"Hair" (1979) de Miloš Forman

Le requiem des fleurs

Malgré la puissante emphase gospel due au compositeur Gael MacDarmot, « Let the Sunshine In » ne sonne pas l'apothéose de la jeunesse solaire entrée dans l'âge zodiacal du Verseau. C'est le chant de deuil d'une jeunesse immolée par le feu de la guerre.

 

Les grands rassemblements aux portes de Washington ne sont plus qu'une image de rêve dont la lumière fossile sera éclipsée par le désastre reaganien qui a tout l'air d'une revanche. Incendiaires au début, les années 1970 agonisent dans une odeur de cramé.

 

Où sont-ils passés, tous ces jeunes Icare qui dansaient, ivres d'amour et du désir d'un autre monde ? Qu'est devenue toute cette herbe magique et folle poussant en rhizome aux abords gazonnés du capitole ? Les croix blanches y auront répondu. Dans le jardin il n'y a plus personne. Soleil couché, jeunesse cou coupé. Les années d'hiver ne vont pas tarder.

 

Avant Amadeus, Miloš Forman avait déjà mis en scène avec Hair un requiem dédié à une jeunesse qui ne survit à ses incendies libertaires qu'en se consumant interminablement.

 

Trop tôt, trop tard

 

 

 

 

Trop tôt, trop tard. En 1968, la comédie musicale Hair est un carton à Broadway mais, un an plus tard, plusieurs projets de l'adapter au cinéma tombent à l'eau. Miloš Forman et Claude Berri échouent à convaincre le gourou des auteurs Gerome Ragni et James Rado, tandis que George Lucas, d'abord intéressé, piétine après l'échec commercial de THX 1138 (1971), et préfère finalement se refaire une santé commerciale du côté de la nostalgie en se lançant dans la réalisation de American Graffiti (1973). En 1979, Hair de Miloš Forman sort dans les salles en ne suscitant alors que bien peu d'intérêt. En 1969, l'adaptation aurait été raccord avec l'actualité du mouvement hippie et de la contestation de la guerre au Vietnam. Dix ans plus tard le film vient après la bataille. La guerre est finie et les hippies ne sont plus qu'un sympathique souvenir qui s'efface sur le seuil de la victoire présidentielle de Ronald Reagan.

 

 

 

Trop tôt, trop tard. C'est pourtant dans les battements du temps et les discordances de la synchronicité que Hair est le film à la fois le plus inactuel et le plus contemporain de son auteur. Rétrospectivement, Hair n'a d'ailleurs plus cessé de redorer son blason en décrochant le titre de film-culte. Mais l'important pour lui se joue vraiment ailleurs, dans la discordance des temps avérant la concordance différée de la contemporanéité.

 

 

 

D'un côté, le troisième long-métrage étasunien de l'exilé tchécoslovaque, s'il paraît d'abord rejouer en la simplifiant la partition sociologique et libertaire de Taking Off (1971), en la privant en effet de la dialectique des hiatus générationnels, ouvre en réalité la grande séquence formanienne des films qui feront retour vingt ans plus tard sur les années 1970, avec le diptyque composé par The People VS. Larry Flint (1996) et Man on the Moon (1999). C'est entre autres cela que l'on retient aujourd'hui le plus en revoyant Hair, en appréciant comment le constat d'un film tardif se retourne rétrospectivement en étonnante précocité. L'après-coup advient alors avec la plus grande mélancolie, disposée à montrer qu'une époque dédiée à une solaire et printanière juvénilité est une époque déjà finissante, agonisante, peut-être défaite.

 

 

 

De l'autre, Hair s'inscrit pleinement dans le genre de la comédie musicale qui a fait les grandes heures du classicisme hollywoodien (le film a d'ailleurs été distribué par la maison-mère du genre, la M.G.M.), tout en en modernisant certains aspects formels. De fait, le film de Miloš Forman prolonge les acquis esthétiques du cinéma de Stanley Donen et Gene Kelly produits par Arthur Freed pour la M.G.M., surtout On the Town – Un jour à New York (1949) dans lequel les chorégraphies s'épanouissent à l'air libre, dans la rue et ses décors réels (on pourra également citer l'introduction urbaine de West Side Story de Robert Wise et Jerome Robbins en 1961). Le recours habituel des objectifs à longue focale, caractéristique du style photographique du complice Miroslav Ondříček, renforce la qualité para-documentaire de la surface d'inscription de la fiction, parachevée par un montage privilégiant les inserts comme un bourgeonnement de ponctuations impressionnistes, printanier ou acnéique c'est selon.

 

 

 

On repense à l'inaugural Audition (1963), aux séquences de bal dans L'As de pique (1963), Les Amours d'une blonde (1965) et Au feu, les pompiers (1967). Les chorégraphies de Twyla Tharp, qui a étudié la danse moderne aux côtés de Martha Graham et Merce Cunningham, se déploient avec une merveilleuse spontanéité, comme des irruptions urbaines dont la jeunesse et le vitalisme couvrent Central Park de fleurs sauvages comme de créatures faunesques.

 

 

 

 

 

Doublé par l'Histoire

 

 

 

 

 

Mais, là encore, le côté style direct de Hair, approprié à célébrer l'exubérance chevelue de la jeunesse contestataire de la fin des années 1960, révèle paradoxalement qu'il est apparié à une fiction relevant d'un autre genre cinématographique, celui de la reconstitution historique. La comédie musicale invite en effet à la stylisation du réel qui va même jusqu'à profiter d'une consommation de LSD pour dérouler la pente d'un délire mystico-psychédélique qui représente la seule séquence tournée en studio du film. L'air du temps est l'oxygène d'une fiction qui en recrée l'image parce que ce temps n'est plus désormais. Dix ans ont passé, une décennie. 1968 aura été vécu comme un présent insouciant mais borné, celui d'un aveuglement levé avec la fin cruelle du récit où le garçon qui s'est au début réjoui de brûler ses papiers militaires (George Berger joué par Treat Williams) part à la guerre à la place de son ami Claude Hooper Bukowski (John Savage revenu du Voyage au bout de l'enfer de Michael Cimino en 1978, aussi fébrile que Brad Dourif dans Vol au-dessus d'un nid de coucou en 1975).

 

 

 

A la fin, la borne est une tombe. Un jardin de pierres cultive des croix qui ont fini par se substituer aux fleurs de bitume des hippies new-yorkais colorant le bois de Central Park. Le fait que Nicholas Ray interprète un général jouissant d'envoyer ses recrues sur le front vietnamien, au-delà du clin d'œil cinéphile, témoigne d'une profonde affinité avec le grand cinéaste des auto-aveuglements narcissiques affectant la jeunesse, mais pas seulement.

 

 

 

Avec Hair, Miloš Forman aura donc tourné un film d'époque, c'est le premier de son œuvre auquel succéderont tous les autres sans exception, Ragtime (1981), Amadeus (1984), Valmont (1989) jusqu'aux Fantômes de Goya (2006). D'ailleurs, tous ces films parlent de la même chose, qui partagent au fond la même obsession, celle du dédoublement et de la substitution. Le héros formanien, doublé par l'histoire ou la société, autrement dit par tous ceux qui sont plus narcissiques que lui, n'a pas d'autre choix que de céder sur son narcissisme propre en acceptant d'assumer le destin d'une impropriété fondamentale qu'exprime la substituabilité.

 

 

 

C'est le fou qui simule la folie jusqu'à le devenir vraiment après une lobotomie et dont le rêve d'évasion sera accompli par son compagnon de galère asilaire. C'est le bourgeois blanc qui noircit son visage en rejoignant son homologue afro-américain dont l'ascension sociale a été stoppée par les pompiers pyromanes de la suprématie raciale. C'est Mozart le ludion puéril et génial doublé par son grand rival Salieri. C'est un Larry Flint de fiction jugé par le vrai Larry Flint. C'est le vicomte de Valmont doublé par la marquise de Merteuil. C'est Andy Kaufman et ses doubles qui, grâce à la complicité des amis comme Bob Zmuda, lui survivent à l'exemple de Tony Clifton. Ce sont à la fin Natalie Portman et Javier Bardem jouant des doubles rôles, elle qui interprète une femme puis sa propre fille et lui qui incarne un inquisiteur catholique condamné par la Révolution avant de revenir dans la peau de l'inquisiteur napoléonien.

 

 

 

 

 

Soleil couché, jeunesse cou coupée, décennie cramée

 

 

 

 

 

La surdité du peintre espagnol vieillissant, dont le handicap vient paradoxalement renforcer la lucidité, s'oppose idéalement à la cécité de la jeunesse. Si elle se croit protégée par un élan libertaire et transgressif, son souffle finit cependant par être étouffé dans l'œuf par une autorité patriarcale et brutale, gardienne instituée du ressentiment. Pourtant, il ne s'agit pas pour Miloš Forman de surjouer l'aîné punissant ses cadets comme George Berger pour avoir été, comme toute sa génération, aveugle à son destin structuralement œdipien. Il faut au contraire admirer l'invention fictionnelle par rapport à la comédie musicale originale qui repose notamment sur l'accélération narrative de toute la fin de Hair. Et, ainsi, être saisi par la folle vitesse d'une époque où l'on chante contre la guerre pour mourir dans l'instant d'après et finir comme une fleur fauchée dans un jardin qui préfère à la place cultiver les croix blanches.

 

 

 

Dans le musical d'origine, Claude est déjà membre de la communauté hippie et c'est lui qui part au Vietnam quand, dans l'adaptation formanienne, l'option de la substitution entre George et Claude a cette dimension générationnelle de rappeler que le destin des uns a pour reconnaissance symbolique celui des autres. L'aurore de la jeunesse a connu son crépuscule et si la guerre a été perdue par les Américains, la défaite aura engagé le sacrifice de sa jeunesse. Le bourbier vietnamien aura servi déjà à cela, à couper la tige de la fleur hippie.

 

 

 

Les listes employées à répétition dans les chansons de Gerome Ragni et James Rado, vocabulaire sexuel dans « Sodomy », drogues avec « Donna / Haschich », insultes racistes et négrophobes dans « I'm Black / Ain't Got No », parties du corps dans « I Got Life », pilosités dans « Hair » représentent d'autres fleurs d'anarchie dont les pétales colorés volent au vent, avant de retomber sur le sol. Avec le finale, le tapis de fleurs se retourne en un lit de cendres une fois qu'elles ont été consumées par les rayons du soleil. Mais de quel soleil s'agit-il ?

 

 

 

Malgré la puissante emphase gospel due au compositeur Gael MacDarmot, « Let the Sunshine In » ne sonne pas l'apothéose de la jeunesse solaire entrée dans l'âge zodiacal du Verseau. C'est le chant de deuil d'une jeunesse immolée par le feu de la guerre. Les grands rassemblements aux portes de Washington ne sont plus qu'une image de rêve, une danse de vie dont la lumière fossile sera vite éclipsée par le désastre reaganien qui a tout l'air d'une revanche. Encore brûlantes au début, les années 1970 agonisent dans une odeur de cramé.

 

 

 

Où sont-ils donc passés, tous ces jeunes Icare qui dansaient, ivres d'amour et du désir d'un autre monde ? Qu'est devenue toute cette herbe magique et folle poussant en rhizome aux abords gazonnés du capitole ? Les croix blanches y auront répondu, tragiquement. Dans le jardin il n'y a plus personne. Soleil couché, jeunesse cou coupé. Les années d'hiver ne vont pas tarder. Avant Amadeus, Miloš Forman avait déjà mis en scène avec Hair un requiem dédié à une jeunesse qui ne survit à ses incendies libertaires qu'en se consumant interminablement.

 

 

 

8 janvier 2020


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