La série de six articles écrits par Catherine Vincent et parus lors des deux premières semaines d'août dans le journal Le Monde est censée renseigner les lecteurs des rapports entre les "sexes" tels que différentes sciences (anthropologie et primatologie, sémiologie et génétique, etc.) en problématisent ce que le sens commun croit en savoir. Leur lecture ne manque pas d'intérêt, et nombreuses sont les informations qui effectivement permettent de reconsidérer la question si cela n'avait pas été chose faite. Pourtant le premier article de cette série expose la lecture philosophique la plus générale afin d'aborder la question des rapports de genre de manière ensuite plus spécifique. Et là franchement, à la mesure de ce qui se théorise aujourd'hui, nous sommes en retard d'une bonne guerre.
Cette guerre théorique et universitaire (mais on va vite comprendre les effets pratiques et politiques de cet affrontement) est celle qui a vu s'opposer il y a plus de trente ans les partisan-e-s de l'école structuraliste d'un côté et les militant-e-s d'une approche plus matérialiste de l'autre. Les neuf dixièmes du premier article de Catherine Vincent sont consacrés à la promotion de la pensée de Françoise Héritier, titulaire d'une chaire au Collège de France et ancienne élève de l'ethnologue Claude Lévi-Strauss. C'est lui qui a imposé dans les années 1950 la méthode structurale issue des travaux linguistiques de Saussure dans le champ de la recherche concernant les sociétés dites alors "primitives". La perspective anthropologique structurale défendue par cette dernière dans la continuité à peine renouvelée de son maître vise à essentialiser la différence des sexes au nom de sa portée symbolique universelle qui serait censément à l'origine de toutes les pensées mythiques et dualistes, voire de la pensée humaine tout court. N'est-il pas significatif que Catherine Vincent elle-même n'hésite pas à considérer positivement l'aspect essentialiste de cette position ! La convergence idéologique des vues de l'anthropologue et de la journaliste s'en trouvera ainsi vérifiée. Contenons notre fureur matérialiste, et continuons notre lecture critique.
A la recherche de l'invariant universel, Héritier fige dans l'immobilité anhistorique des structures les rapports historiques et sociaux qui les déterminent pratiquement. Du coup, ces structures, parce qu'elles ont été construites, sont donc en conséquence déconstructibles, et, parce qu'elles se manifestent de manière toujours différentielle les unes par rapport aux autres, prouvent la plasticité des représentations symboliques et de l'imaginaire humain. Si l'appropriation du corps des femmes par les hommes afin de pouvoir contrôler la fécondité est évidemment un élément très important à prendre en compte et dont la démonstration scientifique est due aux travaux de Héritier, d'une part cet élément est loin d'être le seul permettant de combattre la domination masculine. Et d'autre part la méthode structurale est loin d'être la plus efficace scientifiquement pour permettre d'impulser les combats politiques nécessaires à l'arrêt de cette appropriation.
C'est pourquoi la pensée structurale a toujours élé un objet de lutte menée par les partisan-e-s d'une approche moins essentialiste que matérialiste justement, et qui privilégie davantage les rapports sociaux que les invariants structuraux anhistoriques. Déjà on se rappelle que les promoteurs de la normalité hétérosexuelle n'ont pas hésité, lors des débats concernant le mariage homosexuel il y a dix ans, à solliciter la pensée structurale afin de surenchérir sur l'importance symbolique primordiale de la différence des sexes dans l'équilibre individuel psychique de chacun. Il est somme toute significatif aussi d'attendre le dernier paragraphe de l'article pour que soient enfin évoquées les théories matérialistes (encore que ne sont pas mentionnés les noms de leurs auteures principales, Christine Delphy, Colette Guillaumin, Nicole-Claude Mathieu, Monique Wittig, etc.) Pourtant Catherine Vincent les cantonne rapidement dans un historicisme incapable selon elle de penser l'universalité de la domination masculine. Or, c'est bien une approche matérialiste (en terme de rapports sociaux induits par l'exploitation du travail par le capital) qui permet de penser et de combattre les prétentions universelles et totalisantes du capitalisme. En toute logique, on ne comprend alors pas en quoi, toutes choses égales par ailleurs, une semblable approche matérialiste (en termes de rapports sociaux induits par l'exploitation du travail de femmes par les hommes dans le cadre de l'analyse du système patriarcal) serait impuissante à traiter de la domination masculine.
Vendredi 14 août 2009