Si le Jura existe sur la carte du cinéma, c'est grâce au franc-tireur Jean-François Stévenin et son génie montagnard.
Orogenèse
Le natif de Lons-le-Saunier arrive au cinéma par passion. Le diplômé de HEC rédige d'abord une thèse sur l'économie du cinéma avant de passer à la pratique, tous azimuts, avec une curiosité
insatiable. Le jeune jurassien apprend tous les petits métiers du cinéma. L'infatigable jurassien part même à Cuba pour se former et finit par devenir deuxième assistant-réalisateur d'Alain Cavalier sur le tournage de La Chamade (1968) et de François Truffaut sur celui de Domicile conjugal (1970). Ces deux cinéastes ont suffisamment de regard et d'attention pour reconnaître
dans le technicien trapu à l'œil bleu vif la possibilité d'un acteur, physique, gestuel, intempestif. Mais c'est Jacques
Rivette avec qui travaille Stévenin qui va lui donner l'occasion de sauter le pas du jeu d'acteur qui est comme le bond du tigre.
Son premier grand rôle tient en une seule scène, celle de Out 1 : Noli me tangere (1971) où l'acteur débutant sapé de cuir comme Marlon Brando dans L'Équipée sauvage déboule dans un bar place de la Bastille pour y bousculer la voleuse Frédérique jouée par le farfadet Juliet Berto. Le film-fleuve de Rivette a beau durer quasiment 13 heures, l'apparition de Stévenin reste mémorable. C'est un surgissement, une bourrasque – une surrection et l'orogenèse est une métaphore qui convient à l'homme qui affectionnait les paysages de montagnes de son Jura natal. On retiendra encore, toujours chez Rivette, la séquence entre lui et Pascale Ogier située à la fin du Pont du nord (1981) où l'apprentissage ludique du kung-fu est une danse de combat improvisée contre les nouveaux dragons de l'immobilier qui envahissent Paris.
Un geste d'avance
Jean-François Stévenin n'a plus cessé de tourner par la suite. Sa présence concrète et électrique, son énergie cogneuse et teigneuse ont ainsi traversé plus d'un demi-siècle de cinéma en assurant des liaisons qui font des étincelles entre plusieurs générations de réalisateurs français. Après Truffaut et Rivette, André Téchiné (Barocco, 1975) et Paul Vecchiali (La Machine, 1977) lui confient d'autres apparitions marquantes qui dépassent la catégorie de l'acteur de second plan. L'homme est à lui-même sa propre signature, son sens du bougé témoigne pour lui. Jean-Luc Godard y puise de grands gestes incroyablement fous et précis (Passion, 1982) avant d'être suivi par Lam Lê (Poussière d'empire, 1983), Raoul Ruiz (L'Île au trésor, 1985), Catherine Breillat (36 Fillette, 1988) et Marco Ferreri (Y a bon les blancs, 1988).
Avec Mona et moi (Patrick Grandperret, 1988), Peaux de vaches (Patricia Mazuy, 1989) et Patrick Bouchitey (Lune froide, 1991), les grands rôles s'imposent enfin et ils montrent que les psychologies frondeuses et tourmentées ne se déduisent que de la gestique énigmatique d'un corps qui a toujours un geste d'avance sur le spectateur. Régulier de Lætitia Masson, de Philippe Ramos comme du vieux briscard Jean-Pierre Mocky, Stévenin tourne avec de grands auteurs internationaux comme Werner Schroeter, Jim Jarmusch et Guy Maddin en incarnant une certaine idée du cinéma français, moins littéraire et psychologique que physique, opaque et ludique.
Les bottes de sept lieues
Avec à l'aise plus de 100 rôles au compteur, au cinéma comme à la télévision, on peut dire que l'athlète Jean-François Stévenin aura durablement marqué le paysage audiovisuel français des cinquante dernières années. Mais dire cela ne suffit pas. Car Stévenin n'a pas été qu'un acteur, il a été aussi un réalisateur et il se trouve même que le réalisateur est un grand. Il n'a pourtant tourné que trois longs-métrages mais quels films : Passe montagne (1978), Double messieurs (1986) et Mischka (2002). Le premier film est un chef-d’œuvre d'insolite qui emmène Jacques Villeret pour son meilleur rôle à la recherche cahotante et chaotique d'une combe magique. Le réel suinte de tous les plans comme trempés dans le cambouis et le film avec ses frictions et ses dérapages plus ou moins contrôlés est une expérience à vivre en chaussant le regard des brodequins nécessaires aux grandes escapades.
Passe montagne est la virée d'un montagnard qui rue dans les brancards en bousculant toutes les continuités possibles, narratives et psychologiques. Son film est une proposition unique de réalisme à la fois documentaire et fantastique, un mixte de spéléo icarienne et de cartographie qui fraie dans le monde ouvert et clos des campagnes jurassiennes reculées pour y palper à grosses poignées le sédiment d'or de récits historiques et mythiques qui s'y sont déposés. Dédié aux indiens, saluant fraternellement John Cassavetes pour la continuité tout en ayant une pensée pour Monte Hellman, Passe montagne est un jeu de piste impétueux et tumultueux, turbulent et imprévisible, mélancolique aussi avec la reprise d'une boucle composée par Philippe Sarde pour Barocco. Il n'y a alors que les films de Maurice Pialat et, surtout de Jacques Rozier (on ajouterait encore le grand copain formé à l'école de Pialat Patrick Grandperret) pour avoir su retrouver de pareilles ivresses qui sont des joies à réinventer avec la sauvagerie de l'enfance les règles de l'art du cinéma.
L'enfance des jeux pris au sérieux par des adultes qui tardent à le devenir est encore au centre mobile et fuyant de Double messieurs, autre merveille d'invention où les cocasseries, stridences et dissonances témoignent pour les amitiés chahuteuses, viriles mais cabossées. La virilité y est une hystérie dont la comédie heurtée épuise jusqu'à ce qu'elle trouve moyen de s'épuiser lui-même pour se transcender. La combe magique a laissé place désormais à une chimère à double foyer, le trou des frustrations d'hier et d'aujourd'hui (le copain d'école brutalisé qui a depuis réussi reste introuvable) et la bosse d'une femme mythique (Carole Bouquet, pur fantasme). Le film tourné entre Grenoble et la dent de Crolles comme une molaire de dinosaure s'expérimente comme la grimpée des adultes mal fichus et des enfances mal dégrossies, au risque de tomber sur une dent pourrie, celle de l'antisémitisme.
Pour l'occasion, Jean-François Stévenin s'est donné un ami génial en la personne d'Yves Afonso, joyeux luron découvert naguère par Jean-Luc Godard et avatar contemporain du Carette de La Règle du jeu (1939) de Jean Renoir.
Pays de cocagne
Quand il réalise ses propres films qui carburent au réel des accidents de tournage, aux scénarios improvisés et à l'inentamable des amitiés, Jean-François Stévenin chausse des bottes de sept lieues en offrant au cinéma d'ici, trop souvent victime de ses frontières et de ses balises, des tangentes exceptionnelles, des randonnées fabuleuses, des dérives uniques. Il lui faut cependant patienter un peu plus de quinze ans avant de pouvoir tourner à nouveau ce qui sera son dernier film, Mischka. Les virages montagnards habituels s'adoucissent pour tracer la voie plus apaisée aux dénivelés permettant de suivre les vaux pleins de tendresse d'une France des friches et des bas côtés, celle de l'ours Jean-Paul Roussillon et la petite tribu qui l'entoure peuplée des enfants du cinéaste Salomé et Pierre (les cadets des acteurs Sagamore et Robinson).
La France est ce pays de Cocagne où le copain de toujours Jean-Paul Bonnaire est le meilleur ami du chanteur Johnny. Ce pays est une utopie sauve des sirènes d'une certaine franchouillardise quand on en arpente les traversières accidentées et sa géographie hirsute et insolite n'aura peut-être jamais été aussi perceptible et sensible que dans le cinéma joueur et randonneur de Stévenin.
L'un des franc-tireurs et montagnards du cinéma français parmi les plus singuliers vient de nous quitter. Le jurassien a trouvé la combe magique et son corps s'y repose depuis le 27 juillet. Il avait 77 ans.
31 juillet 2021