On sait que les classes dominantes, dans l’exercice pratique et quotidien de leur domination, ont besoin de dominer le champ des idées. La domination politique et économique ne se suffit pas à elle-même pour expliquer sa perpétuation. Il faut pour cela convaincre les dominés pour les impliquer dans leur propre domination, qu’il s’agisse de l’assujettissement étatique ou de l’exploitation capitalistique. Il faut que les dominés eux-mêmes partagent une commune croyance dans la légitimité de leur situation, et c’est ce à quoi travaillent les intellectuels attachés à défendre l’ordre de la domination. « Les idées dominantes sont les idées de la classe dominante » écrivaient déjà en 1846 Karl Marx et Friedrich Engels dans leur ouvrage L’Idéologie allemande.
Moins d’un siècle plus tard, le communiste italien Antonio Gramsci insistait sur le caractère culturel permettant l’établissement de l’hégémonie des classes dominantes. Parce que le réel est tout autant constitué d’idéel et de matériel pour parler cette fois-ci comme l’anthropologue Maurice Godelier, parce que le monde social est traversé de structures objectives qui sont aussi des structures mentales subjectivement intériorisées, parce qu’enfin la domination s’effectue sur un mode tout à la fois individuel et collectif, mental et concret, pratique et symbolique, parce qu’elle sévit dans les corps et dans les têtes, on ne peut donc écarter l’analyse des discours qui parachèvent sur le plan des idées et des représentations la domination subie.
Loin de considérer le discours que la domination tient sur elle-même afin de légitimer son existence comme étant le reflet super-structurel d’une infrastructure économique qui serait le fondement primordial de l’ordre social, et donc à l’encontre du marxisme le plus vulgaire, la nécessité intellectuelle et politique de faire la démonstration des tours de la rhétorique réactionnaire est un préalable permettant de montrer et démonter rationnellement la face discursive d’une domination qui, ailleurs, dans les plis du monde vécu, s’exerce silencieusement. Des ouvrages récents se sont attelés à cette tâche politique essentielle : La Politique de l’oxymore. Comment ceux qui nous gouvernent nous masquent la réalité du monde de Bertrand Méheust (éd. La Découverte, 2009, 161 p.), La Novlangue néolibérale. La rhétorique du fétichisme capitaliste de Alain Bihr (éd. Page deux, 2007, 237 p.), LQR. La propagande au quotidien de Eric Hazan (éd. Raisons d’agir, 2006, 122 p.)
Un classique de ce type de littérature, et qui a largement influencé la production des écrits suivants consacrés à l’analytique des mots et des discours du pouvoir en place, demeure l’ouvrage du juif allemand Victor Klemperer, LTI, la langue du IIIe Reich. Carnets d’un philologue (éd. Albin Michel – coll. Agora, 1996, 375 p.), rédigé à l’époque de l’avènement du nazisme et terminé au moment de sa chute. Il existe pourtant un autre ouvrage remarquable, moins connu que ce dernier exemple, mais plus susceptible de nous aider dans la situation présente, et dont nous aimerions parler ici. Il s’agit du formidable livre d’Albert O. Hirschman, Deux siècles de rhétorique réactionnaire (éd. Fayard, 1991, 294 p.).
Albert Hirschman est né en 1915 à Berlin de parents juifs. Militant aux jeunesses socialistes du SPD lors de la montée du parti nazi, il partit en France lors de l’accession au pouvoir d’Hitler, puis gagna l’Espagne en 1936 afin de combattre le franquisme. En 1938, il vécut en Italie où il obtint un doctorat d’économie, et s’engagea clandestinement dans la résistance contre Mussolini. Lors du déclenchement de la seconde guerre mondiale, il fit partie d’un groupe de volontaires allemands et italiens engagés au sein de l’armée française. Il participa même à l’exfiltration de personnes menacées par le nouveau régime de Vichy avant de partir pour les États-Unis. Devenu citoyen étasunien en 1943, il travailla pour les services militaires américains postés en Afrique du nord, puis officia au sein de la réserve fédérale à l’époque du plan Marshall. Une trajectoire faite d’engagements marqués à gauche qui peuvent expliquer le désir d’Albert Hirschman d’écrire un ouvrage consacré à ce qu’il appelle la « rhétorique réactionnaire ». Il faut également dire que la carrière universitaire de cet homme, qui a commencé par l’analyse de l’économie du développement des pays du tiers-monde dans les années 1950, avant de s’orienter par la suite vers une analyse des idées politiques, a ceci de singulier qu’elle chevauche plusieurs champs de recherche distincts et plusieurs disciplines hétérogènes : sciences politiques, sociologie, économie, histoire des idées. Ce refus des clôtures académiques concomitante de cette envie de multiplier les approches transdisciplinaires (on pourrait parler d’approche « dédisciplinarisée » pour parler aujourd’hui comme Olivier Le Cour Grandmaison) a également déterminé la forme même de son ouvrage, à la croisée de l’analyse des discours politiques et de leurs diverses expressions intellectuelles et historiques.
Enfin, un dernier élément de contexte a suscité la rédaction de l’ouvrage : en 1985, Albert Hirschman a participé aux travaux du groupe d’études sur la politique sociale aux États-Unis créé par la Fondation Ford, à l’époque où une offensive néolibérale incarnée en Amérique par Ronald Reagan et en Angleterre par Margaret Thatcher avait été déclarée contre l’Etat-Providence, et plus généralement contre la protection sociale. Cette attaque idéologique menée contre ce que Pierre Bourdieu a appelé « la main gauche de l’État », à savoir l’État social, aura donc largement déterminé l’écriture d’un livre qui s’attache à montrer en quoi la rhétorique réactionnaire repose sur un nombre fini de discours qui se sont déjà exercés à d’autres moments historiques.
Comme le dit lui-même Albert Hirschman, sa démarche est d’abord structurale. Il s’agit de mettre au jour les invariants discursifs propres au camp réactionnaire. Pour cela, il choisit trois périodes historiques, la Révolution française, l’établissement du suffrage universel en Angleterre dans le courant du 19ème siècle, et la mise en place de l’État-providence de la fin du 19ème siècle dans l’Allemagne bismarckienne jusqu’en 1945 dans l’ensemble des pays industrialisés. Le choix de ces trois moments recoupe l’approche privilégiée par le sociologue étasunien T. H. Marshall afin de rendre compte de l’avènement progressif d’une citoyenneté dont les trois dimensions essentielles, civile avec les droits afférents aux libertés individuelles (droits de parole et de réunion, etc.) pendant le 18ème siècle, politique avec les droits relatifs à la participation au pouvoir et au suffrage universel (le droit de vote) pendant le 19ème siècle, et sociale avec les droits propres à protéger le monde salarial (droits à la protection sociale) pendant le 20ème siècle, composent la citoyenneté moderne dans les démocraties représentatives bourgeoises.
Avec l’analyse des discours produits lors de chaque étape de l’institution de la citoyenneté moderne, Albert Hirschman recense à chaque fois trois types de discours critiques de ces trois moments constitutifs de l’histoire de la citoyenneté en ses faces civile, politique et sociale. Trois arguments prônés par le camp réactionnaire applicables lors de chacune des trois étapes privilégiées, et qui trouvent également à s’appliquer lors des attaques émises contre la protection sociale à l’époque où Albert Hirschman écrivit son livre. On verra que les trois invariants de la rhétorique réactionnaire continuent encore aujourd’hui à s’exercer contre les conquis sociaux. La répétition de ces discours servira à montrer leur relativité, pour ne pas dire leur faiblesse en termes d’argumentation rationnelle.
Quelles sont les trois thèses mises au jour par Albert Hirschman ? Les thèses de la mise en péril, de l’effet pervers, et de l’inanité sont les trois types discursifs qui n’auront jamais eu de cesse d’être mis en avant par les opposants à la Révolution française, au suffrage universel, et à la mise en place de l’État-providence. La thèse de la mise en péril avance que l’institution d’une nouvelle politique risque de détruire les acquis des époques précédentes. La thèse de l’effet pervers postule que toute modification de l’ordre existant produit des conséquences inverses au but désiré. La thèse de l’inanité insiste enfin sur le fait que les programmes de changement politique et social sont impuissants à modifier la logique des choses. L’analyse de la rhétorique réactionnaire est implacable, et s’effectue de façon souvent ironique. La lecture est facilitée par un aisance non dogmatique dans l'écriture et un refus du jargon qui caractérisent souvent les écrits d’intellectuels étasuniens sachant combiner plaisir de la démonstration et pragmatisme de l’analyse.
Les grandes figures intellectuelles classiques en prennent à juste titre pour leur grade, et Albert Hirschman est le premier surpris de sa démonstration, après s’être plongé dans la lecture des grandes œuvres des penseurs les plus éminents des trois périodes historiques privilégiées. La critique est mordante quand l’analyste rend compte de l’opiniâtreté de certains penseurs consacrés pourtant capables de jouer sur plusieurs tableaux en s’appuyant sur plusieurs des thèses alors qu’elles sont profondément contradictoires entre elles. En effet, comment arguer en même temps de l’effet pervers et de l’inanité pour vouloir convaincre par exemple des dangers de la protection sociale ? Un intellectuel très estimé dans son pays, Samuel Huntington, et davantage connu aujourd’hui pour ses pseudo-thèses sur « le choc des civilisations », s’est pourtant appuyé sur les deux registres afin de montrer dans les années 1970 que la crise d'autorité des démocraties occidentales résultait d’une extension du domaine de la protection sociale.
Ainsi les thèses de la mise en péril comme de l’effet pervers ont été employées par les critiques les plus virulents de la Révolution française, Edmund Burke et Joseph de Maistre. Thèses contradictoires puisque la première veut prévenir de la destruction possible de l’existant sous prétexte de la mise en place d’un autre modèle de société possible, quand la seconde explique que c’est le contraire qui se produira lorsqu’une politique de changement social et politique se mettra en place. Dans tous les cas, la Révolution ne doit pas avoir lieu, tantôt parce qu’elle va ruiner l’ordre naturel des choses, tantôt parce que la Providence y remédiera en instituant à nouveau l’ordre naturel des choses ébranlé par le choc révolutionnaire. Les arguments se contredisent, même si, du point de vue de Burke et de Maistre, cela est nécessaire pour convaincre l’opinion et promouvoir le statu quo. Quant à la thèse de l’inanité, elle aura été entonnée par Alexis de Tocqueville afin d’expliquer doctement que les changements induits par la Révolution française avaient en fait été initiés avant la Révolution. On se demande bien alors pourquoi la Révolution a eu lieu et comment Louis XVI a été décapité.
La thèse de l’inanité trouve son ultime expression dans le célèbre roman de Lampedusa adapté au cinéma par Luchino Visconti, Le Guépard : « Il faut que tout change pour que rien ne change ». Les partisans du consensus ne cesseront jamais de s’abreuver aux trois grandes sources de la rhétorique réactionnaire. Qu’il s’agisse de l’extension du suffrage universel : l’effet pervers argué par Gustave Le Bon et Herbert Spencer appelle à se méfier d’une institution qui va favoriser les pauvres contre les riches ; la mise en péril prônée par Fustel de Coulanges et Max Scheler veut alerter sur la possible destruction de la société si les incultes valent autant en voix que l’élite ; enfin l’inanité telle que la met en avant l’économiste néoclassique Vilfredo Pareto explique que le suffrage universel ne sert à rien puisque la société fonctionne sur la base (dont il aurait fourni la loi pseudo-mathématique !) d’une domination économique des riches sur les pauvres que ne saurait affecter le principe de la représentation électorale.
Deux principes idéologiques traversent l’ensemble des trois thèses : un mépris de classe pour le populaire et une volonté consensuelle de naturaliser l’ordre social en montrant que l'ordre économique serait si naturel qu’aucune politique ne saurait le modifier ou le corriger. On voit bien que ces deux registres fonctionnent à plein régime aujourd’hui, même si de façon plus euphémisée.
S’agissant par exemple de l’usage idéologique du terme de populisme servant tant à disqualifier l’appel politique au peuple qu’à dénigrer les classes populaires elles-mêmes (comme l’a montré la politiste Annie Collovald dans Le « Populisme du FN », un dangereux contresens, éd. du Croquant, 2004, 253 p.). Et s’agissant aussi de la défense du capitalisme financier considéré par l'ami des puissants Alain Minc par exemple comme l’équivalent de la météorologie avec laquelle doit composer tout paysan ! Quant à la thèse l’effet pervers, elle aura servi à tous les penseurs contre-révolutionnaires qui auront essaimé dans le sillage des soi-disant « nouveaux philosophes » apparus dans les années 1970 afin de nous expliquer que toute révolution mène fatalement, logiquement, naturellement, à la terreur (une note de l’auteur citant François Furet instruit de son intuition concernant un historien qui participera au concert antirévolutionnaire des années 1980). Enfin, l’analyse par Albert Hirschman des critiques adressées à l’État-Providence demeure largement contemporaine.
Les trois thèses resservent à nouveau, comme si rien n’avait changé dans le ciel forcément demeuré pur des idées. On connaît l’efficace idéologique de la thèse de l’inanité selon laquelle les avancées en termes de protection sociale ne servent à rien. Mais cette thèse n’est pas la plus employée pour appeler à décréter la fin de l’État-providence. La thèse de la mise en péril est celle sur laquelle s’appuient les plus grands promoteurs du renouveau du libéralisme après guerre, tel Friedrich Hayek, qui veulent préserver les libertés individuelles contre le socialisme contenu en puissance dans les politiques de l’État social. Quant à la thèse de l’effet pervers, elle est avancée par d’autres libéraux plus tardifs, tels Milton Friedman et Samuel Huntington, afin de montrer que la lutte contre la pauvreté tantôt participerait à la fabrication de la pauvreté, tantôt bénéficierait en réalité aux classes moyennes. Encore une fois, tenir ensemble les deux thèses relève de la contradiction non assumée comme telle, mais dans le domaine de la lutte idéologique, ce n’est pas la « raison communicationnelle » (Jürgen Habermas) qui règne. Et le débat argumenté cède bien trop souvent la place à la polémique, la provocation, l’invective, toutes formes de ce qui relève d'un terrorisme intellectuel dont la visée est précisément de faire taire l’opposition.
L’auteur de Deux siècles de rhétorique réactionnaire s’amuse à trouver autant les origines mythologiques de pareils discours (la prophétie autoréalisatrice du mythe d'Œdipe, le couple catastrophique Némésis-Hubris) que des contre-exemples économiques sur lesquels viennent buter les trois grandes thèses. Non pas que les effets pervers, les périls possibles ou l’inanité n’existent pas dans le domaine du réel des politiques économiques et sociales ayant été appliquées. Mais on peut trouver problématique que, à chaque étape historique, civile, politique et sociale, de la constitution de la citoyenneté, les étapes d’abord attaquées servent ensuite de prétextes afin de bloquer l’institution des étapes suivantes. Ensuite, c’est faire peu de cas de l’intelligence des individus qui souhaitent impulser des politiques réformistes ou progressistes que de leur faire valoir à chaque fois les mêmes thèses, alors qu’elles auront été invalidées plusieurs fois, empiriquement et historiquement.
Enfin, Albert Hirschman relève le ton ironique qui enveloppe les thèses avancées par les réactionnaires, et qui ne sauraient cacher d’une part l’envie pour ces derniers de briller dans le firmament du champ intellectuel sur son axe conservateur (même s’il s’agit de ressasser les mêmes vieilles thèses), comme d’autre part le désir stratégique de participer à une bataille intellectuelle afin d’emporter l’adhésion de l’opinion. Car ces thèses ont un effet moins argumentatif que performatif : relevant de la « prophétie auto-réalisatrice » (Robert K. Merton), elles veulent faire advenir ce qu’elles prétendent prévenir.
Enfin, l’analyse ne serait pas close si nous n’évoquions pas le chapitre que Albert Hirschman consacre à la « rhétorique progressiste ». En effet, au-delà d’une malice de l’auteur qui cherche ainsi à mettre à l’arrière-plan le caractère partisan de ses démonstrations, comme à couper l’herbe sous le pied à ses détracteurs qui pourraient reprendre le modèle du livre à leur compte, existent également trois thèses progressistes, en miroir des trois thèses réactionnaires, qui prouvent également que le camp progressiste qui n’est pas en reste n’est pas immunisé contre des tendances semblables à cette « intransigeance » qui contraint à « ne pas discuter en démocratie » (pour citer les termes de l’auteur lui-même dans l’ultime chapitre 7 de son ouvrage).
Les thèses de la situation désespérée (renoncer à l’action envisagée aura des conséquences catastrophiques), de la réciprocité (la nouvelle réforme renforcera l’ancienne), et du progrès (l’action envisagée s’appuie sur de puissantes forces historiques auxquelles il est vain de s’opposer) ont largement dominé la pensée de gauche, notamment marxiste, et elles relèvent également des mêmes logiques discursives et des mêmes tropismes contradictoires. Ainsi, Marx lui-même pouvait tout à la fois dire que le communisme est un type de société qui ne pouvait pas ne pas advenir historiquement, et dire aussi qu’il fallait en même temps précipiter politiquement son avènement.
Plus symptomatique encore, la thèse de l’inanité est autant partagé par les dominants que par les radicaux contestant son hégémonie. En effet, Lénine partageait, peut-être sans le savoir, les vues de Vilfredo Pareto sur l’inanité du suffrage universel servant de paravent idéologique à la domination de classe, vues qui en Italie auraient favorisé, en délégitimant la démocratie représentative, l'avènement du fascisme. Pour Lénine, la domination bourgeoise est incapable d’être modifiée par le registre électoral, sinon par la dictature du prolétariat dont l'établissement relève de la thèse de la situation désespérée.
Le fameux mot de Sartre à l'époque de 1968, « Élections, pièges à cons » ne dit pas autre chose. Pire, les critiques communistes orthodoxes (par exemple promues par la frange la plus radicale de Lutte Ouvrière) contestant l’existence de la protection sociale au nom de son intérêt à apaiser les contradictions de classe et empêcher la révolution peuvent recouper ou servir les critiques conservatrices portées contre l’État-providence.
On l’aura compris, Albert Hirschman est un réformiste (pour employer un terme qu'il apprécie, on pourrait le qualifier de "philodémocrate") qui, loin de se retrancher derrière son identité politique (sociale-démocrate comme on dit en Europe, libérale comme on dit aux États-Unis), avance que la conquête de réformes sociales ne peut être contestée par l’extrême-gauche, à moins d’un gauchisme dont le prix vaut de servir la rhétorique réactionnaire en répondant sur le même terrain qu’elle. Ultime tour de la thèse des effets pervers ? Nous dirons pour notre compte que si la révolution est l’horizon à moyen (pour les moins pessimistes) ou long (pour les plus pessimistes) terme des luttes sociales si elles veulent accéder à l’institution de l’autonomie de la société arrachée du joug des systèmes de domination qui l’accablent, les réformes sociales représentent les conquis sociaux nécessaires à partir desquels s’appuyer pour permettre et entretenir la dynamique sociale de l’auto-émancipation. Et cela n’est pas négociable.
Il ne s’agira donc jamais pour nous de sacrifier l’existant en termes de conquis sociaux obtenus au prix de luttes de classes sévères au nom d’une révolution qui risque de ne pas advenir comme on le souhaiterait. Le choix entre réforme et révolution est donc un faux dilemme.
Une dernière chose enfin, concernant la rhétorique réactionnaire. Si Deux siècles de rhétorique réactionnaire de Albert Hirschman est d’une actualité évidente, et s’il demeure un outil indispensable afin de mieux combattre les mécanismes propres aux discours de la domination, il lui manque pourtant un chapitre qui serait consacré aux ultimes tours contemporains d’une rhétorique qui a su s’approprier certains éléments discursifs progressistes afin de renouveler sa façade.
C’est probablement ici que réside la nouveauté formelle qui caractérise la rhétorique réactionnaire actuelle. En effet, celle-ci a su intelligemment troquer son vieux schéma de l’ordre naturel immuable et sa vieille thèse de l’inanité contre la thèse de la réforme progressiste, de la modernité, et du changement, parce que, comme le dit le slogan d’un banque, « le monde bouge ». C’est pourquoi Sarkozy, aidé par son nègre Henri Guaino, peut citer sans vergogne dans ses discours les figures de Jaurès, Blum et Guy Möquet. C’est que la promotion du néolibéralisme s’effectue sur le modèle de la thèse du progrès au nom de laquelle les forces historiques de la mondialisation (du capital) obligent à suivre coûte que coûte le mouvement, et à soumettre le champ de la décision politique aux réquisits de l’économie capitaliste. Sinon, c’est la catastrophe.
C’est alors que la thèse du progrès revue et corrigée par le camp réactionnaire retombe par réflexe sur ses pattes de derrière en invoquant au final la vieille thèse de la mise en péril. La réaction ne se refait pas, même si ses nouveaux avatars ont su s’habiller des thèses en provenance du camp progressiste. Raison de plus pour renouveler et actualiser le vieux fonds argumentatif et discursif de la gauche, et ceci afin de rendre légitime aux dominés leur refus de continuer à l’être.
7 septembre 2009