Faire banquer les peuples : la dette, stade ultime de la bêtise capitaliste (II)

 

Le Manifeste d'économistes atterrés a pour contexte la crise bancaire de 2007, la récession économique mondiale qui s'en est suivie à partir de 2008, et la crise concomitante des dettes souveraines à partir de 2010. Signé par quatre économistes issus d'horizon différent, Philippe Askenazy du CNRS, Thomas Coutrot du conseil scientifique d'ATTAC, André Orléan du CNRS et de l'EHESS et Henri Sterdyniak de l'OFCE, le texte publié par les éditions Les Liens qui libèrent a déjà pour enjeu intrinsèque au champ scientifique de fédérer le plus grand nombre d'intellectuels en rupture avec l'idéologie néolibérale afin de peser d'un plus grand poids dans le débat public phagocyté par les « experts » médiatiques, la plupart du temps patentés par les donneurs d'ordre de la finance mondialisée eux-mêmes. Au 24 septembre 2010, ce sont 630 signataires qui rejoignent symboliquement le constat dressé par Le Manifeste d'économistes atterrés. Mentionnons entre autres, et parmi les noms les plus significatifs, Geneviève Azam, Paul Boccara, Jérôme Bourdieu, Robert Boyer, François Chesnais (cf. Faire banquer les peuples : la dette, stade ultime de la bêtise capitaliste (I)), Pierre Concialdi, Laurent Cordonnier, Jean-Pierre Dupuy, Jacques Freyssinet, Jean Gadray, Jean-Marie Harribey, Liem Hoang Ngoc, Michel Husson, Jean-Christophe Le Duigou, Frédéric Lordon (cf. Jusqu'à quand ? Pour en finir avec les crises financières), Gustave Massiah, Dominique Méda, Catherine Mills, Dominique Plihon, Catherine Samary, Jacques Sapir, Loïc Wacquant, etc. (pour en savoir plus, http://atterres.org/). Qu'il s'agisse d'intellectuels organiques encartés ou proches de la gauche du PS, du PG, du PC et du NPA, d’économistes keynésiens, marxistes ou partisans de régulation, de scientifiques acquis à la cause antilibérale et militants à la Fondation Copernic ou à ATTAC, ou encore de militants syndicalistes de la CGT ou de Solidaires, tous sont engagés pour contrer la fausse expertise réellement idéologique qui occupe l'espace du débat public. Tous soutiennent le geste des quatre auteurs du Manifeste qui propose à la fois des constats scientifiquement valides et des mesures économiques afin de redonner aux citoyens les moyens de se réapproprier politiquement un destin collectif kidnappé par les créanciers – ceux qui hier affamaient sans vergogne les peuples pauvres du sud, et qui aujourd'hui ont décidé de s'attaquer aux peuples du nord riche. Contre un discours jargonnant dont les modélisations mathématiques représentent un frein cognitif à la compréhension de mécanismes qui pèsent sur la vie quotidienne des peuples, et contre des prescriptions idéologiques qui imaginent un monde peuplé d'agents économiques individualistes et rationnels tous joyeusement jetés dans la concurrence maximale promue par la libéralisation générale des marchés, Le Manifeste d'économistes atterrés démontre et démonte dix fausses évidences constitutives de l'idéologie néolibérale. Nous allons désormais entrer dans le détail de ces démontages assurant la force du volet analytique du texte. En même temps que la lecture corrélative des 22 mesures accompagnant ces démonstrations nous renseignera sur la faiblesse de son volet propositionnel.

1/ Les marchés financiers sont-ils vraiment efficients ?

_ Les politiques de libéralisation des échanges et de déréglementation des flux financiers qui ont été imposées aux peuples du sud comme du nord durant les trente dernières années au nom de la mondialisation ont induit une orientation supposée nouvelle du capitalisme dorénavant davantage indexé sur des problématiques patrimoniales et financières. Ce capitalisme néolibéral, autrement dit un capitalisme qui renoue avec les vieilles logiques économiques qui ont largement déterminé les deux guerres mondiales, repose théoriquement sur l'hypothèse d'efficience informationnelle des marchés financiers envisagés comme le meilleur mécanisme d'allocation optimale du capital ainsi soulagée de toute « friction ». C'est pourquoi a été construit pendant les trois dernières décennies « un marché financier mondialement intégré sur lequel tous les acteurs (entreprises, ménages, Etats, institutions financières) peuvent échanger toutes les catégories de titres (actions, obligations, dettes, dérivés, devises) pour toutes les maturités (long terme, moyen terme, court terme) » (p. 12). Et si crise il y a, elle ne résulterait alors que de la malhonnêteté ou l'irresponsabilité d'acteurs de la finance échappant aux pouvoirs publics. La réalité est pourtant toute autre que celle dessinée dans les manuels de l'orthodoxie économique. A l'encontre de l'idée dominante selon laquelle la concurrence financière détermine des justes prix permettant l'orientation efficace des investisseurs, cette dernière produit davantage de déstabilisation. Pour la finance de marché, lorsqu'on constate une augmentation des prix, il n'y a pas automatiquement une hausse de l'offre des producteurs, une baisse consécutive de la demande des acheteurs, et enfin une baisse des prix revenant à un niveau d'équilibre selon une logique de « feedbacks négatifs » qui sont « des forces de rappel qui vont dans le sens contraire du choc initial » (p. 14). A l'opposé de cette logique idéale, une hausse de la demande se constate avec l'augmentation des prix attirant d'autres acheteurs. Les bonus promis pour les traders participent à amplifier la dynamique. Ce panurgisme relève alors de la logique de « feedbacks positifs » aggravant les déséquilibres, et produisant non pas des prix justes mais inadéquats.

 

_ Le cloisonnement des marchés financiers, l'interdiction aux banques de spéculer, la réduction de la masse des liquidités en circulation, la taxation des transactions financières limitées aux seuls besoins de l'économie productive et le plafonnement de la rémunération des traders formeraient une première constellation de mesures. Or, celles-ci souffrent de préserver fondamentalement l'existence d'une masse de « capitaux-argent de prêt » pour reprendre la formulation marxienne (cf. Faire banquer les peuples : la dette, stade ultime de la bêtise capitaliste (I) ; Relectures de Marx : Démanteler le capital par Tom Thomas), et dont la tendance structurelle consiste à siphonner la richesse existante.

2/ Les marchés financiers sont-ils favorables à la croissance économique ?

_ « Avec la montée en puissance de la valeur actionnariale, s'est imposée une conception nouvelle de l'entreprise et de sa gestion, pensées comme étant au service exclusif de l'actionnaire » écrivent à juste titre les économistes du Manifeste (p. 17). La norme d'un retour sur investissement (en anglais Return On Equity ou ROE) de 15 à 25 % subordonne la production de richesses à une ponction qui parachève le pouvoir « liquide » de capitaux dont l'extrême mobilité et volatilité affaiblissent et précarisent tant les assises des Etats que celles du salariat. En conséquence, l'accroissement des exigences en termes de profitabilité à court terme comprime la vision plus « économe » des investissements à long terme. Les taux d'intérêt plutôt faibles des Etats-Unis et dans une moindre mesure de l'Europe favorisent une demande élevée de rentabilité qui pèse sur les salaires, sur la consommation, et donc sur la demande dont la faiblesse entraîne l'augmentation du chômage. Le seul moyen privilégié pour relance la machine capitaliste consiste alors à proposer une forme de « croissance sans salaire » (p. 19) avec l'envol de l'endettement des ménages, des entreprises et des Etats. Au risque du krach.  

 

_ D'accord pour renforcer les contre-pouvoirs dans les entreprises, ce qui signifie pour les communistes libertaires le contrôle ouvrier, soit le contrôle social des boîtes par leurs salariés. D'accord pour accroître fortement l'imposition des hauts revenus afin de les décourager à investir la finance spéculative, mais cela reste insuffisant si on ne touche pas aux cotisations sociales patronales dont le taux, gelé depuis 1979, participe de moins en moins à financer la protection sociale. Développer une politique publique du crédit avec des taux préférentiels pour les activités socialement utiles et écologiquement soutenables n'est enfin envisageable qu'à partir d'une séparation d'avec l'Etat (« le premier capitaliste » disait justement Engels) et d'une extension du champ d'action de la cotisation sociale en cotisation économique qui, comme le propose Bernard Friot (absent des signataires du Manifeste), permettrait que l'on se passe des banques elles-mêmes (cf. Retraites, salariat et émancipation : l'analyse de Bernard Friot). Enfin, sortir de l'idéologie de la croissance pour la croissance qui affecte partiellement cette partie de l'exposé du Manifeste des économistes atterrés, parce que – ça se saurait sinon – la croissance du capital ne signifie pas la croissance du bien-être social. Au contraire, la croissance du capital signifie la subordination croissante du travail au joug de son accumulation et de sa valorisation.

3/ Les marchés sont-ils de bons juges de la solvabilité des États ?

_ On l'a vu pour la Grèce : si elle subit un taux de 10 % afin de rembourser sa dette souveraine, c'est que les acteurs de la finance, posés en bons juges de la solvabilité des Etats alors qu'ils spéculent sur leur dette, considèrent que le risque est élevé. Le problème, c'est qu'un titre financier est un droit de tirage sur des revenus plus ou moins futurs. Il ne s'agit pas là d'un constat objectif, mais d'un jugement, d'une estimation, d'une projection. « Un prix financier résulte d'un jugement, d'une croyance, un pari sur l'avenir : rien n'assure que le jugement des marchés ait une quelconque supériorité sur les autres formes de jugement » (p. 22). Considérons l'œuvre des agences de notation financières : l'attribution des notes, afin de jouer sur les taux d'intérêt des marchés obligataires sur lesquels s'échangent les titres des dettes publiques, alimente volontairement une instabilité financière qui profitent aux spéculateurs. Dégrader la note d'un Etat, c'est en toute bonne logique – celle de la rentabilité et de la profitabilité – faire augmenter les taux d'intérêt dans l'acquisition des titres financiers (bons et obligations du Trésor) d'un Etat qui risque ainsi la faillite à force de voir le prix de sa dette s'envoler.

 

_ Réglementer l'activité des agences de notation financières, par exemple en demandant la publicisation d'un calcul transparent, est en-deçà de ce que nous devons exiger. Soit leur interdiction pure et simple, tant ces agences représentent une terrible nuisance financière en termes d'endettement des collectivités, quelles qu'elles soient. Et puis l'affranchissement des Etats de pareille menace par la garantie du rachat des titres publics par la Banque centrale européenne (BCE) signifie de continuer à accorder du crédit à une institution antidémocratique qui, on le verra par la suite, s'est définitivement discrédité tant son importance est grande dans l'endettement général.

4/ L'envolée des dettes publiques résulte-t-elle d'un excès de dépenses ?

_ On connaît l'antienne des éditorialistes : l'Etat endetté est comme un mauvais père de famille faisant peser sur ses enfants ses mauvais engagements financiers. Au-delà de la nullité de la métaphore hétéro-patriarcale, il faut à nouveau affirmer que l'explosion des dettes publiques est déterminée par les plans de sauvetage du secteur bancaire ébranlé par la crise immobilière de 2007. Entre 2007 et 2010 en effet, le déficit public est passé de 0,6 % du PIB à 7 %, et la dette publique de 66 % à 84 % du PIB. La chanson serinée de la hausse des dépenses publiques, pourtant stables rapportées au PIB, voire en baisse dans l'Union européenne (UE) depuis les années 1990, ne masque plus que le vrai problème à affronter est la décrue des recettes publiques, due à la faiblesse de la croissance économique disent les auteurs du Manifeste (p. 26) toujours attachés au dogme de la croissance, mais due aussi et surtout à la politique de défiscalisation des hauts revenus. Une « contre-révolution fiscale » (idem) qui résulte de la concurrence fiscale entre Etats européens, moins solidaires comme l'UE nous le clame constamment que tous happées afin d'attirer les capitaux par la pratique du dumping fiscal et du moins-disant social en termes de baisse d'impôt sur les sociétés, les patrimoines et les hauts revenus. Avec les conséquences sociales que l'on connaît, particulièrement pour ce pays longtemps nommé le « Tigre celtique », soit l'Irlande. Un récent rapport parlementaire chiffre pour la France à hauteur de 100 milliards d'euros le coût de la baisse d'impôt pour la dernière décennie. Il faudrait ajouter à ce chiffre exorbitant les dizaines de milliards d'euros d'exonération annuelle de cotisations sociales patronales et même de défaut de paiement des cotisations payées par l'Etat, autrement dit par nos impôts.

 

_ L'idée de réaliser un audit public et citoyen pour connaître la structure des dettes souveraines est un premier pas pour permettre la réappropriation populaire d'un débat volé par les idéologues néolibéraux. Mais ce n'est qu'un premier pas seulement, car ce n'est pas la restructuration de la dette avec son rééchelonnement que les peuples désirent, mais son annulation tant elle est odieuse et illégitime.

5/ Faut-il réduire les dépenses pour réduire la dette publique ?

_ On l'a précédemment affirmé, la métaphore hétéro-patriarcale de l'économie nationale gérée « en bon père de famille » est fallacieuse. « Car la dynamique de la dette publique n'a pas grand-chose à voir avec celle d'un ménage : la macroéconomie n'est pas réductible à l'économie domestique » (p. 29). Tant que le taux d'intérêt dépasse le taux de croissance, le service de la dette sous la forme d'intérêts participe à faire exploser les déficits dont les néolibéraux expliquent qu'une telle situation appelle de couper dans les dépenses publiques et sociales pour résorber une charge dont aucun peuple n'est responsable. Mieux, l'existence de ces dépenses limite à court terme les dégâts des récessions (on les appelle en jargon économique des « stabilisateurs automatiques », p. 30). Et, à plus long terme, elles stimulent la demande et les investissements. Les exemples de pays isolés comme le Canada, Israël et la Suède qui ont entrepris de manière libérale des ajustements brutaux à coup de serpe dans les dépenses publiques durant les années 1990 ne nous sont d'aucun secours puisqu'au sein de l'UE les pays européens ont comme clients, concurrents et créanciers directs d'autres pays européens. La récession d'un de ces pays économiquement interdépendants ne peut que peser sur les autres, et donc entraîner un alourdissement général de la dette publique des pays de l'UE.

 

_ D'accord évidemment pour maintenir, améliorer et même accroître le niveau de protection sociale afin d'imaginer une économie socialement utile et écologiquement soutenable qui résorberait le chômage. Ce qui signifie, plus que des impôts qui renforcent la sphère d’influence étatique, une politique de renforcement du salaire socialisé qui renforcerait le salariat en lui donnant de nouveaux instruments de régulation économique, telle la cotisation économique de Bernard Friot qui lui permettrait d'échapper à l'usure des créanciers. Mieux à les euthanasier, comme l’aurait dit Keynes.

6/ La dette publique reporte-t-elle le prix de nos excès sur nos petits-enfants ?

_ Ce nouvel avatar de la métaphore hétéro-patriarcale ne rend pas compte de la véritable logique de transfert de richesses qui n'a pas lieu entre les futurs parents d'aujourd'hui et leurs (petits)enfants demain ou après-demain, mais qui a lieu aujourd'hui entre les producteurs de richesses et les rentiers. Les réductions fiscales et les exonérations de cotisations sociales n'ont pas eu pour finalité la stimulation de la croissance comme en arguèrent les thuriféraires du néolibéralisme. Au contraire, ces politiques anti-redistributives ont participé à aggraver les déficits publics et les inégalités sociales. Surtout, la classe des riches a pu bénéficier de ces politiques antisociales en se portant acquéreur de titres porteurs d'intérêts de la dette publique justement émise pour financer les déficits publics causés par les baisses de recettes fiscales. C'est « l'effet Jackpot » dont parlent les auteurs du Manifeste (p. 34) : « Le service de la dette publique en France représente ainsi 40 milliards d'euros par an, presque autant que les recettes de l'impôt sur le revenu » (idem). Normal, la baisse des cotisations sociales patronales et des recettes fiscales induit mécaniquement l'augmentation du revenu disponible des plus riches. Ceux-ci peuvent en conséquence s'amuser à jouer à ce jeu très cher qui est celui de réaliser les placements financiers et spéculatifs les plus intéressants. Un bon placement contributif pour la rente privée reste la dette publique, avec l'acquisition de bons du Trésor qui sont rémunérés en intérêts par l'impôt prélevé sur les contribuables (davantage même sur les moins riches qui dépensent pour leur part tous leurs revenus disponibles).

 

_ La suppression des exonérations de cotisations sociales patronales doit être imposée : mieux, elle doit l'être pour toutes les entreprises, y compris celles qui satisfont à des critères d'emploi. Pareillement pour redonner une force véritablement redistributive à la fiscalité directe sur les revenus, avec la suppression des niches fiscales, la création de nouvelles tranches d'imposition et l'augmentation des taux d'imposition : c'est bien mais cela ne suffit pas. Il faut articuler ces mesures avec celle qui viserait à supprimer la TVA qui représente une ponction intolérable sur la consommation, sans distinction des différences de revenus, et donc profondément inégalitaire.

7/ Faut-il rassurer les marchés financiers pour pouvoir financer la dette publique ?

_ L'augmentation de la dette publique des pays du monde entier n'est que le corrélat logique de la financiarisation du capitalisme dénommé euphémiquement « mondialisation ». Le pouvoir accumulé par la finance mondiale explique pourquoi les entreprises sollicitent davantage les marchés financiers que le crédit bancaire. Mais ce sont également les retraités qui sont happés par la même spirale financière, avec une part de leur patrimoine (épargne, logement) aspirée par les fonds de placement spéculatif (« Hedge Funds »), les fonds de pension, les assurances et les crédits hypothécaires (capables du pire – par exemple sous la forme étasunienne des « subprimes » – pour siphonner l'épargne des ménages). Mais ce sont encore les Etats qui n'échappent pas à l'emprise de la finance spéculative. L'UE représente même l'inscription dans le marbre juridique des traités de l'interdiction pour les Etats d'être financés par leurs propres banques centrales. Ces derniers, mais aussi les collectivités locales et territoriales, sont alors contraints de s'endetter auprès des marchés financiers, au risque d'actifs pourris ou toxiques qui minent leurs comptes (comme c'est le cas avec le département de Seine-Saint-Denis). Quant à la BCE, elle est privée du « droit de souscrire directement aux émissions d'obligations publiques des Etats européens » (p. 38). Ce qui ne l'a pas empêché, raison économique oblige, d’acquérir des obligations d'Etat aux taux d'intérêt du marché pour rassurer les agences de notation et les acteurs financiers du marché obligataire européen. Mais plus la crise des dettes souveraines s'envole, et plus s'envolent les taux d'intérêt pratiqués par les marchés. Et moins les Etats sont solvables, moins les peuples peuvent disposer pour leurs besoins sociaux propres de leurs richesses ponctionnées par la rente.

 

_ Autoriser la BCE à financer les Etats à bas taux d'intérêt, c'est lui accorder une faveur à laquelle elle n'a pas politiquement droit. La suppression de la BCE, notamment parce qu'elle incarne un sommet d'anti-démocratie, doit être accompagnée, non pas de la restructuration des dettes publiques avec plafonnement du service par exemple, mais bien de leur suppression pure et simple. Les peuples n'ont que déjà trop payé pour des engagements financiers qui les concernent pas.

8/ L'Union européenne défend-elle le modèle social européen ?

_ Les sociaux-démocrates ont longtemps promu l'idée d'une Europe sociale, produit des compromis politiques d’après la seconde guerre mondiale, et qui aurait servi de bouclier protecteur contre les exigences prédatrices de la reconstitution de la rente financière mondiale depuis plus de trente ans. Cette idée est morte, l'Europe sociale n'a pas eu lieu (« L'Europe sociale n'aura pas lieu » est le titre de l'ouvrage de François Denord et Antoine Schwartz écrit pour les éditions Raisons d'agir en 2009). « La prééminence du droit à la concurrence sur les réglementations nationales et sur les droits sociaux dans le Marché unique permet d'introduire plus de concurrence sur les marchés des produits et des services, de diminuer l'importance des services publics et d'organiser la mise en concurrence des travailleurs européens » rappellent les économistes « atterrés » du Manifeste. Les quatre « libertés fondamentales » garanties par les traités européens, liberté de circulation des personnes (ressortissantes des accords de Schengen), des marchandises, des services et des capitaux, s'inscrivent dans le même champ d'action que l'extension mondiale des pouvoirs du capital (financier). Ceci afin de mettre en concurrence les systèmes socio-productifs et les salariats nationaux entre eux, la victoire économique étant alors attribuée aux pays pratiquant le moins-disant social. L'indépendance de la BCE et le Pacte de stabilité européen sur le plan des politiques macroéconomiques soustraient les pays de toute autonomie en matière budgétaire et monétaire. L'absence d'objectifs communs en termes d'harmonisation sociale et fiscale ou en termes de politique industrielle manifeste ultimement que seule l'Europe de la finance a été réalisée, au détriment d'une Europe sociale qui reste encore à faire pour les peuples. C’est pourquoi ces derniers doivent profiter de la crise européenne des dettes souveraines pour mettre en place une véritable solidarité populaire et internationale faisant barrage au laisser-faire des Etats et aux rapines de la rente privée.

 

_ Il faudra en conséquence privilégier évidemment des objectifs sociaux communs aux pays européens sous la forme de « GOPS » (ou « Grandes orientations de politique sociale » : p. 45) qui se substitueront au dogme néolibéral de la concurrence de tout et de tous. De la même manière, la remise en cause de la « concurrence libre et faussée » des capitaux, concomitante de la suppression des accords de Schengen afin d’instituer une véritable liberté de circulation des personnes (moins libérale que libertaire), doit s'effectuer à partir de négociations pour des accords bilatéraux ou multilatéraux rigoureusement respectueux du refus des asymétries de « l'échange inégal » (Arghiri Emmanuel) existant aujourd'hui entre pays (du nord et du sud, des pays d'Europe de l'ouest et ceux de l'est).

9/ L'euro est-il un bouclier contre la crise ?

_ L'imposition monétaire de l'euro en lieu et place des monnaies nationales ne s'est pas traduite par le dopage des croissances des pays participant à une opération inflationniste déguisée, la seule hausse des prix cyniquement acceptée par la BCE. Par contre, la rigidité budgétaire et monétaire dont cette institution bureaucratique et antidémocratique qu'est la BCE aura induit l'envol de la spirale de la dette souveraine et l'austérité salariale. La croissance des pays qui s'en sortent le mieux, comme l'Allemagne qui a imposé brutalement une compression des « coûts » salariaux et a réussi à dégager des excédents commerciaux, pèse sur celle des autres pays voisins selon une économie en vases communicants où les excédents (commerciaux) des uns représentent les déficits des autres. Tout cela n'empêche pas Nicolas Sarkozy d'en appeler à une solidarité européenne dont on cherche encore l'existence. Surtout que ce sont les banques de certains pays européens, comme la France et l'Allemagne justement, qui spéculent sur les dettes des pays du sud de l'UE, comme le Portugal, l'Italie et l'Irlande, la Grèce et l'Espagne (les fameux « PIIGS » tant décriés et stigmatisés par les traders). Quand on compare en termes de politique de relance budgétaire et monétaire l'UE avec les Etats-Unis d'où est partie la crise et le Royaume-Uni (hors zone euro), l'impulsion est de 1,6 points de PIB pour la première, 4,2 points pour les deuxièmes, et 3,2 pour le troisième. Cela n'est pas grave, les institutions européennes continuent d’appeler les Etats membres afin de continuer à baisser coûte que coûte leur déficit qui doit redescendre en deçà de la barre des 3 % en 2014, la dette devant quant à elle être inférieure à 60 % du PIB. Le gel ou la baisse des salaires dans le privé comme dans le public, ainsi que l'affaiblissement de la protection sociale et des services publics seront encore les instruments dont disposeront les Etats endettés pour transférer la charge de la dette sur le dos des peuples. Jusqu'à ce que ceux-ci n'en puissent plus et se révoltent, comme on commence à le constater encore trop timidement un peu partout en Europe.

 

_ Substituer à l'euro un régime monétaire intra-européen (avec une monnaie commune comme le « bancor ») afin de résorber les déséquilibres des balances commerciales en Europe, ou bien encore compenser ces déséquilibres grâce à une Banque de règlement organisant des prêts entre pays européens ne peuvent s'envisager qu'à partir du moment où un vaste et puissant mouvement social européen se constitue. Un mouvement alors en mesure de contrôler de tels instruments de politique macroéconomique qui, entre les mains des Etats actuels, ne serviraient qu'à renflouer les caisses en attendant la prochaine ponction (comme on l'a vu avec l’opération des nationalisations menée par les socialistes français en 1982, prélude aux privatisations de 1986, gelées en 1988, mais auxquelles ont finalement et largement contribué les socialistes de la « gauche plurielle » au pouvoir entre 1997 et 2002).

10/ La crise grecque a-t-elle enfin permis d'avancer vers un gouvernement économique et une vraie solidarité européenne ?

_ Les arguments développés précédemment ont donné beaucoup d'indices pour une réponse clairement négative. Les marchés financiers qui ont commencé à spéculer sur les dettes souveraines européennes à partir de la mi-2009 ont saisi les failles de la zone euro. On l'a dit, l’institution de l’euro et de la BCE oblige les États membres à se déposséder de leur propre instrument de financement interne représenté par la banque centrale, et par conséquent à se financer sur ces mêmes marchés financiers. Les gouvernants de l’État grec ont fait comme on leur a dit de faire, et ont demandé à Goldmann-Sachs de les aider dans la tâche de s'endetter en masquant la réalité de leur dette auprès de l'UE. En mai 2010, est créé un Fonds de stabilisation afin de rassurer les marchés,. Une démarche corrélative de l’austérité budgétaire et salariale, ainsi que de la politique antisociale des coupes dans les recettes publiques, alors même que la situation des finances publiques est en Europe meilleure qu’aux États-Unis ou au Royaume-Uni. Cette « stratégie du choc » (Naomi Klein), imposant la diminution des recettes publiques considérées comme des dépenses, compromettra forcément la cohésion sociale, ainsi que le soutien nécessaire pour l’investissement dans une nouvelle politique industrielle désindexée de l’accumulation capitaliste, qu’elle soit ou non financiarisée.

 

_ Le développement d’une fiscalité européenne, la promotion d’un budget européen afin de rendre convergentes les économies nationales et satisfaire à l’égalisation des conditions salariales, ainsi que la reconversion écologique de l’économie européenne sont des principes politiquement défendables. Pour autant que, comme on l’a rappelé lors du point 11, un mouvement social européen se déploie et réinvente des institutions séparées des États qui se sont discrédités par l’endettement des peuples dont ils contrôlent et encadrent le destin. La dette odieuse et illégitime ne manifeste alors pas autre chose que l’illégitimité d’États odieux dont les peuples n’ont dès lors plus rien à faire.

 

 

La critique du caractère bureaucratique et anti-démocratique de l’Union européenne doit être poursuivie, ainsi que la critique de l’orthodoxie néolibérale dont le dogme de l’efficience des marchés financiers a prouvé son inanité pratique. Pour cela, il faut aller plus loin que les mesures proposées par Le Manifeste d’économistes atterrés dont le cadre n’est pas séparable de l’existant étatique et financier. Il faut oser être radical, et affirmer non pas la restructuration des dettes publiques mais son abolition, non pas la perpétuation des États et des institutions européennes qui assurent pour le pire leur interdépendance économique mais la séparation populaire d’avec les Etats et le super-Etat européen, tous discrédites avec la crise de la dette. Seul un mouvement social de dimension européenne saura proposer les institutions réellement démocratiques accomplissant la souveraineté populaire, et dont la fondation ne saurait plus longtemps exclure l’abolition du joug du capital et l’émancipation hors du piège étatique.

 

Disponible : Les Dettes illégitimes. Quand les banques font main basse sur les politiques publiques de François Chesnais (éd. Raisons d’agir) : Faire banquer les peuples : la dette, stade ultime de la bêtise capitaliste (I)


22 juillet 2010


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