« Le plus grand massacre d’ouvriers depuis la semaine sanglante de la Commune de Paris de mai 1871 » : voilà comment Gilles Manceron décrit la vague meurtrière déclenchée en octobre 1961 par la police française sur ordre de son préfet, l’ancien fonctionnaire vichyste Maurice Papon. Au plus fort de la vague, le 17 octobre, plusieurs dizaines d'Algériens furent assassinés, et plusieurs milliers d'autres furent blessés (1). Les victimes étaient des « émigrés-immigrés » algériens (2) travaillant, au mieux dans les usines métropolitaines, pour la plupart sur les chantiers publics. Quand ils n'étaient pas voués au chômage temporaire ou à l'emploi instable, ce qui concernait quasiment 50 % de migrants acculturés aux processus coloniaux de « déracinement » (3) ayant dévasté l’économie traditionnelle du pays d’origine, particulièrement la région de Kabylie. Les massacres d’octobre 1961, s’ils connurent leur plus terrible apogée la nuit du mardi 17 au mercredi 18 octobre, ne sauraient se réduire à ce seul jour désignant aujourd’hui le chiffre symbolique d’une mémoire en lutte. La mémoire des partisans militant à la reconnaissance d’un crime d’État qui est un crime contre l'humanité que tous les gouvernements français succédés depuis ont toujours refusé d’admettre. Et ce devoir de mémoire n'a de légitimité à s'exercer, au-delà du respect dû aux morts ainsi qu'à leur famille, qu'en étroite relation avec l’actualité (post)coloniale du combat antiraciste. Car la face nécessaire d'un devoir de mémoire inscrit dans une politique de l'émancipation induit aussi cette autre face qu'est le droit de savoir.
C’était l’époque où la guerre de l’État français contre l'insurrection emmenée par le Front de Libération Nationale (FLN) durait déjà depuis presque sept ans. Cette « guerre sans nom » (4), qui dut attendre 1999 pour ne plus être désignée par le terme euphémique d’« événements » se déroula au sein de la plus grande colonie de France dont la conquête brutale entre 1830 et 1848 fut célébrée par les grands esprits du temps, dont Victor Hugo (5). La manifestation pacifiste le 8 mai 1945 du peuple algérien à Sétif, Guelma et Kherrata, réclamant pour lui ce que le peuple français de la métropole alors célébrait, autrement dit la liberté, s’était soldée par un bain sang pour tout le Constantinois, avec plusieurs milliers de victimes tuées par l’armée et les colons munis de bâtons. Cette « répétition générale à l’insurrection victorieuse de 1954 » (6) aura été précédée par la défaite française en Indochine encourageant alors le déclenchement de ce que les Algériens nomment la « guerre d’indépendance » (7).
En mai 1952, lors des manifestations anti-Ridgway (du nom de ce colonel étasunien prônant la guerre bactériologique contre les Coréens), quatre Algériens sont tués. Le 14 juillet 1953, une manifestation traditionnelle pour les libertés emmenée notamment par le PCF et la CGT, et encadrant en fin de cortège un regroupement d'Algériens, est violemment réprimée par la trop bien nommée brigade des agressions et des violences (BAV) sur la place de la Nation : sept hommes, dont six Algériens, perdent la vie. La violence d’Etat, avant la guerre d’indépendance algérienne, était déjà largement manifeste, s’agissant des ouvriers, et davantage encore quand ils étaient issus des colonies, pendant ces "journées portées disparues" comme le dirait l'historienne Danielle Tartakowsky. Le 5 janvier 1955, le ministre de l’intérieur de l’époque, un certain François Mitterrand, demande plus de répression. Le 3 avril est voté l’état d’urgence en Algérie. Le 12 mars 1956, la loi attribue à l'armée française stationnée en Algérie les pouvoirs spéciaux en accord avec les dispositions de la loi de l'état d'urgence de l'année précédente. A ce moment, François Mitterrand est Garde des Sceaux. La SFIO et le PCF rallient leurs suffrages au gouvernement du « socialiste » Mollet au nom du consensus colonial républicain. Une manifestation prévue le 9 mars contre le vote des lois d'exception est elle aussi durement réprimée : le nombre de victimes reste encore aujourd’hui inconnu. En juillet 1957, est votée l'extension des pouvoirs discrétionnaires des Algériens vivant en France. La « bataille d’Alger » démarrée en septembre 1956 est remportée sur le terrain militaire par l’armée française : a contrario, c’est une victoire politique du FLN qui radicalise chez le peuple algérien le désir de son autonomie. Le 1er juin 1958, le gouvernement de Charles de Gaulle est institué. En réaction, c’est le putsch des généraux Challe, Jouhand, Zeller et Salan qui s’emparent le 22 avril 1961 du pouvoir à Alger pendant trois jours afin de contester l’autodétermination progressive prônée par la politique gaullienne. Le 5 mai devient opérationnelle l’Organisation Armée Secrète (OAS) militant à coup d’attentats pour le maintien de l’Algérie dans « la plus grande France ». Pour la fédération française du FLN, il était alors évident que la guerre devait aussi s’exporter dans le territoire de la métropole coloniale qui absorbait toujours plus de migrants algériens (dont le tiers résidait dans Paris ou sa proche banlieue, soit l'ancien département de la Seine).
Le régime juridique de l’Algérie colonisée, avec l’institution du Sénatus-consulte du 14 juillet 1865, a déterminé avec la colonisation la constitution de deux groupes spécifiques au statut civique inégal. Si le million de Français vivant alors en Algérie (les « Pieds-Noirs ») jouissait du statut métropolitain de « citoyens français de statut civil de droit commun », ainsi que les 35.000 Juifs ayant bénéficié du décret Crémieux depuis 1870, les 9 millions d’Algériens autochtones souffraient d’être des « citoyens français de statut civil de droit coranique ». C’était le temps de l’indigénat, valable pour toutes les colonies françaises depuis 1889, mais s’appuyant sur la législation de 1865, qui infériorise juridiquement les populations colonisées (8). L'idéal de la République des Lumières, par exemple vanté dans les grands discours d’un Jules Ferry, vient buter sur une réalité coloniale, tout aussi valorisée par Jules Ferry, soumise à un régime compliqué de décrets et d'ordonnances cumulatifs et contradictoires concédant, par-dessus le pouvoir législatif et la représentation nationale, au pouvoir exécutif une force exorbitante relayée localement par les gouverneurs considérés comme de véritables seigneurs féodaux. L’autochtone, tombé sous la coupe du pouvoir gubernatorial, est alors devenu l'indigène. Soit le colonisé expropriable et corvéable, le sous-citoyen, l’inférieur légal à domestiquer, sinon à éliminer par l’Etat impérial. L’indigénat, avec son « code matraque » perpétuellement changeant, représentait ainsi la matrice juridique instituant, à l'opposé de l'égalité formelle promue par l'idéologie républicaine, un état d’exception pour les colonisés, par exemple voués au régime du séquestre et de la punition collective. Pendant que l’esclavage de case ou domestique aura été perpétué jusqu’à la fin de la seconde guerre mondiale dans les colonies de la république de Victor Schoelcher, l’homme qui symbolise l’abolition de l’esclavage en 1848. Les indigènes écopaient alors d’un « corps d’exception » susceptible de toutes les violences, symboliques et physiques, des enfumades de la conquête coloniale et des fusillades du Constantinois, en passant par les milliers de victimes du portage tombés lors de ces fameux grands travaux méritant la reconnaissance "aux femmes et aux hommes qui ont participé à l’œuvre accomplie par la France dans les anciens départements français d'Algérie, au Maroc, en Tunisie et en Indochine ainsi que dans les territoires placés antérieurement sous la souveraineté française" d’après la loi scélérate du 23 février 2005 (dont seul l’article 4 fut modifié grâce à la mobilisation des historiens, pendant que l'article 3 crée une Fondation pour la mémoire de la guerre d'Algérie, pour le plus grand plaisir des anciens généraux tortionnaires et des nostalgiques de l'Algérie française, comme Hubert di Falco, Lionnel Luca et d'autres membres de la Droite populaire). Jusqu’aux « ratonnades » et aux noyades dans la Seine pendant les massacres d'octobre (9).
L'abolition du code de l'indigénat avec la loi Lamine-Gueye de mai 1946, l'institution l'année suivante d'un double collège électoral inégalitaire (un collège de 900.000 Européens élisant 60 représentants, un autre pour les 9 millions d'indigènes élisant le même nombre de représentants : ce qui signifiait qu'un colon français pesait alors électoralement 10 indigènes !), ainsi que la promesse de l'extension en 1958 de la citoyenneté française à ceux qui furent longtemps appelés les « Nord-Africains », et qui sont désormais désignés sous le vocable de « Français Musulmans d'Algérie », n'auront jamais entraîné la disparition du « corps d’exception ». Ce corps qui fut juridiquement imposé à des femmes et des hommes, des ami-e-s et des parent-e-s aujourd’hui encore vivant-e-s, est celui qui a déterminé le pogrom d'octobre 1961 (le terme de « ratonnade » fut d’ailleurs inventé à ce moment-là). Comme il fut imposé hier dans des conditions historiques différentes à d’autres groupes sociaux ciblés par la politique répressive de l’État français. Par exemple les Juifs, dont plus de 1.500 originaires de la région bordelaise furent victimes entre juillet 1942 et mai 1944 du zèle vichyste incarné par le secrétaire général de la préfecture de Gironde : Maurice Papon. Terrifiante continuité, entre l'exception vichyste et la règle républicaine, de l'exception devenue la règle en la personne de Papon devenu après 1945 préfet de Corse en 1946, préfet de Constantine en 1949, secrétaire général de la préfecture de police entre 1951 et 1954, secrétaire général du protectorat du Maroc entre 1954 et 1955. En 1956, il devient l’homme chargé en 1956 de la coordination de l’action des forces civiles et militaires dans l’Est algérien (la région constantinoise). En mars 1958 il devient préfet de police de Paris jusqu’en 1967. En 1980, un an avant la plainte pour crime contre l’humanité déposée contre lui, il est encore ministre du budget du gouvernement de Raymond Barre sous la présidence de Valéry Giscard d’Estaing. De Vichy à la Cinquième République, de l’occupation nazie aux guerres coloniales, Papon représente presque idéalement le chaînon manquant identifiant jusqu’à l’indistinction l’État de droit et l’État d’exception.
152.000 Algériens étaient recensés en 1961 en région parisienne. Si un quart d'entre eux étaient ouvriers spécialisés, les trois quarts restants étaient manœuvres. Dans un souci d’élimination définitive du concurrent dont il était pourtant issu, le MNA (Mouvement National Algérien) de Messali Hadj actif depuis 1954 (11), et dans une volonté drastique de contrôle de la population algérienne émigrée-immigrée, la fédération française du FLN se lance dès août 1958 dans une politique de constitution sur le sol métropolitain d’un second front de lutte. Au même moment, la police de Papon rafle plusieurs Algériens pour les parquer au Vél d’Hiv, y voyant sûrement une continuité avec les pratiques collaborationnistes de l'administration française pendant l'occupation. Le système Papon repose alors sur la création en août 1958 du Service de Coordination des Affaires Algériennes (SCAA) qui, s’appuyant notamment sur la BAV et le SAT-FMA (Service d’Assistance Technique aux Français Musulmans d’Algérie), cherche à reconquérir une population algérienne largement acquise à la faveur du FLN. Quand l’action sociale ou psychologique ne suffit pas, l’action répressive s’intensifie, par exemple avec les opérations "meublés" obligeant leurs résidents à régulièrement changer d'appartement afin de bousculer l'organisation du FLN. En décembre 1959, Papon demande l'autorisation au ministre de l'intérieur, Roger Frey, et du premier ministre, Michel Debré, de créer la FPA, la force de police auxiliaire formée avec des supplétifs algériens (elle est dissoute en juin 1962). Les harkis de la FPA, dont 27 perdirent la vie durant les combats, ont mené une guerre sans merci contre la FLN : ceux que l'on nommait alors les « calots bleus » employaient à cet effet l'usage de la torture dans les commissariats de Paris (par exemple dans le quartier de la Goutte d'Or ou Noisy-le-Sec), ainsi que dans le Fort de Noisy-le-Sec. Au début du mois d'avril 1961, la "ratonnade de la Goutte-d'Or" organisée par les harkis de la FPA fait 127 blessés. En 1960, l'organisation spéciale (OS), le bras armé de la fédération française du FLN, a défait son rival le MNA (6.000 cotisants pour le second, 120.000 pour le premier). Cette dernière a alors réussi à mettre en place sur la région parisienne deux wilayas (dénomination arabe qualifiant des divisions administratives), parachevant ainsi sa volonté d’encadrer autoritairement la vie quotidienne des Algériens (80 % des ressources financières du FLN relèvent de l'imposition de la population algérienne émigrée-immigrée - le prélèvement représentait entre 5 et 9 % du salaire). Cette guerre dans la guerre a coûté la vie à 4.000 personnes, en blessant 12.000 autres.
La mission confiée à Papon consiste alors à faire pour la région parisienne ce que le général Challe, successeur de Salan, accomplit au même moment en Algérie : finir la guerre et la gagner pour la France. Précisément, il s'est agi pour Papon de tout faire pour briser le cordon autoritaire noué par la fédération autour de sa base populaire. Alors que le gouvernement français et le GPRA (Gouvernement Provisoire de la République Algérienne établi au Caire en septembre 1958 et dirigé par Ferhat Abbas jusqu'en août 1961) entament un cycle de négociations en 1961, les attentats initiés par la fédération, à l’encontre de sa direction et à destination de la police, se multiplient afin de faire pencher la balance en la faveur d’un accord rapide pour l’indépendance. De nombreux policiers sont alors mus par une rage vengeresse (29 d'entre eux ont été tués entre janvier et octobre 1961) prête à se déverser sur n’importe quel « bicot » associé dans leur logique raciste aux agissements du FLN. Lors des obsèques le 2 octobre 1962 d’un policier assassiné, Papon affirme à ses troupes : « pour un coup rendu, nous en porterons dix » (12). Ce dernier demande l'instauration, le 5 octobre 1962, d'un couvre-feu anticonstitutionnel car discriminatoire, étendant pour une partie de la population française l'état d'urgence de 1955, et qui prive les Algériens de la liberté de se réunir et de circuler dans les rues entre 20h30 et 5h30. La réponse stratégique de la fédération, dont la majeure partie des activités est nocturne, est alors la mise en œuvre d’une manifestation pacifique prévue pour le 17 octobre, en faveur de l'indépendance et contre le couvre-feu raciste. La tension, extrême de tout côté, est particulièrement palpable chez les Algériens qui sont promptement appelés par la fédération à rejoindre la manifestation (13). En effet, les meurtres ne cessent d’augmenter pendant l’année 1961 : 200 personnes ont déjà été assassinés, quasiment 50 rien qu’en septembre.
Entre 20.000 et 30.000 Algériens (soit un Algérien sur cinq), hommes, femmes, enfants, en tenue du dimanche et venus notamment des bidonvilles de la banlieue ouest (Nanterre, Courbevoie, Puteaux, Bezons) forment des cortèges aux couleurs (rouge et verte) de la future Algérie libre. La consigne a été claire et respectée : pas d’arme. Les cadres de la fédération font respecter avec fermeté la discipline au sein des cortèges. La volonté de dignité et de respect est grande du côté des manifestants. Des « amis français » ont été sollicités par le FLN pour assurer une présence-témoin, au cas où les choses tourneraient mal. La répression éclate pourtant, particulièrement barbare. Quand les quartiers de l’Etoile, de Concorde, et d’Opéra voient affluer des milliers d’Algériens dont bon nombre sont conduits dans des centres d’identification, ceux des Grands Boulevards, de Saint-Michel/Saint-Germain sont le théâtre d’affrontements violents. Les moyens mobilisés sont considérables : cars de police, mais aussi autobus de la RATP, pendant que le palais des Sports de la porte de Versailles et le stade de Coubertin servent de camp de concentration temporaire pour les Algériens arrêtés. On compte plus de 14.000 arrestations la nuit du mardi 17 au mercredi 18 octobre (soit une personne arrêtée sur deux), plus de 1.000 le lendemain. La police déclare officiellement deux morts du côté algérien et une dizaine de policiers blessés (en fait une centaine). Le dénombrement des victimes reste difficile, du fait de l’impossibilité légale de consulter toutes les archives, mais du fait aussi du désaccord des historiens penchés sur la question. Entre les 50 victimes selon l'estimation bien trop faible de Jean-Paul Brunet et les 200 dénombrées par Jean-Luc Einaudi (300 si l'on compte du début du mois de septembre au mois de novembre 1961 – et parmi eux un Français, Guy Chevalier frappé à coup de crosse devant le cinéma le Grand Rex), c’est une béance dans la mémoire de l’Etat français qui s’autorise à faire de son amnésie politique une amnistie pour ses assassins. La fermeture des prévue commerces algériens le lendemain, ainsi que la manifestation des femmes et des enfants afin de faire libérer au plus vite les prisonniers ont souffert de la violence des représailles de la nuit du 17 au 18 octobre. Du côté FLN, reste également posée la question de l’instrumentalisation de la répression au nom de son entreprise politique, et au détriment des populations surexposées à la violence d’Etat. Des dizaines de cadavres d’Algériens ont rejoint après cette nuit le fleuve rouge sang, à Paris, à Nanterre, Stains, Saint-Denis. Parmi les cadavres, celui de Fatima Bédar, 15 ans, repêchée le 31 octobre dans le canal Saint-Denis.
On trouvera bien des prises de position fermes de la part de la CIMADE, d’associations juives comme l’Union des Juifs pour la résistance et l’entraide (UNJRE), l’Union des Juifs de France et Solidarité avec les victimes du racisme, mais encore du Secours Populaire Français (SPF), du MRAP, ainsi que de comités antifascistes ou anticolonialistes menés par des étudiants ou des citoyens (comme le comité Maurice-Audin), tel le Mouvement de la Paix du Comité Voltaire. La CFTC édite pour sa part une brochure (Face à la répression), et on assiste également à des débrayages dans les usines appelées par la CGT. Des articles paraissent dans Le Monde, le premier Libération, France-Observateur, L'Express, L'Humanité, Témoignage chrétien, La Croix, France-Soir (et même Le Figaro), mais également Témoignages et Documents, Esprit, Vérité-Liberté de Pierre Vidal-Naquet. Une synthèse de Paulette Péju intitulée Ratonnades à Paris et publiée par François Maspero est censurée, comme le film tourné à chaud par Jacques Panigel, Octobre à Paris. Pour Elie Kagan, le seul photographe (avec Georges Azenstarck de l'Humanité dont les négatifs des photos prises ce soir-là auraient été perdus dans les archives du journal !) présent le 17 octobre et qui échappa enfant aux rafles de Juifs pendant la guerre, ses clichés pris ce soir-là témoignent d’une horrible continuité : « Ma peur, qui me reprend / Octobre 61 / Juillet 42 » (14). Claude Lanzmann enfonce le clou dans Les Temps modernes : « Entre les Algériens entassés au palais des Sports en attendant d’être ’’refoulés’’ et les juifs parqués à Drancy avant la déportation, nous nous refusons à faire une différence ». La gauche communiste préfère plutôt mettre l’accent sur ses manifestations. Comme celle du 8 février 1962, initiée davantage contre les attentats de l’OAS et la torture en Algérie que pour l’indépendance de ce pays, et au cours de laquelle neuf manifestants, tous syndiqués à la CGT, mourront écrasés dans la bouche du métro Charonne. Symptomatique demeure d'ailleurs l’écrasement des mémoires qui voit encore aujourd’hui le souvenir de Charonne avec son cortège funèbre de 500.000 personnes le 13 février, se substituer à celui des massacres du 17 octobre (15).
L'amnésie collective aura été in fine déterminée par plusieurs facteurs. Les accords d'Evian en mars 1962 et le référendum de juillet inaugurent officiellement l'indépendance de l'Algérie et la consécration de son Etat maîtrisé par un FLN moins soucieux de la mémoire des morts d'octobre 1961 que des réformes économiques et sociales assurant, y compris dans la violence envers les harkis et les pieds-noirs, l'avenir du pays. Les lois françaises d'amnistie de 1962, 1964, 1966, 1968 et 1982, qui entre autre réhabilitent les généraux séditieux, parachèveront l'entreprise étatique, de De Gaulle à Mitterrand, d'amnésie politique. La requête en 1998 pour la reconnaissance des massacres des 17 et 18 octobre comme "crime contre l'humanité" a buté sur le fait que le nouveau code pénal ne reconnaît pas, entre 1943 et sa refondation en 1994, l'application rétrospective de cette catégorie mise au point par les vainqueurs à l'encontre des vaincus de la seconde guerre mondiale. Le vide juridique entre 1943 et 1994, ainsi que le recours aux lois d'amnistie (notamment celle de 1968) furent les arguments du doyen des juges d'instruction M. Valat pour ordonner un refus d'informer, alors même que la particularité du crime contre l'humanité consiste à être imprescriptible. Dans le domaine des archives, la disparition des archives de la brigade fluviale et du SCAA d'une part et d'autre part l'extraordinaire lenteur administrative visant à terminer le classement des archives de la préfecture de police participent à retarder, pour ne pas dire empêcher, le nécessaire travail d'éclairage historique. Enfin, le rapport Mandelkern commandé par le gouvernement Jospin en janvier 1998, certes riche en informations, aboutit malgré tout à des conclusions politiquement critiquables, s'agissant tant du nombre de personnes tuées que de la responsabilité de l'Etat dans les massacres d'octobre.
Le cinquantième anniversaire des massacres du 17 octobre 1961 est ici l’occasion d’affirmer ceci. Le devoir de mémoire au nom du respect des morts d’hier tombés sous les coups de l’Etat français doit déboucher sur le droit de comprendre comment la violence coloniale d’hier, combinant oppression de classe et de race, irradie d’une lumière fossile notre actualité postcoloniale. « Bavures » policières qualifiant euphémiquement le meurtre de personnes originaires du Maghreb, traitement administratif discriminatoire des étrangers confinés dans des centres de rétention, réactivation de l'état d’urgence de 1955 lors des révoltes de la jeunesse populaire de l’automne 2005 : nombreux sont les symptômes persistants du spectre colonial qui continue de hanter la république française en nourrissant largement la domination raciste et la division nationaliste entre les prolétaires.
Post-scriptum : l’exemple (post)colonial de l’internement administratif :
L'internement administratif, appliqué pendant plus d'un siècle dans l'ancienne Régence d'Alger, et institué pour le territoire français entre 1938 et 1944, s'applique à nouveau en France pendant la guerre d’indépendance algérienne, en raison de l'extension métropolitaine de l'état d'urgence en 1961. On voit ici que les dispositifs d'exception mis au point pendant la colonisation auront été réactivés à l'époque de l'internement des 350,000 réfugiés espagnols fuyant la guerre d'Espagne et cantonnés dans les camps de Gurs, Saint-Cyprien et Argelès, pendant la seconde guerre mondiale contre des citoyens français considérés comme dangereux pour la sécurité publique, puis au cours de la guerre d'indépendance algérienne. L'indigène colonisé aura donc goûté la primeur d'institutions répressives qui se sont par la suite exercé contre le réfugié politique, puis contre le citoyen français. Le CIV (centre d'internement) de Vincennes (ouvert en janvier 1959) comme le camp du Larzac (qui accueillera en 1962 12,000 harkis) sont mis en place durant cette période, préfigurant la politique de contrôle et de stigmatisation des « émigrés-immigrés » incarnée par les CRA (centre de rétention administrative). Impulsés par le gouvernement de Pierre Mauroy et François Mitterrand avec le décret du 29 octobre 1981, au nombre de 224 aujourd'hui, ces centres qui ont procédé en 2008 à 35,000 rétentions d'une durée moyenne de 10 jours (45 jours maximum) témoignent d'un racisme d'Etat postcolonial, parce qu'il prend précisément sa source historique dans la séquence coloniale française. Même si la rétention se distingue formellement de l’internement pour des raisons de durée (fixée pour la première, pas pour le second), ou de motivation (la présence irrégulière pour la première, la menace pour la sécurité nationale pour le second), ces deux procédures policières, en échappant à la norme judiciaire du tribunal et du procès, frappent les ressortissants d’un pays étranger, ainsi victimes d’une défiance qui remonte loin dans le temps des guerres coloniales d’abord, des guerres européennes ensuite.
De la même façon que la loi de janvier 1985 requise par le gouvernement Fabius pour le territoire de la Nouvelle-Calédonie, ainsi que les deux décrets du gouvernement De Villepin pendant les révoltes urbaines de novembre 2005 entretiennent l'esprit répressif d'un état d'urgence issu de la législation coloniale.
Notes :
(1) « Identités, communautés, citoyenneté », colloque du MRAP, 22 octobre 2005 in Différences n° 258, avril-mai-juin 2006 (http://www.differences-larevue.org/article-identites-communautes-citoyennete-gilles-manceron-51310539.html).
(2) Abdelmalek Sayad, La Double absence : des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré, éd. Seuil, coll. « Liber », 1999.
(3) Pierre Bourdieu et Abdelmalek Sayad, Le Déracinement : la crise de l’agriculture traditionnelle en Algérie, éd. Minuit, 1964.
(4) La Guerre sans nom est un film documentaire de Bertrand Tavernier consacré à la seule mémoire des appelés du contingent français. Alors que la « guerre sans nom » l’a été aussi pour les Algériens.
(5) Même si elle a été durement critiquée dans ses formes et ses principes, la colonisation de l’Algérie aura été au bout du compte légitimée par Marx et Engels au nom de la nécessité prétendument historique du capitalisme à partir duquel seulement pourrait dialectiquement advenir le communisme : cf. Olivier Le Cour Grandmaison, Coloniser. Exterminer : sur la guerre et l’Etat colonial, éd. Fayard, 2005.
(6) Charles-Robert Ageron, « Les Troubles du Nord-Constantinois en mai 1945 : une tentative insurrectionnelle ? » in Vingtième Siècle, Revue d’histoire, n° 4, octobre 1984, p. 112.
(7) Cf. Benjamin Stora, Histoire de la guerre d’Algérie (1954-1962), éd. La Découverte, coll. « Repères », 1999.
(8) Olivier Le Cour Grandmaison, De l'indigénat. Anatomie d'un "monstre" juridique : le droit colonial en Algérie et dans l'empire français, éd. Zones/La Découverte, 2010.
(9) Sidi Mohammed Barkat, Le Corps d’exception : les artifices du pouvoir colonial et la destruction de la vie, éd. Amsterdam, 2005.
(10) La formule est de Maurice Papon lui-même. Cf. Jean-Luc Einaudi, La Bataille de Paris – 17 octobre 1961, éd. Seuil, 1991. L’historien témoigna sur le 17 octobre lors du procès qui eut lieu en 1997 contre Papon pour son action entre 1942 et 1944. Le second intenta ensuite un procès en diffamation contre le premier qu’il perdit en 1999. La mémoire du 17 octobre allait à cette occasion rebondir.
(11) Le MNA est l'héritier de l'ENA, l'Etoile Nord-Africaine, créée sous l'égide du PCF en 1926. Dissoute par la Front Populaire en 1937, le PPA (le Parti du Peuple Algérien) prend la relève jusqu'en 1946 où la création du MTLD (Mouvement pour le Triomphe des Libertés Démocratiques) doit assurer le maintien d'un PPA lourdement frappé pendant les massacres de Sétif. Les « centralistes » de la direction du parti, opposés aux « messalistes », car désireux d'une indépendance obtenue par les armes, créeront le FLN à l'automne 1954.
(12) Jean-Paul Brunet, Police contre FLN : le drame d’octobre 1961, éd. Flammarion, 1999, p. 87. Disons ici à quel point l’ouvrage de cet historien est problématique à plusieurs titres. La minimisation du nombre de victimes s’inscrit, s’agissant des massacres du 17 octobre, dans une perspective à la fois réductrice et schématique (le FLN ne saurait ici se substituer à la population algérienne frappée ; quant à la police, elle a été l’instrument d’un préfet représentant les intérêts du ministre de l’intérieur, et par voie de conséquence de l’Etat), mais aussi partisane (quand l’auteur emploie à maintes reprises sans la discuter la rhétorique policière, par exemple la formule « terrorisme du FLN »). On fera enfin remarquer que le chiffre de 300 victimes n'est pas seulement le chiffre de Jean-Luc Einaudi ou du FLN, puisqu'il a également été avancé par Constantin Melnik, chargé en 1961 des affaires de police et de renseignement au cabinet de Michel Debré.
(13) On connaît l'existence au moins d'un homme tabassé à mort par le FLN pour avoir renoncé à aller à la manifestation : cf. Linda Amiri, La Bataille de France : la guerre d’Algérie en métropole, éd. Robert Laffont, 2004, p. 132.
(14) Jean-Luc Einaudi/Elie Kagan, 17 octobre 1961, éd. Actes sud/BDIC, 2001, p. 59.
(15) Cf. Benjamin Stora, La Gangrène et l’oubli : la mémoire de la guerre d’Algérie, éd. La Découverte, 1998.
Vendredi 14 octobre 2011
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