Le travail : servitude ou richesse du genre humain ?

texte tiré de : http://blog.leforumbm.fr/2010/01/19/le-travail-aliene-t-il-ou-libere-t-il-le-genre-humain/

 

Les Ateliers du Forum du Blanc-Mesnil organisent une nouvelle session prévue mercredi 13 janvier prochain. Celle-ci sera consacrée au thème du travail, et aura pour intervenant Yves Clot, professeur titulaire de la chaire de psychologie du travail au Conservatoire National des Arts et Métiers (CNAM). L'occasion nous sera donnée de nous saisir de la question on ne peut plus fondamentale du travail, et de sa situation au cœur de l'économie capitaliste. Alors que Sarkozy a mené sa campagne pendant les élections présidentielles de 2007 sur le thème de la réhabilitation de la "valeur travail", alors que se sont depuis multipliés les dispositifs (élargissement du volant d'heures supplémentaires, défiscalisation de celles-ci) visant à remettre en cause les 35 heures, alors que des dizaines de suicides de salariés ont témoigné de la violence de l'organisation du travail au sein de France Télécom (mais aussi du Pôle emploi, "fusion" récente des ASSEDIC et de l'ANPE), alors que deux salariés meurent tous les jours à cause de leurs conditions de travail, alors que 2.000 accidents de travail sont dénombrés chaque jour qui coûtent à la collectivité la bagatelle de 3 points de PIB par an, et alors que selon l'Organisation Internationale du Travail le travail est la première cause de mortalité au monde causant deux millions de décès par an, interroger le travail appelle alors à repenser à nouveaux frais les principes économiques et idéologiques déterminant les orientations actuelles de nos sociétés. Le travail est-il cette activité primordiale à partir de laquelle le genre humain se constitue comme tel, en œuvrant dans la matière naturelle l'environnant et en y ouvrant un monde répondant à ses exigences (Marx parlait du caractère "métabolique" du travail humain)? Ou bien, le travail représente-t-il une forme d'aliénation et d'assujettissement des individus dominés par des formes sociales, État, capital, avec lesquelles il faudrait alors rompre pour disposer d'une autonomie jusqu'ici seulement rêvée dans les utopies inventées en attendant le grand soir de la libération ? Faut-il d'abord désindexer le travail du capital pour ensuite s'émanciper du travail ? Ou bien, faut-il s'appuyer sur les extraordinaires gains de productivité résultant de la domination du travail par le capital pour envisager une société progressivement libérée des servitudes de la condition laborieuse (le terme de travail vient de "tripalium" qui était un instrument de torture) ? Toutes choses qu'il serait passionnant de discuter avec Yves Clot. C'est pourquoi nous proposons ci-dessous un éventail de questions que nous souhaiterions bien lui poser afin de confronter sa propre perception avec le point de vue communiste libertaire que pour notre compte nous ne cessons ici de défendre.

1/ Le travail et le partage de son temps

Yves Clot insiste à plusieurs reprises dans ses contributions à des ouvrages collectifs (par exemple Travailler plus, travailler moins, travailler autrement, éd. PUR, 2007, 291 p.) sur la nécessité de diminuer le temps de travail. Nous connaissons les résistances, et notamment de la part du patronat, contre une diminution du temps de travail synonyme pour ce groupe social de baisse de ses taux de profit. Or, l'élément systématiquement refoulé dans les discours façonnant le sens commun concernant le travail et le temps nécessairement requis pour l'accomplir, c'est la productivité. Un salarié moyen de 2010 est au moins deux fois plus productif qu'un salarié occupé à des tâches semblables il y a 40 ans. D'autre part, et depuis un siècle et demi, le temps de travail annuel a été divisé par deux. Comme l'a montré André Gorz, la productivité augmentant plus vite que le PIB (3 à 4 % pour l'une, 1 à 2 % pour l'autre avant la crise de 2007), le temps de travail devrait logiquement diminuer de 2 % par an. On remarquera alors que l'on est loin du compte, à moins de considérer qu'il existe deux formes de baisse structurelle du temps de travail, l'une négative et qui ne s'avoue jamais comme telle, et l'autre positive et qui ne cesse d'être idéologiquement combattue par le pouvoir. A la baisse du temps de travail de tous les salariés permettant le partage égalitaire du travail qui ne cesse pas de décroître en raison même de la productivité requise par l'arraisonnement du travail par le capital, s'oppose l'inégal partage du travail prôné par les politiques libérales de l'emploi, et dont résultent le chômage et le sous-emploi pour plus de cinq millions d'actifs d'un côté, et l'intensification du travail de l'autre pour ceux qui ont encore la "chance" d'en avoir un. Quelle politique du temps de travail devrions-nous alors défendre ? Une politique inégalitaire qui crée de la souffrance autant chez les individus qui sont privés d'emploi que chez ceux qui sont soumis à un surinvestissement créateur de stress ? Ou bien une politique égalitaire qui doit désenchaîner le travail de sa captation par les logiques de profitabilité et de rentabilité promues par la classe capitaliste ?

2/ Le travailleur et son rapport de subordination

Comme le répètent sans relâche Alain Supiot dans sa Critique du droit du travail (éd. PUF, 1994, 280 p.), l'inspecteur du travail Gérard Filoche, ainsi que les économistes Bernard Friot et Frédéric Lordon, le salarié est un travailleur subordonné (ce terme est gravé dans le marbre juridique du Code du travail) qui aliène sa puissance d'agir au profit de la volonté de son employeur. La domination économique du travail par le capital se matérialise toujours déjà par la subordination du salarié à son employeur. Cette aliénation qui détermine juridiquement le rapport salarial, et donc l'échange du temps de travail contre du salaire, est la négation pure et simple de la liberté, de l'égalité et de la fraternité hypocritement valorisées par les institutions républicaines. La subordination représente la négation de la démocratie pour laquelle des sujets libres et égaux, en droit et en fait, discutent des formes de vie socialement nécessaires au bien-vivre collectif. C'est bien pourquoi le droit du travail est un enjeu de luttes si intense, comme on l'a vu ces derniers temps avec la recodification (dans le sens de la moindre lisibilité) du Code du travail en mai 2008, l'institution de la "séparabilité" contractuelle neutralisant toute contestation prud'homale, la diminution du nombre de conseillers (- 1 % entre 2002 et 2008) et de tribunaux de prudhommes (63 tribunaux regroupés sur 245) suite à la contre-réforme de la carte judiciaire. Etre radicalement démocrate n'induirait-il pas de rompre avec la logique de la subordination, et d'exiger le contrôle de l'appareil de production par les individus chargés de le faire fonctionner ? La démocratie radicale, ne serait-elle pas sur le plan économique l'articulation dialectique de la socialisation des moyens de production et de l'autogestion d'unités productives libérées de la subordination patronale et, partant, de la domination du capital ? Ne serait-ce pas en fin de compte la substitution de la propriété lucrative par l'appropriation sociale ? La fin du travail comme marchandise ?

3/ L'aliénation objective du travail et la part subjective qui lui résiste

Dans ses Méditations pascaliennes (éd. Seuil, 1997, 391 p.), Pierre Bourdieu évoque "la double vérité du travail", à la fois vérité objective du rapport de subordination salarial et vérité subjective propre aux individus qui jouissent de raisons d'être dans les marges de manœuvre et de liberté qu'ils conquièrent au cœur de la relation de domination subie. Perdre son travail vaut alors autant comme perte d'un revenu régulier que comme "perte de soi" (pour parler comme Danièle Linhart), soit perte de repères symboliques au sein d'une société capitaliste qui offre aux actifs employés des formes symboliques de valorisation et des supports de légitimation de soi. "Travailler pour être heureux ?" ont demandé les sociologues Christian Baudelot et Michel Gollac (éd. Fayard, 2003, 351 p.), pendant que l'ouvrage collectif coordonné par Danièle Linhart, Pourquoi travaillons-nous ? Une approche de la subjectivité au travail (éd. Erès, 2008, 331 p.), fait remarquer paradoxalement les formes de résistance subjective des salariés comme leur captation par les nouvelles formes de management. Ce serait alors réduire le caractère anthropologique du travail que de le réduire à une pensée économiciste qui, du point de vue libéral comme marxiste orthodoxe d'ailleurs, identifie la centralité du travail comme facteur de production des richesses seulement matérielles et monétaires (à capter pour les capitalistes, à libérer pour les communistes). D'une autre façon, des auteurs hétérodoxes, tels André gorz, Dominique Méda et Jeremy Rifkin, en croyant vouloir échapper à cette réduction économiciste du travail, et en survalorisant les gains de productivité obtenus par la subjugation du travail par le capital, ont prophétisé la "fin du travail", alors même que le travail participe autant au procès de production matérielle et symbolique des sociétés qu'aux processus de subjectivation des individus. Dissocier le travail (comme nécessité anthropologique de l'humain se produisant lui-même) de l'emploi (comme poste de travail encadré juridiquement par le contrat salarial), et l'emploi de l'activité (les tâches requises par le travail libre ou subordonné comme l'est l'emploi salarié), mais aussi distinguer la tâche prescrite (par l'organisation et le contrat de travail) de la tâche réelle (accomplie par le travailleur qui ajoute sa subjectivité aux contraintes objectives du poste occupé), ne serait-ce pas rendre manifeste les écarts structuraux permettant d'envisager la désaliénation de la sphère du travail réifié par la contrainte capitaliste, et corrélativement de considérer la force subjectivement constituante du travail lorsqu'il est librement accompli ?

4/ L'organisation capitaliste du travail comme banalisation du mal

Yves Clot n'est pas le seul professeur reconnu qui travaille sur la psychologie du travail au CNAM. Christophe Dejours, psychiatre, psychanalyste et fondateur de la psychodynamique du travail, est également professeur titulaire d'une chaire (de psychanalyse-santé-travail) au CNAM. Auteur de dizaines d'ouvrages traitant de la souffrance psychique vécue dans le cadre du travail (notamment Suicide et travail : que faire ? en collaboration avec Florence Bègue, éd. PUF, 2009, 130 p.), il a développé dans une autre étude intitulée Souffrance en France. La banalisation de l'injustice sociale (éd. Seuil, 1998, 225 p.) une théorie audacieuse et radicale au terme de laquelle l'analyse harendtienne du cas du nazi Eichmann pourrait permettre de comprendre la violence (et son déni) d'une organisation du travail en régime capitaliste dont les dimensions pathiques ne sont que trop rarement prises en compte. En effet, les logiques de management renforcent une individualisation des comportements dont résulte le recul des stratégies de défense collectives (telles qu'elles peuvent se matérialiser sous la forme de collectifs de lutte syndicaux), et une rationalisation instrumentale de la concurrence au nom desquelles la production des souffrances d'autrui est moralement acceptable et acceptée. La subordination salariale entraîne également une souffrance d'autant plus massive qu'elle est intériorisée et perçue comme légitime. Faire le mal, autrement dit participer à produire les affections qui diminuent la puissance d'être d'autres salariés avec lesquels nous sommes en concurrence, et considérer que cette participation est normale puisqu'elle est sous-tendue par la satisfaction ultime des exigences actionnariales (directement pour les entreprises cotées en bourse, et indirectement pour celles qui en dépendent dans les chaînes de la sous-traitance), constituent un des grands scandales des sociétés capitalistes contemporaines, au moins aussi grand que la question des accidents de travail (cf. Annie Thébaud-Mony, Travailler peut nuire gravement à votre santé. Sous-traitance des risques. Mise en danger d'autrui. Atteintes à la dignité. Violences physiques et morales. Cancers professionnels, éd. La Découverte, 2007, 290 p.). L'aliénation au travail se double de la désaffection de ceux qui travaillent et sont travaillés par une insensibilisation à la douleur d'autrui, comme elle est bordée par la désaffectation des sans-emploi qui souffrent d'une privation synonyme d'anomie. La privatisation capitaliste des richesses, alors que leur production nécessite des formes réelles de socialisation, épuise la force anthropologique du travail, et participe ainsi de façon catastrophique (et nous n'évoquons même pas ici le problème écologique du pillage des ressources naturelles) à déciviliser le genre humain. La "désolation" décrite par Hannah Arendt dans son analyse du système totalitaire ne rôderait-elle pas aussi, malgré l'euphorie consumériste, dans les sociétés capitalistes ?

"Travailler aujourd'hui : flux tendu et servitude volontaire" : tel est le sous-titre de l'ouvrage du sociologue Jean-Pierre Durand intitulé La Chaîne invisible (éd. Seuil, 2004, 391 p.), et telle est la situation actuelle des travailleurs exploités par la classe capitaliste. Travailler moins pour travailler tous, et travailler autrement pour travailler mieux : voilà un programme ambitieux qui, pour exister, nécessite l'engagement politique du plus grand nombre afin d'accomplir la rupture radicale avec le capitalisme et l'étatisme, ainsi que la mise en place de la démocratie directe dans les lieux de production matérielle et symbolique de la vie sociale.


04 janvier 2010


Écrire commentaire

Commentaires: 0