Les Fleurs de Shanghai (1998) de Hou Hsiao-hsien

Le souffle inouï du oui

L'orchidée attrape l'abeille ainsi, en lui faisant croire à la possibilité de l'amour et c'est cela qui fonde, avec l'effusion de sa mélancolie, le réel de son poème qui s'en imprègne. La « maison des fleurs » est la serre qui produit ce genre de séduction comme une senteur exotique mais ses exhalaisons sont toxiques, il faut s'endetter pour les unes et pour les autres il faut payer, payer. L'amour est une image vagabonde, c'est un mirage, la voie médiane pour autant qu'elle est celle du vide. Le dignitaire chinois ressemble alors comme à un frère à un poète florentin. Ils savent que la mélancolie est la tonalité de l'âme qui comprend que l'amour tout entier tient dans le vertige de son absence.

 

 

 

Dans la serre aux fleurs de Shanghai qui est un jardin d'hiver, le rêveur est ailleurs, à l'endroit où l'amour manque. L'amour est ailleurs comme la vie, la vraie qui ne cesse d'être obscurcie par ses copies dont la beauté est empoisonnée. L'amour est hors-champ et il faut en suivre la ligne qui est celle de la voie médiane, le vide qui soutient l'insufflation d'un monde sans amour depuis le dehors même où l'amour est le principe, celui du « souffle inouï du oui ».

Bouffées de temps et d'opium

 

 

 

 

 

Le fondu au noir est une ouverture. Le plan déploie avec une douceur grisante une scène qui est un monde en soi. La prise longue, bercée de légers mouvements de recadrage autant que de décadrage, est un plan-séquence qui en indique la monadologie. Aux alentours de 1884, Shanghai est un territoire divisé et sa répartition alvéolaire bénéficie à plusieurs concessions étrangères. Dans la zone britannique, des enclaves abritent des maisons closes. Ce sont les « maisons des fleurs ». Fréquentées par les fonctionnaires locaux interdits de bordels situés dans la partie chinoise de Shanghai, elles offrent des plaisirs pour tous les sens, mets délicats et alcools raffinés, jeux et conversations mondaines, opium et somptuosité des apparats, mobilier, vêtements, politesse et civilité. Le plus suave d'entre ces plaisirs tient dans la présence des courtisanes qui, amies ou rivales dans la capture des cœurs leur permettant de racheter les dettes qui les lient à leur patronne, portent des noms suggestifs, Rubis et Jasmin, Émeraude et Perle, Trésor et Jade, Phénix d'or et Phénix d'argent.

 

 

 

Le fondu au noir dévoile un monde clos comme une monade : le plan commence et c'est comme si l'on ouvrait les yeux d'un sommeil profond, profond. Beauté palpébrale des commencements qui sont des recommencements : c'est, à deux exceptions près sur lesquelles il faudra bien sûr retourner, tout Les Fleurs de Shanghai (1998) qui est agencé de cette manière-là. Chaque plan finit comme il a commencé, le fondu au noir ouvre et ferme les plans-séquences qui se suivent et s'évanouissent en arrimant leur féline mobilité sur une immobilité supérieure. Beaucoup de choses s'y passent, on le voit bien sans cependant en posséder toujours le code, sinon par méthode déductive. On repère ainsi les gestes ritualisés de la vie quotidienne dans les « maisons de fleurs » et l'exquis des manières dans lesquelles ils se moulent. Il semble pourtant que rien de décisif n'arrive vraiment. Les mêmes histoires se suivent en répétant des motifs qu'elles déclinent dans l'arabesque des variations micro, polarisées entre le désir et l'intérêt, entre ce que veulent les femmes et ce que peuvent et ne peuvent pas les hommes, entre le pouvoir des uns et l'impuissance des autres, entre l'agir et le pâtir – le souffle du yin et le souffle du yang.

 

 

 

Les scènes se succèdent et quelques-uns de leurs acteurs, pour les uns se remplacent dans une forme d'équivalence abstraite, pour les autres disparaissent en vertu du sentiment supérieur de l'éternité – permanence de l'impermanence, celle du troisième souffle ou souffle primordial, le tao.

 

 

 

L'ivresse légère de la répétition conjoint l'expérience du spectateur avec celle du fumeur d'opium. Les plans ont la durée intermédiaire des bouffées de temps et d'opium scandées par des battements de paupière. Ils ressemblent aux tisons qui servent d'allumettes pour fumer la pipe, que l'on éteint et rallume simplement en soufflant dessus. Organiques et oniriques à la fois, d'une volatilité qui n'a d'égale que la subtilité de ce qu'ils accueillent et trament en leur sein, ils soufflent la vie indistincte du rêveur éveillé qui se demande s'il est le papillon dont il rêve et, si l'amour existe, dans quel univers parallèle.

 

 

 

 

 

La voie médiane du vide et le jeu des trois coups

 

 

 

 

 

La lumière chaude des lampes à huile perce doucement la nuit d'un temps disparu. La monade est l'abri du temps en clair-obscur. Avec le léger assourdissement affectant la bande-son, les bouffées sont de temps qui est d'opium. Les couleurs sont voluptueuses, d'abord le jaune qui a la tonalité de l'or, ensuite le vert celle du jade ou de l'émeraude, le rouge du rubis, plus rare est le bleu accordé au saphir. Le geste de cinéma est celui d'un souffleur de verre aussi délicat que l'insufflation nécessaire à faire voler des bulles de savon précieuses comme un ouvrage de joaillerie. Ouvrir un plan c'est ouvrir un monde. C'est souffler et créer des bulles, c'est déplier des plans et déployer des scènes qui sont des sphères et celles-ci flottent dans un étrange et pénétrant intermonde pour parler comme Lucrèce. Le monde entre les mondes balance entre une époque rigoureusement documentée dans ses rites et ses règles et le différé des artifices de sa représentation dont la théâtralité n'existe qu'au cinéma. La musique lancinante et hypnotique composée par le musicien japonais Yoshihiro Hanno parachève le tableau.

 

 

 

Il n'y a pas un seul plan-séquence tourné par Hou Hsiao-hsien avec son opérateur Mark Lee Ping Bin dont la consistance esthétique ne tienne pas tout à la fois de la bulle de savon et de la lampe à huile, de la rêverie sous opium et du joyau pur. Pour le dire autrement, il n'y a pas un plan des Fleurs de Shanghai qui ne prenne la forme d'un souvenir mais pour autant qu'il n'appartiendrait à la mémoire de personne. Un peu de temps à l'état pur comme l'aurait dit Marcel Proust.

 

 

 

Le sentiment est très fort pour le spectateur d'être alors à la table des convives qui, entre les mets dont on imagine la finesse et les « fleurs » qui se tiennent derrière eux, s'amusent en pratiquant une version cryptique de l'antique jeu des trois coups. Et le perdant de boire gaiement un coup (c'est le shǒushìlìng qui date de la dynastie Han et dont on connaît davantage ici la variante japonaise, le chi-fou-mi). Le sentiment est très grand qu'une époque disparue ne reviendrait au présent qu'avec un jeu de sensations frayant dans l'infinitésimal et le moléculaire, textures et grains de peau, effluves et non-dits, gestes signifiants et signes fugitifs, volutes et secrets. Il y a un réel vertige à voir la représentation d'une représentation, autrement dit un théâtre dont le carré est donné par un geste de cinéma qui, en jouant la profondeur de champ, la durée et la légère mobilité de la caméra autour de la table sans pour autant s'autoriser à y accomplir un tour complet, se tient en équilibre sur la frontière séparant le théâtre social de l'époque (le gestus comme l'aurait appelé Bertolt Brecht) et celui du film qui en reconstitue, avec une voluptueuse rigueur, la saveur.

 

 

 

Cet écart est celui par où passe sensiblement le souffle primordial, le dào ou tao, le vide médian pour le taoïsme, la voie médiane du vide qui est le « souffle inouï du oui » pour citer François Cheng qui rappelle que la pensée chinoise n'est pas binaire mais ternaire (cf. Le Livre du Vide médian, éd. Albin Michel, 2009). C'est le souffle qui anime le geste cinématographique de Hou Hsiao-hsien et il renouera avec lui à l'occasion de The Assassin (2015) grâce à son actrice Shu Qi, dans la reconnaissance symbolique de son nom (le ch'i nomme l'énergie cosmique, le flux à la base du tout). Le jeu des trois coups ne serait dès lors qu'une expression particulière de cette pensée ternaire dont la culture détermine jusqu'aux nappes filmiques elles-mêmes qui remuent au milieu des forces en présence et des antagonismes qui les caractérisent, puissances masculine et féminine en particulier. Et suivent en profondeur la voie médiane qui est un souffle intermédiaire entre ce qui passe et ce qui dure, entre le rêve et l'éveil, entre un monde en représentation et la représentation de ce monde, entre la permanence et l'impermanence – éternel retour qui n'est que celui de la différence.

 

 

 

 

 

L'amour n'est pas de ce monde

 

 

 

 

 

Avec Les Fleurs de Shanghai adapté d'un roman de Han Ziyun par l'amie et écrivain Chu Tien-wen, on tiendrait peut-être une manière de formule miraculeuse : la théâtralité au carré de Jean Renoir et le spleen baudelairien, la dialectique de la permanence et de l'impermanence de Yasujirô Ozu et le temps retrouvé proustien, la radiographie du rapport social vectorisé par la condition prostitutionnelle de Kenji Mizoguchi, le taoïsme et même la rêverie opiacée du dernier Sergio Leone. Bertrand Bonello voudra s'en souvenir avec L'Apollonide : Souvenirs de la maison close (2011). Depuis la rivalité avec le hongkongais Wong Kar-waï ayant marqué le cinéma d'auteur asiatique dans le courant des années 90, le taïwanais Hou Hsiao-hsien est des deux celui qui n'a pas cessé de garder plusieurs longueurs d'avance. Parce que, chez lui, luxe, calme et volupté nourrissent une griserie ambivalente en exhalant des affres empoisonnés. Et, comme on va le voir maintenant, ce n'est pas le fait des fleurs du mal mais des « maisons des fleurs » dont l'économie concrète vire à l'effet de serre.

 

 

 

La monade est refermée sur elle-même comme un jardin d'hiver et tout y est signifiant. La hiérarchie entre les générations (les vieux mènent le jeu et les jeunes suivent en s'initiant aux pratiques), entre les statuts (les clients sont des dignitaires et le service qui leur est offert dans les « maisons des fleurs » doit être à la hauteur de leurs charges) et entre les sexes (les hommes sont attablés et les courtisanes qui sont derrière eux profitent du jeu pour s'autoriser à boire un peu en prenant la place du perdant quand il s'agit de leur client régulier). Le rituel des plaisirs de la table organisé autour du jeu des trois coups et, malgré une ambiance légèrement assourdie, du vacarme qu'il suscite. Les gestes de pudeur d'un monde extrêmement policé au sein duquel s'exercent plusieurs polices en effet, police culturelle des mœurs (la prise en charge financière de la courtisane par son client induit une mise en concurrence des femmes entre elles) et police économique des dettes (les courtisanes déploient des trésors de séduction, comme l'orchidée avec l'abeille, pour retenir celui qui peut payer un confort et promettre avec le mariage la liberté).

 

 

 

Entre deux parties, les conversations portent sur les amours d'un collègue pour une courtisane et les convives en profitent pour s'en moquer. C'est ainsi qu'ils battent le rappel général selon lequel l'économie des plaisirs n'a que faire des impudeurs de l'amour dont l'affaire serait d'un autre âge quand ce n'est pas d'un autre monde. Dans la « maison des fleurs » qui s'apparente effectivement à une serre, tout communique en fonction d'une économie marchande dont le degré de civilité est tel qu'il participe à en volatiliser les signes pour en subtiliser l'obscénité. Le chatoiement des textures et l'ivresse des effluves avèrent paradoxalement la subtile toxicité d'un monde de beauté mais très réellement organisé autour de la prostitution. Et, par voie de conséquence, autour de l'absence de l'amour.

 

 

 

Ici, tout communique, c'est que tout y est médiation et économie. La communication a des éclats masculins quand la pudeur qui est la marque des femmes représente un degré supérieur de communication, avec les tissus et les mains qui cachent les bouches par lesquelles passent des informations recherchées. L'amour est un objet habituel de quolibets partagés, certes, il tient aussi du secret qui est le grain que l'on garde par devers soi quand le tamis de l'économie des plaisirs sépare ces derniers de l'obscénité qui en forment le sol dénié. Que faire alors ? Après avoir été courtisane, Perle est devenue une patronne respectée d'une maison close de l'enclave de Gong-yang et Émeraude s'inspire peut-être de son modèle en travaillant chèrement à son indépendance. La jeune Jade soumise à la violence de sa rivale Trésor tente le suicide romantique avec le jeune Zu Shuren qui n'a rien demandé et Hong et Luo jouent aux intermédiaires pour éviter le scandale. On sourit en reconnaissant Jack Kao dans le rôle de Luo, lui qui cherchait dans l'ultra-contemporain Goodbye South, Goodbye (1996) à ouvrir un restaurant à Shanghai.

 

 

 

Reste Wang Lian-sheng dont le cœur hésite entre Rubis et Jasmin, la première qui le trompe avec un acteur de l'opéra de Pékin et l'autre qui le trompera plus tard, alors que les préparatifs du mariage sont bien avancés. Une affectation à Canton lui permettra de disparaître, son désir aboli dans l'évanouissement non pas de l'amour mais de sa possibilité même. L'amour, s'il advient, n'est pas de ce monde. L'amour a lieu ailleurs et son lieu est le hors-champ.

 

 

 

 

 

Dans la serre, le rêveur est ailleurs

 

 

 

 

 

L'assourdissement des scènes qui s'impose dès l'ouverture des Fleurs de Shanghai aura donc un autre sens, plus secret, accordé au personnage de Wang incarné par Tony Leung Chiu-wai. Sa mélancolie est intense. L'humeur est un gaz qu'attrape la lampe à huile lorsque la caméra panote légèrement de droite à gauche et inversement. Son visage est dans le tube de verre comme le génie est dans la bouteille. Wang n'est pas là, Wang est ailleurs, à l'intérieur mais dehors. Il est à l'endroit où l'amour existe, c'est-à-dire nulle part. Ni la distante Rubis (d'autant plus distante qu'elle est interprétée par une actrice japonaise doublée, Michiko Hada) ni la rusée Jasmin (Vicky Wei, qui travaille avec Hou Hsiao-hsien depuis Le Maître des marionnettes en 1993) ne peuvent en effet lui offrir ce qu'il désire. Et elles ne le peuvent d'autant moins qu'elles ont à travailler durement, non pas pour jouir du fantasme de l'amour sublime, mais pour réaliser concrètement leur autonomie.

 

 

 

C'est pourquoi Wang a cette douceur plus féminine que celle des femmes qui l'entourent en accueillant en lui une plus grande part du souffle du yin tout en délaissant progressivement les exigences du yang. Les meubles voltigent une fois, cela ne sert à rien. C'est avec Wang que surviennent les deux exceptions au principe esthétique général commandant à la mise en scène du film, avec le gros plan d'une épingle autorisant une évocation off, ainsi que le plan subjectif d'une vue sous la porte de la courtisane aimée. C'est que Wang est autre, plus tout à fait un homme sans devenir une femme, ni ici ni là parce qu'il est ailleurs, en accord conscient ou non avec le cœur du taoïsme qui est avec ses trois souffles une pensée ternaire.

 

 

 

L'orchidée attrape l'abeille ainsi, en lui faisant croire à la possibilité de l'amour et c'est cela qui fonde, avec l'effusion de sa mélancolie, le réel de son poème qui s'en imprègne. La « maison des fleurs » est la serre qui produit ce genre de séduction comme une senteur exotique mais ses exhalaisons sont toxiques, il faut s'endetter pour les unes et pour les autres il faut payer, payer. L'amour est une image vagabonde, c'est un mirage, la voie médiane pour autant qu'elle est celle du vide. Le dignitaire chinois ressemble alors comme à un frère au poète florentin, Guido Cavalcanti évidemment. Tous deux savent que la mélancolie est la tonalité de l'âme pour qui comprend que l'amour tout entier tient dans le vertige de son absence que reflètent le miroir et le poème.

 

 

 

Dans la serre aux fleurs de Shanghai qui est un jardin d'hiver, le rêveur est ailleurs, à l'endroit où l'amour manque. L'amour est ailleurs comme la vie, la vraie qui ne cesse pas d'être obscurcie par ses copies dont la beauté est empoisonnée. L'amour est hors-champ et il faut en suivre la ligne qui est celle de la voie médiane, le vide qui soutient l'insufflation d'un monde sans amour depuis le dehors même où l'amour est le principe du souffle. « Le souffle inouï du oui » qui reviendra dans Millenium Mambo (2001), Three Times (2005) et The Assassin, avec la grâce de sa gardienne Shu Qi.

 

 

 

20 avril 2021


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