À vendredi, Robinson (2022) de Mitra Farahani

The Long Goodbye

Nul homme n'est une île, a dit un jour John Donne. Nul homme, oui, mais quand il y en a deux, peut-être qu'alors la donne n'est plus la même. Peut-être même qu'à l'origine il y a toujours déjà maldonne.

À vendredi, Robinson est le beau titre d'une correspondance entre Ebrahim Golestan et Jean-Luc Godard où abondent les ratés qui font penser, tandis que Mitra Farahani joue entre eux moins aux agents de la circulation qu'au go-between. Tel l'enfant de Pinter et de Losey, elle apprend à son corps défendant qu'il n'y a rien d'innocent à jouer au médium, même évanouissant.

 

 

 

L'enfant à l'enseigne distante de deux enfants bien plus âgés qu'elle s'amuse déjà à suspendre la dialectique du maître et de l'esclave. La dialectique à l'arrêt, Benjamin plus hégélien que Hegel : la dialectique est un lac gelé, un miroir à deux faces offert à deux maîtres qui ne parlent pas la même langue alors qu'ils sont partagés par un même esclavage, entrés dans le même hiver en partageant la même maîtresse.

 

 

 

 

 

La Brique et le Miroir

 

 

 

 

 

Le film de Mitra Farahani est un dialogue d'exilés et de surdité, un dialogue de sourds qui parlent différemment la même surdité. L'un vit dans l'exil d'une vie dans le cinéma, l'autre dans un exil hors du cinéma. Dans la solitude de sa petite maison de Rolle, le premier rumine ses dernières phrases (Bernanos, Bergson, Blanchot, Hammett, Canetti) et ses dernières images (le Saturne de Goya, Johnny Guitare, Roxy), c'est son dernier bagage avant le grand voyage qui s'annonce, minuit qui se mi-dit. Le second, bien entouré dans son manoir anglais, a toute la littérature du monde, un jardin de roses qui se tient déjà dans son nom, celui du chef-d'œuvre poétique de Saadi, pour tirer d'une vie mutilée de cinéaste iranien exilé le destin d'un homme à qui manque le cinéma.

 

 

 

L'un n'est plus, l'autre est encore et, sur et sous la communication, la mort fait un même pli, le courrier des vivants qui se refusent aux lettres mortes en lui demandant qu'elle leur raconte encore des histoires qu'ils ne comprennent pas, comme Johnny face à Vienna.

 

 

 

La Brique et le Miroir, c'est l'un des rares films tournés par Ebrahim Golestan qui faisait de lui alors l'égal d'un Michelangelo Antonioni, ignoré en occident comme il l'aura été chez lui, en Iran. L'iranien serait la brique des livres qui font le bandeau d'une cécité inavouée, le suisse le miroir des images qui valent pour lui le souffle des paroles indicibles, coupé.

 

 

 

Il est beau qu'une jeune femme cultive ainsi, après Bahman Mohassess dans Fifi hurle de joie (2013), le souci de la vieillesse de ses maîtres dont ils sont les si douloureusement émouvants esclaves. Il est beau qu'elle s'y prépare en nous y préparant, nous qui ignorons alors moins que nous constituons déjà, avec les images et les paroles qui resteront, notre petit bagage avant la correspondance finale.

 

 

 

 

 

Sur et sous la communication,

 

un doux adieu qui dure

 

 

 

 

 

Sur et sous la communication, il y a par exemple le miroir morcelé d'un montage d'images, Matisse et Finnegan's Wake, calligraphie persane et bitumeurs de macadam. La constellation des corps que mortifie une vieillesse saturnienne qui mord dedans en leur arrachant leurs derniers enfants est une image dialectique, une fusée à mèche lente, l'image d'une brique qui pourrait en briser le miroitement, les miroirs ne réfléchissant qu'à différer leurs effets, la machine infernale fonctionnant toujours à retardement.

 

 

 

Sur et sous la communication, il y a des ratés dont le milieu vaut infiniment mieux que de médiocres réussites. Sur et sous la communication, deux hommes sont des îles que séparent des gouffres immenses comme des galaxies, l'exil dans le cinéma et celui hors du cinéma. Mais l'océan qui les sépare est le même, il est vaste et gros de la même eau, la vieillesse qui est la contraction à l'essentiel du vivant. Un long gooodbye sur lequel veillent deux anges, Anne-Marie Miéville et Forough Farrokhzad. Le long adieu de la vieillesse où seul dure le doux, autrement dit une enfance qui est comme la rose en étant sans pourquoi.

 

 

 

À vendredi, Robinson : oui, parce que si le jour d'après est celui de Saturne, dimanche en est le jour suivant. Parce que si le vin est à l'eau coupé, le vin est tiré comme celui qui troue le ventre du petit curé avant que l'on prononce pour lui : tout est grâce.

 

 

 

27 septembre 2022


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