle du jeu qui engage à la violence réelle et à la mort de l'autre, mais tard. Le mal entre-temps est fait et il y aura à son corps défendant contribué. Le stigmate de torture sur sa joue que n'efface pas sa barbe en flèche l'ardent repentir.

 

 

 

 

 

L'aigle et la taupe

 

 

 

 

 

Depuis l'écart des deux tirs, le premier imaginaire (c'est un jeu d'aristocrate à l'ego surdimensionné) et le second raté (le chasseur rate son rendez-vous avec l'Histoire), se tend progressivement l'arc de la prise de conscience d'un rapport renouvelé à la violence. Pour ce faire, Thorndyke a besoin d'une Némésis afin de ressaisir le sens même de son hybris, qui n'est pas seulement qu'un attribut nazi.

 

 

 

Ce sera Quive-Smith génialement interprété par George Sanders. L'acteur britannique joue à merveille un haut-gradé SS (il maîtrise l'allemand et Fritz Lang ne se prive pas de le faire dialoguer dans son idiome maternel), d'autant qu'il sait se faire passer pour plus british que les Britons eux-mêmes (le simulacre est ainsi poussé à son comble). Quive-Smith se fait alors l'accoucheur de Thorndyke qu'il force à une psychanalyse sauvage, amorcée sur les flancs boisés d'Allemagne, poursuivie dans le tunnel du métro londonien, avant de connaître son acmé dans la campagne anglaise.

 

 

 

Et Fritz Lang n'est pas loin de donner raison à Quive-Smith (c'est un nom d'emprunt, on ne connaîtra jamais son patronyme allemand) quand il accable le chasseur d'être le représentant d'une race décadente, celle d'une classe dans son rapport faussé à la violence.

 

 

 

Quive-Smith arbore en signe distinctif un monocle tout à fait semblable à celui que porte Fritz Lang. Là est le scandale qu'il nous faut savoir affronter : le nazi perçoit en effet comme un aigle ce à quoi est aveugle son antagoniste qui tiendrait plutôt de la taupe, le chasseur de noble lignée dont l'habitus de classe le conduit à méconnaître que le temps des plaisirs inconséquents est terminé.

 

 

 

Sortir du puits en retournant la catabase en anabase, c'est faire remonter la plaie au flanc d'un roi dont les vanités sont mortifères.

 

 

 

Chasse à l'homme est un film sur la projection, c'est donc un grand film de cinéma, soucieux de la balistique des perceptions. Un projectile, qu'est-ce qui le meut ? Qu'est-ce qui fait bander un tireur ? Un an et demi après l'invasion de la Pologne, Fritz Lang voit que le monde se divise entre ceux qui ont les idées les plus terrifiantes et dont les porteurs en assument la criminelle malfaisance, et ceux qui n'en ont rigoureusement pas. Un monde de l'éthique raciale et génocidaire (Chasse à l'homme sort six mois avant la conférence de Wannsee planifiant la « solution finale ») a pour ennemi un monde sans éthique et peuplé d'esthètes, y compris les plus sympathiques (quand Walter Pidgeon croise le petit Roddy MacDowall, c'est comme si Qu'elle était ma verte ma vallée continuait).

 

 

 

Reclus dans sa tanière afin de se cacher de ses poursuivants dans un coin bucolique d'Angleterre, Thorndyke est à la fin retrouvé par Quive-Smith qui enferme de l'extérieur celui qui s'y était enfermé de l'intérieur. Après la poursuite dans le tunnel métropolitain et le foudroiement du tueur, pure silhouette noire et abstraite jouée par John Carradine, vient le moment le plus concret, qui répond à l'ouverture allemande tout en en redéfinissant les contours.

 

 

 

Thorndyke hurle sa haine d'Hitler, il jure qu'il va le tuer. Si sa profération se soutient formellement d'un discours humaniste, elle a pour noyau émotionnel l'assassinat de la jeune femme londonienne, Jerry Stokes (Joan Bennett pour sa première apparition chez Fritz Lang surprend dans un rôle de prostituée ingénue, loin de la duplicité des films suivants), qui l'avait aidé durant son escapade londonienne. Spinozisme radical : Thorndyke se jette à la fin dans la bagarre, férocement, non par conviction politique (ou par discipline militaire, qu'il ne respecte pas du tout), mais par pure réaction, plus par colère que par désir d'utopie.

 

 

 

 

 

La flèche brisée

 

 

 

 

 

La vengeance, cette monomanie langienne, est comme toujours soumise à une épreuve de haute clarification. En effet, la vengeance n'advient ici que réactivement, dans la colère d'un homme qui l'envahit en lui renvoyant au visage le feu de ses propres turpitudes, notamment celles d'avoir livré à l'inconnu et à la mort l'objet d'un désir grandissant et à jamais frustré. La frustration sexuelle, freudisme radical, lui donne alors de quoi rebander en inventant dans sa caverne un arc qui permettra de terrasser Quive-Smith. Et la pointe de la flèche aura été trouvée dans la broche qu'il avait offerte à Jerry, et qu'amoureuse et fière elle arborait sur son béret.

 

 

 

Ce qui meut Thorndyke est ce qui l'émeut et s'il se transmue en projectile meurtrier, c'est dans la poussée de la colère plutôt qu'en raison d'une idée claire. Si une idée se soutient d'une affection en guise de propulsion, la poussée purement réactive souffre d'un défaut d'orientation. Blessé par son irresponsabilité, un roi frivole promène dans les terres vaines de ses douleurs un nom qui dit tout de lui : thorn (l'épine) dyke (le fossé). La flèche du désir dont a un jour parlé Jean-Loup Bourget au sujet du film n'est, au fond, qu'une flèche brisée. Le carreau n'aura dès lors été tiré qu'après avoir laissé sur le carreau l'objet du tir, cette tache aveugle au fond du puits.

 

 

 

Le pessimisme langien est implacable en ceci qu'il flèche le caractère épineux d'une époque tombée dans le fossé où s'y disputent jusqu'à la mort des individus aux idées criminelles et d'autres qui n'ont pas d'idées, seulement des inconséquences que de fautives fureurs voudraient éponger. La clarification dans la balance des motions et émotions est le fait foudroyant de lucidité d'un vieux dragon dont la vision monoculaire se sait mutilée.

 

 

 

6 avril 2024