L'horreur en profondeur

"Jaws - Les Dents de la mer" (1975) de Steven Spielberg

« La forme, c'est le fond qui remonte à la surface » (Victor Hugo, Les Contemplations, 1856)

 

 

Une fois retirée la vague de la redoutable efficacité, que resterait-il sur la grève qui se distinguerait du cadavre de la première victime boulotté par les crabes ouvrant droit à l'interminable série, jamais close, des attaques requins produites et déclinées selon les modalités les plus bébêtes par ce sous-genre du cinéma d'épouvante involontairement initié par Steven Spielberg à l'occasion du succès mondial de son deuxième long-métrage de cinéma ?

 

 

Pas plus que le camion de son téléfilm Duel (1971) n'est un camion mais l'allégorie du mal (le titre original de La Chose, son téléfilm suivant tourné en 1972, enfonce le clou du flou et de l'imprécision : Something Evil) éprouvé à l'époque du machinisme (Marguerite Duras à sa façon y répondra avec le camion du Camion en 1977), le requin de Jaws – Les Dents de la mer n'est un requin mais une machine (déclinée en trois prototypes dont le premier d'ailleurs dysfonctionna) servant de véhicule signifiant à l'intersection de plusieurs réseaux de signification.

 

 

Programmé pour signifier, le requin nettoyé de la consistante opacité de sa propre animalité (il est à cet égard la négation de l'âne du film de Robert Bresson) fonctionne ainsi comme l'opérateur en lui-même neutre ou gris du mal au principe de la sanction moins naturelle  que surmoïque de l'hédonisme hippie (c'est Chrissie engloutie dans les flots sombres du fameux prologue, punie pour avoir été sexuellement active). De la voracité d'un capitalisme touristique dont il ne faudrait seulement expurger que les excès (c'est le maire irresponsable et obtus Larry Vaughn représentant la communauté d'intérêts matériels du petit commerce d'Amity). D'une hantise de l'horrible Chose dans sa dimension océanique et féminine comme sexuelle et fusionnelle, et qui serait contenue et combattue dans les habitudes domestiques du mariage (c'est le chef Martin Brody en bon époux et père de famille, l'épouse radieuse d'observer par exemple les grimaces mimétiques du premier avec leur plus jeune fils) et les plaisirs de l'amitié virile exclusive de toute présence de l'autre sexe (c'est le pécheur Quint envoyant sèchement se faire voir la femme de Martin qui tente de le joindre par radio sur le bateau Orca). D'une peur enfin suffisamment abstraite et concrète à la fois pour allégoriser l'éternel retour du pire dans la guise d'une mort à crédit (c'est le pécheur Quint évoquant le coût humain du côté étasunien de la bombe atomique lancée sur Hiroshima comme si le rescapé racontant l'aventure de l'USS Indianapolis savait qu'il avait différé toute sa vie le moment d'une dévoration à laquelle la plupart de ses camarades n'avaient pas échappé) et imposer les réflexes sécuritaires en faveur desquels neutraliser les vieux antagonismes de classes (l'intellectuel océanographe Matt Hooper et le marin prolo Quint se chamaillent jusqu'à ce que les réjouissances de la cause commune l'emportent sur la différence des trajectoires sociales).

 

 

La redoutable efficacité de Jaws, première grande fracture dans la parenthèse enchantée du « Nouvel Hollywood » anticipant la période conservatrice suivante, se soutient en particulier de ces quelques détails comme autant de points d'accroche renseignant sur la ferme cohérence de l'idéologie générale. C'est déjà, derrière un voile de fumée, le sourire carnassier de Chrissie invitant un jeune hippie à sortir du cercle de la jeunesse et entrer avec elle dans l'eau de la confusion du désir et de la pulsion, la sirène exécutant une petite chorégraphie aquatique digne de la bathing beauty Esther Williams en vertu de laquelle sa jambe préfigurerait drôlement l'aileron fatal, ouvrant le noir de son entrejambe à la vision en plongée de l'animal prêt à la dévorer. C'est ensuite Martin Brody se réveillant le lendemain matin aux côtés de son épouse Ellen, un sympathique toutou couché dans le lit afin de signifier qu'ici il ne saurait y avoir eu de rapport sexuel. C'est encore le personnage de Quint, figure de la jouissance autoritaire et obscène (il barbote dans les eaux visqueuses de la chair poissonneuse et des mâchoires blanchies) dont la mort tout aussi obscène (l'homme au sourire édenté finit mâchouillé dans la gueule en vagin denté du squale) écarte du champ le seul prolétaire du film, en plus de poser qu'il ne saurait y avoir de jouissance uniquement du côté du petit démiurge qui la met en scène. C'est surtout la séquence de bataille des cicatrices, symptomatique d'une mimétique virile qui, baignant de surcroît dans la désinhibition de l'alcool, expose les ressorts libidinaux d'une amitié masculine scellée dans le primat de l'action virile, l'exclusion masculine de l'autre sexe et l'abolition des rapports de classe (on sourit ici que les blessures du cœur – on évoque une femme, même en rigolant d'une mère – soient strictement identifiées à des marques causées par des poissons).

 

 

Le constat avait déjà été magistralement dressé par Serge Daney à l'occasion de son fameux article consacré au film et intitulé « Matière grise ». On voudrait seulement citer ce passage qui souligne avec une grande pertinence ce qu'il en est d'une éthique de la mise en scène passée par pertes et profits à la moulinette des effets de manche du cinéma de genre dont on commençait à l'époque à intensifier la facture spectaculaire : « On parle avec légèreté d'''identification'' au cinéma si on n'a pas vu que dans ce genre de films l'identification se fait au couple chasseur/chassé, avec vacillement spéculaire, court-circuit du savoir et du point de vue, perte de tout point de repère, mise dans la peau grisâtre de l'autre, bref tout ce qui conduit à une totale irresponsabilisation » (in La Rampe, éd. Cahiers du cinéma-coll. "Petit bibliothèque des Cahiers du cinéma", 1996 [1983 pour la première édition], p. 124). A cet égard, les maîtres que s'est donné le jeune réalisateur alors âge de 28 ans auront su rendre justice à cette complexité des rapports au monde et à l'autre qui alors manquait sérieusement à leur successeur (Alfred Hitchcock s'est refusé avec The Birds à toute confusion spéculaire des points de vue comme à un finale réconciliateur, Howard Hawks aura refusé d'exclure les femmes des amitiés masculines dont la virilité consiste justement à être compliquée par la présence féminine, Samuel Fuller qui avait tenté le coup des attaques de requin avec son film massacré Shark ! en 1969 trouvera treize ans plus tard avec White Dog le moyen de distinguer dialectiquement l'animalité du chien dressé pour tuer de la bestialité que des racistes auront projeté en lui).

 

 

 

L'illusion de la profondeur

et les simulacres remontant à la surface

 

 

 

Paré d'éminentes qualités (son trio d'acteurs principaux composé de Roy Scheider, Robert Shaw et Richard Dreyfuss, la célèbre composition de John Williams lorgnant du côté de celle de Bernard Herrmann pour Psycho d'Alfred Hitchcock), et deux ou trois références littéraires plus ou moins avouées ou assumées (du Vieil homme et la mer d'Ernest Hemingway au K de Dino Buzzati en passant bien sûr par Moby Dick de Herman Melville), capable d'avoir su tirer profit d'avanies (les caprices de la météo et des requins mécaniques auront contraint Steven Spielberg à minorer ses ambitions hitchcockiennes par un sens, au moins durant la première partie du film, de la suggestion évoquant Jacques Tourneur), Jaws est aujourd'hui considéré comme le premier blockbuster de l'histoire moderne de Hollywood. Le film qui rompt ostentatoirement avec la tonalité critique des grands films caractéristiques de l'époque et auxquels on pouvait encore associer l'auteur du road-movie Sugarland Express (1974) pose effectivement le retour fracassant de l'héroïsme viril nécessaire à imposer contre tout dissensus social la réflexologie sécuritaire, garant de la famille comme neutralisation de l'angoisse masculine face à l'autre femme, battant le rappel d'une histoire nationale blessée mais vaillante (les victimes de l'USS Indianapolis comme contrechamp censé horriblement compenser celles des victimes de la bombe de Hiroshima) et faisant triompher un capitalisme responsable sur les ruines de l'esprit contestataire et libertaire de la décennie précédente.

 

 

Avec George Lucas revenu de ses tentations gauchistes (American Graffiti réalisé contre THX 1138), Steven Spielberg s'impose comme le golden boy réécrivant à nouveaux frais les Tables de la Loi de l'entertainement hollywoodien (il serait à ce titre comme le Cecil B. DeMille de notre temps). Et, à l'instar de ce dernier, il est aussi capable de bons films – de ceux qui sauvegarderaient le secret de l'enfance des décrets mercantiles du puérilisme : que l'on songe seulement à ses deux probables chefs-d’œuvre, Empire of the SunL'Empire du soleil (1987) d'après James G. Ballard et A.I. : Artificial Intelligence (2001) d'après une nouvelle de Brian Aldiss que Stanley Kubrick a longtemps rêvé d'adapter, où la persévérance de deux enfants, tantôt fait se confronter sans synthèse réconciliatrice le réel de la guerre avec l'imaginaire démiurgique d'un enfant la vivant comme un grand film hollywoodien, tantôt pousse un artefact humain à simuler l'amour pour la mère à devenir après plusieurs milliers d'années et la disparition de l'espèce humaine le joujou gardien de l'enfance et de l'humanité pour les extraterrestres intéressées à en faire la connaissance.

 

 

Il faudra cependant revenir sur Jaws, qui susciterait encore l'intérêt quant à sa manière de poser la nécessité de la surface en raison de l'horreur caractérisant la profondeur. Si, comme le dit Victor Hugo, la forme est le fond qui remonte à la surface, pour Steven Spielberg, la forme est le requin remontant horriblement à la surface et tout ce qui ouvre sur la profondeur est irrémédiablement marqué de cette horreur océanique : le sourire de Chrissie et la nudité d'ombre de son sexe, la bouche obscène, en chair et en verbe, de Quint (qui, par ailleurs, ne cesse d'être filmé en contre-jour, appartenant toujours à la nuit américaine débouchant ultimement dans la gueule du squale). La profondeur est une illusion scopique avec laquelle ne cessent en effet de jouer les images projetées sur la planéité de l'écran qui sait qu'avec le réel spatial de la troisième dimension s'instruit sa propre négation (la technologie 3D vaudrait alors comme subordination simulée de la troisième dimension au bénéfice des deux précédentes). D'où l'utilisation particulièrement appropriée ici du « travelling contrarié » ou « compensé », ce mixte de travelling avant et de zoom arrière inventé par Alfred Hitchcock avec Vertigo (1958) faisant du plan de la réaction de Martin Brody comprenant que le requin s'attaque une nouvelle fois aux baigneurs d'Amity l'image d'une contraction de l'arrière-plan au profit d'un resserrement préparant le héros (qui déteste l'eau, comme le réalisateur) à devoir s'arracher de la surface de la plage pour se frotter à cette autre surface ouvrant celle-là sur une profondeur fatale.

 

 

A partir de ce moment-là, Jaws multiplie les rappels à l'ordre de la surface comme planéité dévolue aux signes plutôt qu'au réel : la publicité détournée, l'aileron dorsal en carton inventé par des gamins, évidemment la photographie d'un requin ayant avalé une bouteille d'oxygène offrant de toute évidence l'idée à Martin Brody de se débarrasser du squale (et quand la même bouteille écrase les doigts de Quint ne pouvant plus rien faire d'autre sinon descendre dans le maelstrom du vagin sanglant de la bête, on se dit alors que ce dernier est définitivement bon pour ne pas pouvoir plus longtemps résister à l'appel mortel des profondeurs). Le plan du départ de l'Orca, filmé en léger travelling-avant à travers une vitre et dans le sur-cadrage offert par une mâchoire de requin, exposerait l'image paradigmatique du conflit crucial entre surface et profondeur, le mélange d'attraction et de répulsion qualifiant la seconde garantissant à la première de frissonner. On trouverait encore un espace intermédiaire, la cage de l'océanographe Hooper démarqué du cube scénographique du Quattrocento d'après Serge Daney (opus cité, p. 123) et ne résistant pas aux assauts répétés de la gloutonnerie infinie du prédateur marin.

 

 

C'est au fond la réelle (même si inconsciente) perspicacité de Jaws montrant que les tensions entre surface et profondeur poussent à détruire l'utopie esthétique du cube scénographique de la Renaissance qui proposait à la planéité de modéliser selon des règles mathématiques la profondeur de champ du monde. Cette modélisation aura historiquement induit un ordre de symbolisation des manifestations du réel inscrites dans l'imaginaire d'une appropriation rationalisée.

 

 

Cet ordre que tout le cinéma de Stanley Kubrick reprend pour en contester les soubassements épistémiques et impensés sans jamais en dissoudre l'effectivité pratique (la profondeur de champ renseigne sur une conscience intentionnelle et projective), Steven Spielberg en voit la dissolution. Peut-être même en prend-il acte, peut-être la prescrit-il au nom d'une profondeur à ce point fascinante mais redoutée qu'elle implique à la surface d'en relayer les simulacres (ce seront les dinosaures de Jurassic Park ressorti logiquement en 3D). A cet égard, il ouvre davantage la voie moins à la cohorte sans fin de films de requins qu'au Grand Bleu (1988) de Luc Besson, qui accomplira le pas décisif : la fusion de la surface et du fond, et sur un mode aussi fusionnel que régressif s'y fondre.

 

 

5 août 2016


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