Jean Renoir, un carrousel épatant

(première partie)

 Héritiers de la Révolution, héritiers de l’un de ses fils

 – à propos de Jean Renoir le patron (1967) de Jacques Rivette

 

 

 

 

Jean Renoir, le plus grand cinéaste français et père de la Nouvelle Vague, humaniste et panthéiste, le fils a rejoint son père au musée : affaire classée. On y reviendrait donc seulement en raison d’une cinéphilie appliquée à être respectueuse des discours universitaires et patrimoniaux, y reconnaissant l’équivalent de la propédeutique de nos prédécesseurs. Que nenni. Les films de Jean Renoir sont à la revoyure parmi les plus contemporains, dans lesquels se jouent non seulement toutes les histoires du cinéma qui se sont reconnues dans son art, mais où surgissent aussi des instants d’éternité dont la valeur esthétique rédime les affaissements forçant notre présent à préférer la logique du pire.

 

 

 

Jean Renoir est le compagnon immortel qui nous soigne des attractions désastreuses de l’actuel. Son œuvre cultive une foi sans faille dans les échanges de la sensibilité et de l’intelligibilité, lucide et radicale, toujours disponible pour le combat et l’esprit critique qu’émoussent aujourd'hui les unanimismes de façade à l’époque (postmoderne et apocalyptique, c’est idem) où le stade suprême de l’économie politique s’apparente à une épidémiologie.

 

 

 

 

 

Jean Renoir, on y revient toujours,

 

c’est qu’on n'en revient toujours pas

 

 

 

 

 

Un film de toute beauté qui rend compte de cela, à savoir l’importance de Jean Renoir non seulement dans notre cinéphilie mais dans notre vie, c’est Jean Renoir le patron tourné au printemps 1966 par Jacques Rivette. L’un des plus remarquables opus de la grande série initiée en 1964 par Janine Bazin et André S. Labarthe, d’abord sous le titre Cinéastes de notre temps avant d’être reprise en 1989 sous celui de Cinéma, de notre temps, est aussi l’un des plus beaux films de Jacques Rivette. Il se trouve que le film est parfaitement rivettien : d’abord parce que c’est le plus long de la série (sa durée dépasse les 280 minutes) ; ensuite parce que sa diffusion a été compliquée (seuls les volets I et III ont été diffusés à l’époque sur l’ORTF, le volet central ne l’ayant été qu’en 1994 sur La Sept/Arte) ; enfin parce qu’il documente dans la durée la fiction qui s’insinue jusque dans l’exercice de l’entretien dont la pratique a été érigée en point de passage fondateur avec les Cahiers du cinéma (l’entretien est un pont entre la génération des modernes et celle des classiques et ce pont est également une fiction aussi constituante et enivrante que les ciné-transes de Jean Rouch).

 

 

 

Le 31 mars 1966, un avis est émis par le secrétaire d’État à l’information Yvon Bourges et le directeur de la sécurité nationale Maurice Grimaud, il tombe comme le couperet de la guillotine : Jacques Rivette est victime de censure d’État pour son adaptation jugée « blasphématoire » de La Religieuse de Denis Diderot. Contraint à devoir attendre plus d’un an avant que son deuxième long-métrage puisse enfin sortir en salles, son besoin de travailler et filmer n’en demeure pas moins grand et trouve alors dans la générosité de Jean Renoir une figure idéale pour relancer un désir de cinéma, lui qui est avec Roberto Rossellini l’un des maîtres que s’est donnée la Nouvelle Vague (Jacques Rivette a d’ailleurs été stagiaire sur le tournage de French Cancan en 1954). D’autant plus que l’avance sur recettes vient d’être refusée à Jean Renoir concernant son nouveau projet, intitulé C’est la révolution. Voilà donc quelle est la situation faite par l’État – et sa culture identifiée alors à André Malraux – au maître classique le plus moderne comme à l’un de ses élèves qui revendique le concept de modernité tout en sachant bien qu’elle s’est toujours déjà jouée dans les films du maître estampillés classiques parmi les classiques du cinéma français des années 1930.

 

 

 

Pourtant, dans les toutes dernières images de Jean Renoir le patron où la fin du documentaire recoupe exactement celle de La Marseillaise (1937) produit par la CGT à l’époque du Front Populaire, la colonne de l’armée révolutionnaire des citoyens en marche vers la liberté indique que l’histoire n’est pas finie. L’histoire continuera en effet. Elle a continué en effet en rebondissant lors de la défense de Henri Langlois évincé de la Cinémathèque française en février 1968 et ce rebondissement a préparé de larges rangs de cinéphiles petits-bourgeois à la participation aux journées de Mai 68. L’histoire ne s’est pas arrêtée là, elle continue depuis dans la lutte continuée à faire exception à la règle de l’état d’exception.

 

 

 

Tous héritiers de la Révolution, tous héritiers de l’un de ses fils : Jean Renoir.

 

 

 

 

 

Le film de tous fait par personne,

 

à l’adresse de n’importe qui

 

 

 

 

 

Constitué de trois parties (« La Recherche du relatif », « Michel Simon, la direction d’acteur » et « La Règle et l’exception »), monté par Jean Eustache à partir d’une montagne de rushs tourné par Pierre Mareschal, Jean Renoir le patron a trouvé son titre chez Jean Paulhan, un écrivain admiré par Jacques Rivette, auteur en effet d’un Braque le patron (mais le « patron » est aussi un surnom que Jean a hérité de son père surnommé ainsi par son entourage). Il s’agit donc un triptyque, tourné entre la Cinémathèque de la rue d’Ulm et un déjeuner sur l’herbe peut-être au bord du Loing comme la Partie de campagne (1936), entre les marches du château de la Ferté Saint-Aubin en Sologne où a été tournée La Règle du jeu (1939) et une guinguette derrière laquelle coule la Marne. Et l’on y voit, outre l’équipe des intervieweurs formée de Jacques Rivette, André S. Labarthe et Janine Bazin, passer le producteur Pierre Braunberger, les acteurs Charles Blavette et Catherine Rouvel, Marcel Dalio et Michel Simon, ainsi qu’un ancien assistant-réalisateur de Jean Renoir devenu depuis l’un des photographes les plus reconnus de sa génération, Henri Cartier-Bresson.

 

 

 

Des extraits s’intercalent enfin dans les propos du cinéaste. Mais les citations, si elles sont toujours circonstanciées, servent moins à illustrer les qualités didactiques de l’auteur des films cités qu’elles interviennent quasiment comme des souvenirs, du temps passant dans les régimes d’images différents. Comme des piqûres de mémoire intempestives qui ont cousu passé et présent, tantôt par effet de tuilage sonore (les bruits ou dialogues de l’extrait cité se font déjà entendre durant l’entretien ou bien continuent après que l’on soit revenu au présent), tantôt par raccords de mouvement (par exemple entre un travelling appartenant au fragment cité et un recadrage caractérisant le temps de l’entretien). Le montage s’y fait couture organique, ses coups d’aiguille sont épidermiques et cette manière appartient pleinement aussi à l’art de Jean Eustache.

 

 

 

Jean Renoir le patron est, à la fin, un film de Jacques Rivette autant que de Jean Renoir. Le premier s’en est remis au second et réciproquement selon une leçon toute évidence renoirienne. La maîtrise acceptant de consentir dans la confiance à l’abandon à l’autre est ce qui permet de faire du portrait documentaire dédié par un tout jeune réalisateur à un cinéaste entré dans l’âge de vieillesse le film de l’indistinction magnétique entre documentaire et fiction. Classicisme et modernité entrent alors dans de nouveaux rapports, dans des circuits inédits permis aussi par le cinéma direct, celui de la synchronisation en extérieur de l’image et du son et de la levée paradoxale des fictions du réel : Jean Renoir le patron, un film à la fois rivettien et renoirien, mais de toute évidence aussi rouchien.

 

 

 

S’il est également le film de son monteur Jean Eustache qui a cousu dans la peau du présent la mémoire intempestive des extraits des films cités, Jean Renoir le patron est encore et peut-être surtout le film de tous et de personne, à la généreuse adresse de n’importe qui. Un film où la politique des auteurs se confond avec la politique impersonnelle des collectifs, hasardé depuis l’espace qu’il y a eu entre tous ceux qui ont participé à son avènement : cela veut dire aussi Janine Bazin et André S. Labarthe, Marcel Dalio et Michel Simon, Pierre Braunberger et Henri Cartier-Bresson et, toujours présente à côté, l’aimée Dido Freire. Un espace intervallaire et sans territoire, une zone de contact atopique : un « milieu charnel » comme Roland Barthes en parle dans La Chambre claire à propos de cette lumière impalpable, de ce lien ombilical comme une peau reliant grâce à la photographie les vivants et les disparus.

 

 

 

Un milieu charnel : on aime à se dire alors que le terme aurait peut-être plu à Jacques Rivette comme à Jean Renoir. D’autant que le second chérit les épiphanies qui ont ponctué sa vie à l’instar de la rencontre avec Michel Simon en les qualifiant ainsi : soudain, la fine pellicule entre les gens tombent, on respire alors le même air, on parle la même langue sans même avoir besoin de la parler, on est l’un pour l’autre l’ami intime, plus intime même que soi-même.

 

 

 

 

 

Il n’y a qu’un monde et tout y est relatif

 

 

 

 

 

La première partie intitulée « La Recherche du relatif » s’ouvre avec un extrait de l’arrivée des ouvriers piémontais à Martigues au début de Toni (1934), pour se poursuivre ensuite avec le début de Nana (1926) où l’héroïne génialement incarnée par Catherine Hessling gigote sur scène en descendant des cintres pour le plus grand plaisir de ses spectateurs. Au précurseur du néoréalisme italien, on préfère le jeune ambitieux qui s’est donné comme maître le cinéma hollywoodien et les films féroces et somptueux d’Erich von Stroheim. Le comte Muffat qui accepte de se faire humilier par sa courtisane, singeant un toutou avant de s’effondrer au sol en tombant au niveau d’une peau d’ours, est une image d’une telle radicalité que son naturalisme a alors soulevé le scandale du public. Le scandale aura également lieu avec La Chienne (1931), première occasion pour le cinéaste de clamer toute son admiration pour Michel Simon. Il explique à cette occasion le choix stratégique d’une voix grise pour déplacer les dissonances ailleurs que dans son personnage, ainsi que le privilège des plans longs indexé sur le respect du jeu des acteurs et l’absence à l’époque de mixage sonore (il y avait jusqu’à trois caméras sur le tournage, une situation que le cinéaste retrouvera quand il tournera pour la télévision Le Déjeuner sur l’herbe et Le Testament du docteur Cordelier en 1959). Respecter le travail de l’acteur, c’est comprendre selon Jean Renoir qu’il est un constructeur de pont avec le spectateur et ce dernier ne contribue pas moins, même si autrement, à parachever une construction qui, significativement, rythme toute sa filmographie.

 

 

 

On relève également un passionnant paradoxe : alors que Jean Renoir affirme son rejet du réalisme, le cinéaste explique cependant qu’il a toujours besoin d’inscrire ses personnages dans des arrière-plans indiquant que la vie continue, qu’elle se joue au centre comme à côté, dans les marges comme au fond, au loin comme ailleurs, dans la profondeur de champ, à l’extérieur du cadre comme hors-champ. C’est l’exemple dans La Chienne du rideau de fer qui se baisse derrière Maurice Legrand quand il rencontre par hasard dans une rue battue par la pluie l’ancien mari de sa femme. C’en est autre avec une scène issue de la blanchisserie du Crime de monsieur Lange (1935). Le réalisme ne tient comme esthétique qu’à ne jamais être fixé dans les règles d’un mimétisme dogmatique. Le réalisme ne vaut alors qu’à être constamment réinventé, contrarié, compliqué, enrichi et raffiné dans les rapports nouveaux ou renouvelés des techniques respectives de l’acteur et de l’appareil qui en enregistre les performances, des idées générales et des résultats imprévisibles. Du relatif qui dialectise l’absolu. Jean Renoir s’en amuse mais il se souvient d’une ligne de dialogue des Bas-fonds (1936) disant qu’après tout les assassins ne le sont pas tout le temps. Le cinéaste se souvient encore que, dans la cavalerie qu’il a bien connu en intégrant le corps des dragons avant la guerre de 14-18, il n’y a pas de cheval ou tout noir ou tout blanc.

 

 

 

Le panthéisme s’affirme comme une conviction fidèle au réel : il n’y a qu’un monde et tout est lié tout y est relié. La passion du relatif ne consiste pourtant pas à relativiser l’idée de vérité. Au contraire, le cinéaste montre qu’il a longuement réfléchi à son médium en rappelant que les changements stylistiques sont les conséquences matérielles des changements techniques (comme la peinture en tube en créant la condition de possibilité de l’impressionnisme a été le transcendantal de cette révolution esthétique). En même temps qu’une œuvre d’art transcende son époque en lui survivant, jusqu’à imprégner subtilement la vie pour les meilleures d’entre elles. L’artiste qui avoue sans forcer être un profiteur du talent des autres et du génie de la nature s’en remet à la fin, contre tout fantasme de la perfection à sens unique, à la singularité du spectateur dont le regard multiplie les lignes de fuite du film. Pour Jean Renoir, un dessin d’enfant reste à cet égard plus intéressant à regarder que se déplacer pour aller voir au Louvre La Joconde et ainsi satisfaire aux exigences massivement organisées de la bonne volonté culturelle.

 

 

 

 

 

Une profondeur de champ à 360°

 

(fidèle à la révolution)

 

 

 

 

 

Avec la troisième partie titrée « La Règle et l’exception », La Règle du jeu s’impose comme le film en tout point axial et nodal, celui autour duquel vont s’organiser désormais les échanges et les réflexions. Jean Renoir raconte d’une part comment une idée générale ne passe la rampe du papier à l’écran qu’avec le truchement d’une idée secondaire (par exemple une intrigue inspirée des Caprices de Marianne d’Alfred de Musset). Il explique d’autre part comment le découpage filmique imaginé au préalable est très vite bouleversé dès que les personnages s’incarnent concrètement dans des acteurs et dans des lieux particuliers. Dans La Règle du jeu, il n’y a pas de personnage principal, pas de centre diégétique, pas de scène pivot ou clé. Un regard égalitaire était en fait nécessaire pour se laisser entièrement absorbé par un sujet qui, enfin, peut se dire et s’énoncer une fois le film réalisé : mettre en forme un monde, une société, une classe qui joue en oubliant ainsi qu’elle danse sur un volcan et les perdants sont ceux qui ont fini par tomber dans le volcan et être avalé par lui.

 

 

 

Jacques Rivette propose à cette occasion une magnifique métaphore, celle d’une « profondeur de champ à 360° ». C’est une révolution esthétique, significative du riche paradoxe cultivée par un regard égalitaire portant dans un mélange unique de tendresse et de cruauté sur un monde d’inégalités. Un regard héritier de la Révolution sur un monde contre-révolutionnaire.

 

 

 

Les retrouvailles avec Marcel Dalio sur le perron du château de la Ferté Saint-Aubin sont émouvantes et nous apprennent beaucoup. Revenir sur son interprétation du personnage du marquis Robert de la Cheyniest, c’est donner à sentir les douleurs pudiques de l’antisémitisme pour l’acteur. C’est donner à ressentir aussi la générosité du cinéaste qui a choisi un acteur juif pour jouer un noble en prenant ainsi à contre-pied les clichés au nom du respect de souvenirs d’enfance peut-être imaginaires ou affabulés. Le plan du marquis si fier de présenter à ses convives son limonaire, chef-d'œuvre de sa vie de collectionneur, est alors cité dans une mise en perspective qui rend justice à ses secrètes beautés. C’est qu’il aura fallu rien moins que deux jours à Marcel Dalio pour réussir à exprimer dans ce seul plan si simple d’apparence un cocktail de sentiments opposés – l’orgueil et l’humilité, la puérilité et l’accomplissement – secouant nerveusement le visage d’un amateur en tout dont le couronnement de toute une vie est filmé comme une extase. Autrement dit un orgasme qu’atteste le geste vif du marquis de nettoyer sa bouche avec son mouchoir.

 

 

 

Dans le passage de La Règle du jeu à La Marseillaise, le sacrifice s’impose comme une réalité héritée par la civilisation moderne qui, à ce titre, n’aura ni rompu avec les rituels censément barbares de l’antiquité, ni véritablement compris la leçon néotestamentaire du christianisme explicitée depuis par René Girard et montrant que Jésus crucifié incarne l’innocence fondamentale de toutes les victimes émissaires lynchées ou sacrifiées. Entre André Jurieu et le roi Louis XVI, il y a cependant une différence de taille : si le premier est sacrifié pour permettre aux riches de pouvoir continuer à se mentir à eux-mêmes et s’amuser en dansant sur le volcan de leur propre ruine qu’ils imposent à tous, le second l’a été pour rompre avec la danse macabre de la richesse et faire advenir avec la Révolution un nouveau peuple, celui de la nation moderne. Jurieu n’a pas compris la règle du jeu qui ne pardonne pas à ses perdants. Louis XVI pas davantage mais dans un autre contexte historique où, probablement influencé par Marie-Antoinette, le dernier des capétiens a oublié qu’il était le protecteur du peuple face aux exactions de l’aristocratie, et que les rois ont fait exécuter plus d’un noble avant que le peuple ne s’en charge à partir de 1789.

 

 

 

Si Jean Renoir peut témoigner d’une connivence intellectuelle avec la philosophie sartrienne quand il partage l’idée que l’existence précède l’essence, il montre aussi, consciemment ou non peu importe, qu’il est le contemporain de la nouvelle pensée qui est en train alors de s’ébaucher au contact du structuralisme, avec Maurice Blanchot à Michel Foucault en passant par Gilles Deleuze, pour laquelle l’engagement relève moins d’un sujet souverain qu’il s’impose de l’extérieur. Les événements sont du dehors, ils nous affectent en déterminant la condition de possibilité des décisions dont certaines sont révolutionnaires. L’accouchement de la nation moderne aura exigé des sacrifices et, même si elle a raté plus souvent qu’à son tour, la révolution est ce à quoi reste fidèle et constant Jean Renoir. Notamment parce que la révolution est un sauvetage de la tradition que la conservation épuise sous les formes réactionnaires de la restauration (comme l’impressionnisme a retrouvé la puissance de novation esthétique de Raphaël et Titien).

 

 

 

Fidèle à la révolution malgré tout, en dépit de toutes les contre-révolutions, Jean Renoir l’est comme aujourd'hui Jean-Luc Godard avec Le Livre d’image (2018). Et Jacques Rivette de suivre alors le « patron » de près en concluant sur l’armée des citoyens en marche de la fin de La Marseillaise, qui allait à nouveau se lever, en 1967, 1968 et après.

 

 

 

 

 

Comme la Terre autour du soleil

 

(deux dinosaures et un bébé)

 

 

 

 

 

Le panneau central de Jean Renoir le patron porte pour titre « Michel Simon, la direction d’acteur ». Et, comme titres secondaires, « Portrait de Michel Simon par Jean Renoir » et « Portrait de Jean Renoir par Michel Simon ». Le portrait est en toute amitié et réciprocité un échange de bons procédés qui, sous le regard félin et magnétique de Jacques Rivette, s’y inclut en en organisant la triangulation. C’est pourquoi ce dernier pousse la notion d’auteur, qu’il a pourtant lui-même participé à consacrer avec les Cahiers du cinéma durant les années 1950, à se dissiper dans la politique des agencements collectifs et la pensée du dehors. Comme la figure de l’Homme à la fin du contemporain Les Mots et les choses de Michel Foucault, «  à la limite de la mer un visage de sable » (éd. Gallimard-coll. « Tel », 1966, p. 354).

 

 

 

Si cette deuxième partie a été découverte bien des années après les deux autres, elle est incontestablement la plus belle. C’est un sommet rivettien, pas moins. La fin s’étirant d’un repas que l’on devine copieux et bien arrosé engage une durée vivante et organique, engorgée du milieu charnel partageant deux vivants, Jean Renoir et Michel Simon, qui ne se sont pas revus depuis dix ans. Le souvenir des cinq films que le cinéaste et l’acteur ont tournés ensemble, à savoir Tire-au-flanc (1928), On purge bébé (1931), La Chienne, Boudu sauvé des eaux (1932) et La Tosca (1940), ce dernier film commencé à Rome mais achevé par Carl Koch alors que Jean Renoir était rentré à Paris à cause de la guerre, n’est en fait qu’une région de la mémoire affective qu’ils ont en commun, riche d’anecdotes et de blagues, d’éclats de rires et d’aveux émouvants, de franches affections et de réflexions mêlées comme cela aurait peut-être été peu montré au cinéma. Comme chez Jacques Rivette qui n’a jamais inclus comme ici autant de gros plans dans ses films, lui dont le sourire lumineux et coupant comme un laser indique la joie de voir advenir en direct, et presque malgré lui, le documentaire se transmuter quasi-instantanément en fiction dédiée au petit théâtre de la pensée incarnée, de la vieillesse qui n’est pas un naufrage et de l’amitié qui est une politique plus décisive que celle des auteurs.

 

 

 

Il y a tant à piocher, tant à butiner ici, entre autres le mystère de la mise en scène qui n’advient qu’en se faisant oublier, l’amour de Shakespeare, Chaucer et Rabelais qui étaient non seulement des artistes mais des savants sans être des hommes de science, le radar secret qu’il y a entre les êtres et dont les chiens seraient des relais ou gardiens privilégiés, la lumière qui nivelle et aplatit les monuments qu’elle est censée mettre en valeur, la destruction industrielle de la faune et de la flore. D’immenses fous rires soulèvent le film, comme celui concernant le souvenir de la chanson « Les Fleurs du jardin » de Léo Daniderff qui flotte dans Boudu comme un déchet de l’inconscient. Et puis cet autre avec la blague du scientifique de l’antiquité romaine expérimentant la douleur sur les animaux, les esclaves et enfin les chrétiens qui l’acceptent comme un châtiment divinement mérité. Avec la théorie des soucoupes servant à montrer que le sens des choses ne se comprend qu’après coup, Jean Renoir consent qu’elle est, dans le cadre précis de cette fin de repas baignée d’eau-de-vie, seulement une blague qui fait rire et ce n’est déjà pas si mal. On apprend encore, si on ne le savait pas, que On purge bébé a servi à financer La Chienne, et que La Chienne a failli coûter cher au cinéaste et son acteur qui se sont heureusement refaits une santé commerciale avec le succès public de Boudu.

 

 

 

On s’ouvre enfin à l’évidence indiquée quand il est à un moment donné question, via Salvador Dali, de la nostalgie de la vie fœtale : Jean Renoir et Michel Simon sont l’un pour l’autre, même s’ils ne se sont pas revus dix ans et même s’ils ne se reverront peut-être plus, à cette occasion-là, l’autre plus intime que soi-même, l’ami qui nous rappelle à la structure dyadique de notre être, Dionysos et Apollon à tour de rôle, le double fraternel d’un même milieu charnel – pour le fœtus son compagnon placentaire.

 

 

 

Il y a encore d’autres blagues inoubliables : la blague de Fridette Fatton, actrice dans Tire-au-flanc, et son cul prénommé Arthur, Michel Simon rappelant en bon pornographe qu’il a été que dans le cul on y était bien et c’est bien pourquoi l’on y revient, affirmant ailleurs qu’il aimerait bien se donner aux requins. S’invite soudain le spectre de Lautréamont. On sent aussi de pudiques divergences concernant Sacha Guitry, adoré par Michel Simon et beaucoup moins par Jean Renoir, que dissipe une autre blague. Il y a aussi des hasards anticipés comme la péniche glissant sur Marne derrière les deux compères. Et puis des accidents heureux quand Jean Renoir demandant à Jacques Rivette si la caméra continue de tourner et le second de répondre alors au premier : oui, comme la Terre autour du soleil.

 

 

 

La révolution esthétique de la profondeur de champ à 360° ; la rotation de la Terre autour du soleil ; la Révolution française : tout est révolution dans Jean Renoir le patron.

 

 

 

Jean Renoir et Michel Simon sont tous les deux âgés de 71 ans quand Jacques Rivette, âgé pour sa part de 38 ans, passe l’après-midi avec eux ce jour du 25 mai 1966. Ils n’en incarnent pas moins le cinéma aimé. Une certaine idée du cinéma, incarnée, qui est cependant aussi à ce moment-là en train de mourir (Jean Renoir n’a plus qu’un film à tourner avant sa mort en 1979, Michel Simon qui tourne encore beaucoup, notamment avec Jean-Pierre Mocky, décède en 1975). La durée rivettienne est cruelle quand elle s’apparente à une agonie. Il est vrai qu’à la fin l’épuisement commence à guetter les deux farceurs qui pensent et déconnent, philosophent et se bidonnent dans un même mouvement si plein d’anarchisme et d’insolence qu’il expliquerait la raison du différé de sa diffusion.

 

 

 

Face à ces monstres sacrés que sont Michel Simon et Jean Renoir, Jacques Rivette se tient comme Jean-Luc Godard face à Fritz Lang, dans Le Mépris (1962) puis Le Dinosaure et le Bébé (1967), ce dialogue en huit parties tourné par André S. Labarthe également pour la série Cinéastes de notre temps. Jacques Rivette est aussi un bébé qui se trouve en face non pas d’un mais de deux dinosaures. Et il les regarde comme deux bébés dont l’intimité placentaire est si prononcée qu’elle est, malgré la ruine des années, une preuve de civilisation. Une image de rêve et de vérité, incorruptible. Un vestige de la plus haute civilité dont l’avenir est ce qu’il nous reste dans l’aggravation terminale de l’aujourd'hui.

 

 

 

Comme la révolution dont il a été l’un des fils, Jean Renoir demeure notre contemporain. Et sa contemporanéité est une fête pour la pensée, elle nous fait encore et encore tourner la tête dans le carrousel épatant de ses films.

 

 

 

29 mars 2020

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