Tahrir, Puerta del Sol, Syntagma, Rothschild, Zucotti Park : ces noms parmi d'autres désignent aujourd'hui moins des lieux publics appartenant aux grandes cités internationales que sont Le Caire, Madrid, Athènes, Tel-Aviv et New York qu'ils forment la constellation nommant un nouveau cycle mondial de luttes impulsé depuis la fin de l'année 2010 et succédant aux mouvements altermondialistes qui avaient marqué la fin des années 1990 et le début des années 2000 et s'étaient depuis quelque peu essoufflés. D'abord en Tunisie à la fin décembre 2010 puis en Égypte en janvier 2011, ensuite en Espagne en mai puis en Grèce en juin, en passant par l'occupation au printemps du Capitole de Wisconsin aux États-Unis, les mouvements sociaux israéliens et les émeutes urbaines anglaises durant l'été, ainsi que les premières tentes du mouvement Occupy Wall Street en septembre 2011, des processus d'auto-émancipation populaires se sont donc mis place qui, malgré leurs différences, méritent une approche analytique globale. Certes, grandes sont les différences intrinsèques aux soulèvements des peuples contre certains régimes despotiques et autocratiques du Maghreb et du Machrek (Tunisie et Égypte, Bahreïn et Yémen, Libye et Syrie) regroupés sous le nom de « printemps arabe ». Comme sont grandes les différences entre de tels soulèvements au nom de la démocratie et contre la dictature et des révoltes urbaines (en Angleterre) que certains sociologues pourraient qualifier de « protopolitique » comme entre ces soulèvements et ces révoltes et des mouvements sociaux opposés tantôt à la domination financière (comme aux États-Unis), tantôt à la politique austéritaire imposée au nom du règlement d'une dette illégitime (comme en Espagne et en Grèce), ou bien encore réclamant un redéploiement de l’État social (comme en Israël). Pourtant, il y a plus d'un élément commun permettant de rassembler la diversité des luttes citées, parce qu'elles incarnent toutes spécifiquement un même « réveil de l'histoire » (Alain Badiou) brisant le sommeil dogmatique de toux ceux qui s'étaient endormis avec en berceuse le mythe néolibéral de la « fin de l'histoire » (Francis Fukuyama). Et parce que ces luttes méritent moins un manifeste porté par un vieux prophétisme révolutionnaire qu'une pragmatique « déclaration » (Toni Negri et Michael Hardt) pouvant théoriquement accompagner la constitution pratique d'une société nouvelle plus démocratique et égalitaire. Les excellentes éditions Lignes (qui ont édité des textes de Henri Lefebvre et Dionys Mascolo, Ivan Segré et Alain Badiou) et Raisons d'agir (chez qui on trouvera des analyses de Frédéric Lordon, François Chesnais et Alexis Spire) proposent ainsi à notre lecture les ouvrages d'Alain Badiou et du duo Toni Negri et Michael Hardt qui se donnent respectivement pour tâche de comprendre notre actualité travaillée par les multiples tensions relatives aux résistances populaires face à des formes de domination de moins en moins tolérables. Nous sera alors donnée l'occasion de mettre en regard les pensées des représentants parmi les plus connus de cette « hémisphère gauche » dont la carte a été dressée par Razmig Keucheyan, comme de confronter leurs analyses avec le projet communiste libertaire.
Le Réveil de l'histoire d'Alain Badiou :
voici venu le temps des émeutes
1/ Sixième volume de ses Circonstances, Le Réveil de l'histoire publié en 2011 constitue l'effort d'Alain Badiou afin de confronter sa propre pensée philosophique et politique à la série des événements qui manifestent selon lui le « tout début d'une levée populaire mondiale contre cette régression » (p. 14) selon laquelle l'extension du capitalisme mondialisé se confond avec l'extension impériale de la démocratie réduite à son libéralisme parlementaire et à sa sainte trinité idéologique P.O.L. : « Patrimoine, Occident et Laïcité » (p. 34). Voici venu donc le « le temps des émeutes » (idem) grâce auquel le réveil de l'histoire doit concorder avec le « réveil de l'Idée » (idem) qui, étant celui du « Communisme » (idem), autorise le philosophe à vouloir conjuguer Marx avec Platon. Son analyse du capitalisme contemporain et de ses ravages sociaux s'inaugure d'ailleurs d'une mise au point avec Toni Negri, ce dernier ayant affirmé qu'Alain Badiou serait un communiste ayant jeté l'eau du marxisme avec le bébé léniniste. Alors que, répond le second au premier, le marxisme réduit à un économisme vulgaire n'est in fine pas si éloigné de l'économisme vulgaire professé par des néolibéraux qui considèrent eux aussi les déterminations en dernière instance économiques du monde social (p. 17). Alors que le marxisme représente « la connaissance organisée des moyens politiques requis pour défaire la société existante et déployer une figure enfin égalitaire et rationnelle de l'organisation collective, dont le nom est "communisme" » (p. 19). Alors que la vision negriste d'un nouveau capitalisme accordé à une époque postmoderne dévolue à l'hégémonie du travail immatériel et cognitif ne saurait faire écran, selon Alain Badiou, au caractère essentiellement réactif et régressif d'un capitalisme renouant, de la prolétarisation massive des paysans à la concentration financière du capital mondial, avec le déchaînement barbare de ses origines (on y reviendra dans notre seconde partie).
2/ Surtout, prenant considération d'un actuel « temps des émeutes » visible dans le monde occidental comme au Maghreb, en Europe et en Israël comme en Amérique du nord et au Machrek, Alain Badiou distingue trois degrés idéaux d'émeutes afin d'en dégager les invariants structuraux et ainsi d'en pointer les limites internes. C'est d'abord « l'émeute immédiate » consistant en « l'embrasement d'une partie de la population, presque toujours dans la foulée d'un épisode violent de la coercition d’État » (p. 38). Incarnée par la jeunesse ouvrière éloignée des organisations politiques en capacité de les discipliner, l'émeute immédiate se caractérise également par sa « localisation faible » (p. 40) circonscrite dans les territoires que ces jeunes habitent. C'est parce que « l'émeute immédiate est localisée dans le territoire de ceux qui y participent » (p. 39) qu'elle est vouée à la stagnation sociale, sa propagation quand elle a lieu s'effectuant alors moins « par déplacement, mais par imitation » (p. 40). Enfin, l'émeute immédiate est marquée par une faible distinction subjective, signifiant pour le philosophe la chose suivante : « Dès lors que cette subjectivité n'est faite que de révolte, qu'elle est dominée par la négation et la destruction, elle ne permet pas de distinguer clairement ce qui relève d'une intention partiellement universalisable, ou ce qui reste enclos dans une rage sans finalité autre que la satisfaction d'avoir pu prendre forme et trouver ses mauvais objets à détruire ou à consommer » (p. 41-42). Pauvre, voire nulle en politique (en ce sens la position philosophique d'Alain Badiou rejoint le constat sociologique d'un Gérard Mauger par exemple), toujours victime des intrusions de la pègre relayant dans les rangs des émeutiers l'idéologie du profit, l'émeute immédiate (comme on en a vu une nouvelle flambée en Angleterre lors de l'été 2011) représente a minima un désir de révolte et de rébellion propre à de jeunes prolétaires souvent racisés et vivement opposés à la violence étatique visant la conservation de l'ordre (racial) existant et qui peut, malgré une subjectivité faible et réactive, ouvrir la voie aux émeutes historiques.
3/ Avant celles-ci qui se sont exemplairement exprimées dans le monde arabe depuis la fin 2010, « l'émeute latente » (p. 48) désigne l'action syndicale unitaire et interprofessionnelle lorsqu'elle confine à ses propres débordements, avec la constitution de comités de grève et de lutte établissant une localisation partagée au-delà des distinctions corporatistes. Alors, le mouvement social traditionnellement encadré par les centrales syndicales menace de déboucher sur des formes d'auto-organisation qui, de l'occupation d'aéroports à l'arrêt d'usines de traitement des déchets comme on les a vus pendant le mouvement opposé à la contre-réforme sur les retraites de l'automne 2010, manifestent « une subjectivité émeutière latente » (p. 52) qui n'est pas complètement étouffée sous le poids du défaitisme des bureaucraties syndicales. Enfin, « l'émeute historique » résulte « de la transformation d'une émeute immédiate, plus nihiliste que politique, en émeute pré-politique » (p. 55). On passerait ainsi de la localisation restreinte à l'occupation d'un lieu central durable (exemplairement la Place Tahrir en Égypte), du temps court de la révolte au temps long d'une potentielle révolution, de l'extension imitative à l'extension qualitative (comme on l'a vu entre la Tunisie et l’Égypte, le Bahreïn et le Yémen, la Libye et la Syrie, avec des formes et des résultats évidemment bien différents), du vacarme nihiliste aux mots d'ordre fédérateurs et rassembleurs. A la différence des émeutes populaires en Iran en 1979 et en Pologne en 1980 qui représentent rétrospectivement la fermeture d'une longue séquence propice à l'espérance révolutionnaire impulsée en 1917 et réactivée durant les années 1950, les émeutes actuelles ouvrent une nouvelle époque incertaine. Alain Badiou la décrit comme une « période intervallaire » (p. 61) propice à toutes les saillies réactionnaires et située entre deux phases de l'idée révolutionnaire, en déshérence d'un côté et de l'autre « pas encore relevée par un nouveau cours de son développement » (idem). Ce qui demeure certain reste la vérité suivante : « l'émeute est la gardienne de l'histoire de l'émancipation en période intervallaire » (p. 63), homologique à cette autre période intervallaire que fut pour la France la Restauration (et un peu au-delà) entre 1814 et 1848, voire 1870. C'est pourquoi la ressemblance structurale entre les émeutes des pays arabes et celles qui ont secoué l'Europe en 1848 (à juste titre, on a parlé dans les deux cas de « printemps des peuples ») autorise Alain Badiou à rejeter l'hypothèse de Toni Negri d'un nouveau stade du capitalisme, y voyant plutôt « un retour à la forme pure du capitalisme telle qu'on pouvait la voir à l’œuvre vers le milieu du XIXe siècle » (p. 75). L'incertitude actuelle des émeutes historiques ayant secoué en 2011 le Maghreb et le Machrek doit également se comprendre par rapport à la distance cruciale que ces soulèvements populaires devront établir avec un « désir d'Occident » sanctionné par « des réformes constitutionnelles très modestes et des élections bien contrôlées par la "communauté internationale" » (p. 79). On l'a encore vu avec la nouvelle vague populaire égyptienne qui a poussé il y a quelques jours seulement l'armée nationale à évincer le président démocratiquement élu Morsi qui, issu des Frères musulmans, bénéficiait pourtant du soutien étasunien malgré le fait que l'élection présidentielle ait été entachée de manœuvres plus que douteuses.
4/ C'est à partir de l'épreuve analytique de l'émeute distinguée en émeute immédiate, en émeute latente et en émeute historique et pré-politique qu'Alain Badiou, en bon philosophe platonicien qu'il est, avance les éternelles vérités qui, selon lui, accompagnent l'immortelle Idée communiste. D'abord, « un changement de monde est réel quand un inexistant du monde commence à exister dans ce même monde avec une intensité maximale » (p. 87). D'où qu'il soit question de soulèvement puisqu'il s'agit toujours pour l'inexistant (autrement dit les plus dominés, les minorités sociales et politiques, les moins capables d'exister) de se relever : ainsi que le clame L'Internationale (1871) d'Eugène Pottier, « nous ne sommes rien, soyons tout ». Toujours minoritaires, les manifestants qui se soulèvent figurent une intensification subjective assise dans un lieu rassembleur et propice à la scansion des noms universellement fédérateurs. Un lieu que le philosophe, qui n'a pas oublié sa formation maoïste, qualifie de « dictature populaire » parce que celle-ci ne s'autorise et ne se légitime, à la différence de la démocratie parlementaire et représentative, qu'à partir d'elle-même (p. 91). Si son immanence même permet de voir comme une faiblesse stratégique le recours à l'électoralisme dans l'exposition par Jean-Jacques Rousseau de son Contrat social (1762), et si la transformation promue par ce dernier de « la volonté de tous » en « volonté générale » manifeste un ordre transcendant opposé à l'immanence des soulèvements comme le diront Toni Negri et Michael Hardt, Alain Badiou omet au nom de son refus justifié des majorités numéraires de discuter des formes nécessaires de démocratie directe que cette manière de gouvernance devra mettre en place afin de légitimer ses responsables. Les questions de l'assemblée souveraine et décisionnelle, de la révocabilité des élus comme des mandatements impératifs ne seront significativement jamais soulevées par le philosophe qui s'en remet alors à un volontarisme populaire « sous une forme explicitement autoritaire, l'autorité de la vérité, l'autorité de la raison » (p. 92). Tout cela est bien abstrait ou bien alors trop concret, l'autorité exigeant des ordres de légitimité dont il faut impérativement et très concrètement des procédures. Parce que, quand la légitimité fait défaut, l'autorité autorisée que par elle-même vire facilement à l'autoritarisme.
5/ Certes Alain Badiou pose la question de l'organisation politique, mais c'est pour revenir à son concept central d'événement (marqué par l'intensification subjective, la contraction numéraire des manifestants et la localisation en un territoire rassembleur propice à la clameur des noms universellement fédérateurs) afin de marquer que toute vérité politique se situe au croisement de l'Idée disjoignant le tissu des opinions et de l'événement trouant le matelas des successions historiques. « Une organisation politique, c'est le Sujet d'une discipline de l'événement, un ordre mis au service du désordre, le gardiennage continu d'une exception » (p. 102). Et si cette discipline s'adosse à une fidélité subjective à l'événement comme exception en regard de l'habituel des situations, elle n'est pas décrite par Alain Badiou dans son fonctionnement interne, avec ses organes et ses structures, ses instances et ses congrès, ses espaces et ses dispositifs d'éducation, de débat et de formation. Ce défaut de théorisation de l'émancipation qu'il faut également penser à l'intérieur même de l'organisation politique affaiblit considérablement le communisme d'Alain Badiou en regard de qui se débrouillent mieux Toni Negri et Michael Hardt, préoccupés qu'ils sont par les problèmes pratiques d'auto-organisation. Et c'est d'autant plus dommage qu'Alain Badiou, revenu du modèle d'organisation politique proposé par le léninisme, établit sans doute possible la nécessaire séparation de l'organisation politique d'avec l’État, trope classique de la pensée anarchiste ou communiste libertaire. Il était bien temps que le communisme post-maoïste proposé par le philosophe s'éloigne du faux problème de la prise révolutionnaire et populaire d'un État déchu de sa centralité stratégique puisqu'il n'est plus qu'un « objet imaginaire (…) composé de prédicats inconsistants » (p. 111), à l'instar des nationalités. Contre les objets identitaires et les « noms séparateurs » (p. 116), il faut dire et répéter le caractère universel et générique, autrement dit radicalement non identitaire, des vérités politiques. La récapitulation doctrinale de ses propositions se ramasse alors comme suit : « Une vérité politique est une suite de conséquences, organisées sous condition d'une Idée, d'un événement massif, où intensification, contraction et localisation substituent à un objet identitaire, et aux noms séparateurs qui vont avec, une présentation réelle de la puissance générique du multiple » (p. 127). L'idée, c'est le communisme et l'événement massif, le soulèvement populaire. L'intensification, la contraction et la localisation qualifient les minorités agissantes qui occupent publiquement le terrain de l'énergie subjective et de l'invention politique. L'objet identitaire aux noms séparateurs, c'est l’État doté de ses catégories nationales et juridiques, inclusives-exclusives, empêchant les classes sociales de devenir des masses politiques. La présentation réelle de la puissance générique du multiple, c'est enfin le peuple lui-même tel qu'il se reconnaît majoritairement dans la présence d'une action minoritaire qui se dispense conséquemment de toute forme de médiation représentative.
La puissance philosophique déployée par Alain Badiou pour conjoindre l'actualité des luttes internationales avec son combat théorique autour de l'Idée communiste est réelle, affirmative et enthousiasmante. Il est alors vraiment dommage que sa critique de l'étatisation désastreuse du communisme et sa défense corrélative de la non-inclusion du mouvement émancipateur dans la sphère étatique s'arrêtent sur le chemin d'un communisme libertaire qui lui aurait permis de rénover un concept de démocratie trop facilement rabattue, héritage platonicien oblige, sur les forces anarchiques du marché (c'est d'ailleurs ici la très grande différence avec la pensée de Jacques Rancière qui propose de penser l'équivalence des termes démocratie, anarchisme et communisme). Parce que cette rénovation lui aurait notamment permis de désidentifier anarchisme et démocratie identifiés au marché, comme de repenser à nouveaux frais les formes organisationnelles du soulèvement lui-même dont l'autorité se fondera moins de manière tautologique sur elle-même que sur une légitimité formelle (l'assemblée souveraine et décisionnelle, la révocabilité des élus et le mandatement impératif) pouvant neutraliser toute dérive vers un autoritarisme qui a historiquement sanctionné les échecs, entre autres russe et chinois (ou roumain et cambodgien), de la capture bureaucratique de l'Idée communiste.
Seconde partie : Déclaration de Toni Negri et Michael Hardt (ici).
09 juillet 2013
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