La Montagne Pialat

Célébration d'un génie colérique

Il faut suivre Maurice Pialat à la trace mais diagonalement, dans la diagonale de ses apparitions dans ses propres films pour voir ce qu'elles disent de la terre et de la colère sans lesquelles ces derniers ne sauraient exister. Hanté par l'horrible finitude mais horripilé par la finition, fort sur le définitif mais redoutant les définitions, Maurice Pialat est un cinéaste irascible et irréductible, qui filme à l’os comme s'il le rognait, à fleur de peau comme s'il la tannait : au présent même s'il est celui de l'irrémédiable probablement.

Ce sont d’abord dix longs-métrages à peine trente ans d'exercice (c’est peu dira-t-on, c’est beaucoup aussi pour ceux qui les ont vus et n’en sont toujours pas revenus), auxquels on ajoutera une série télévisée (un chef-d’œuvre dixit Jean Douchet, il a raison), plus une flopée de courts-métrages datant des années 60 et pour la plupart longtemps invisibles. En gros une œuvre, certes mal dégrossie, bourrelée de ratés, mais une œuvre quand même. On pense alors à Freddy Buache disant à propos de Pialat qu'il préférait de bons films ratés à tous les mauvais films réussis qui font la tristesse du cinéma dominant. Pas l'œuvre de cinéma la plus maîtrisée, donc, mais sûrement l'une des plus impressionnantes du cinéma français moderne.

 

 


Ses infractions aux codes de la dramaturgie ou de l’industrie cinématographique (le réel n’est ici saisi que par effraction), ses béances narratives (l’intempestif des ellipses), ses hoquets financiers, ses intervalles d’absence, ses zébrures colériques, ses silences qui en disent long, voilà les traits essentiels grâce auxquels l’œuvre peut apparaître ou du moins se laisser deviner, approcher sans pouvoir être touchée. Maurice Pialat artiste, c’est un peu Jésus qui dit « Noli me tangere » (« Que personne ne me touche »). Pas ironique pour un sou. D’où premièrement l’intimidation (Pialat fait peur : on n’oubliera pas de sitôt son regard noir, son visage hugolien). D’où aussi le désir ardent de vouloir surmonter cette peur. Et voir à quoi ressemble la montagne Pialat (ce présent texte en est la souris), si par hasard elle ne ressemblerait pas à la montagne Sainte-Victoire inlassablement remise sur le métier de la peinture par Cézanne (qui, comme le cinéaste, admirait par-dessus tout Nicolas Poussin).

 

 

 

 

Instituteur, artisan fourreur, abbé

 

 

 


D’abord l’instituteur de La Maison des Bois en 1971 : la pédagogie pialatienne existe, elle n’est ni moralisatrice (Pialat n’est pas Tavernier) ni moraliste (Pialat n’est pas Rohmer), laïque mais pas puritaine. Avec elle il s'agit de montrer, sans coup férir ni rien céder ni sur son désir, ce qui fait peur et noue le ventre, ce qui cheville le corps et le met à genou : un enfant dont on imagine sans peine que le pire est à venir en faisant la peine des parents adoptifs échouant à s'occuper de lui (L’Enfance nue en 1969) ; une relation amoureuse dont on ne se remet pas de la voir finir ainsi (Nous ne vieillirons pas ensemble en 1972, Loulou en 1980) ; une mère qui agonise trop lentement aux yeux de ses proches (La Gueule ouverte en 1974) ; la sexualité d’une adolescente en devenir qui fascine jusqu’à la douleur et la rupture autant un père qu’un cinéaste (Passe ton bac d’abord en 1978, A nos amours en 1983) ; une famille tunisienne et la dureté de ses codes (Police en 1985) ; la frange délirante et mystique de la folie des hommes (Sous le Soleil de Satan en 1987) ; l’acte même de peindre comme les derniers spasmes d'un vivant qui vit comme d'autres agonisent (Van Gogh en 1991) ; un enfant dont la blessure consiste à ne pas renvoyer à son père le regard que celui-ci donne en comptant puis sans compter (Le Garçu en 1995).

 

 


L’observation chez Pialat ne peut être qualifiée de clinique parce qu’il y a dans ce cinéma une empathie réelle et inquiète pour ce qui est filmé. Comme chez John Cassavetes son cousin d’Amérique, mais sans le caractère hystérique-extatique lié au gestus des personnages cassavetiens. Peut-on parler d'une objectivation participante comme on dit en sociologie en ce qu'elle irrigue une conception esthétique, du tournage au montage, jusqu’à envisager ce point-limite de la représentation, la défaillance du représenté ?

 



Ensuite le père artisan fourreur de A nos amours inspiré du père de Claude Berri : comment concilier l’amour de la matière (c’est-à-dire la solitude créatrice, son chiffre) avec la gestion économique (et l’économie pialatienne suppose au moins le chiffre deux, le pluriel, le multiple : ne pas oublier les différents monteurs de Passe ton bac d’abord, les différents scénaristes de Police, les différents chefs opérateurs du Garçu) autorisant cet amour et légiférant sur lui ?

 

 


Comment filmer ensemble dans ce qui les tiraille et les agrège l’amour et la violence, l’individuel et le collectif, la solitude et le groupe, l’asocial et le social (cette « asociale sociabilité » comme le disait Kant) ? Le mouvement pialatien, sa base tellurique, le degré zéro de sa forme, c’est le parcours de la pulsion qui tour à tour fait saillie de l’affect pour tirer vers le groupe et se tirer du groupe pour en bousculer les montages affectifs.

 

 

 

Cinéaste du communautaire comme violence de l'appartenance traditionnelle mais aussi archaïque, celle de l’appartenance exclusive et du clivage identitaire (le Nord populaire de L’Enfance nue et de Passe ton bac d’abord, les prolos issus de la désertification rurale de Loulou, la campagne de Sous le Soleil de Satan, celle de 1870 et des bords de l’Oise dans Van Gogh, les arabes de Police) : Pialat est par excellence l’ethnographe anxieux du peuple français, de ses stases comme de ses courants, entre mobilité et immobilisme (ce serait aux États-Unis le cinéma de Michael Cimino imprégné de Ford comme celui de Pialat l'est de Renoir).

 

 


Mais aussi cinéaste fin et analytique (mais une analyse sans discours ni logos, par l’image) de la pulsion de conservation : c’est le trajet des adolescents de Passe ton bac d’abord (ce titre, c’est la voix du père qui tonne, voix de Stentor comme celle de Pialat lui-même dans A nos amours), d’Isabelle Huppert dans Loulou, de Sophie Marceau dans Police, et tant d’autres. Pulsion de destruction : du gamin de L’Enfance nue au peintre Van Gogh en passant par les morceaux de jambon dans A nous amours et Le Garçu, sans oublier le truand lardé de coups dans Police et le rasoir unissant tragiquement les destins de l'abbé Donissan et de Mouchette dans Sous le soleil de Satan, c’est un même objet (un couteau, un rasoir) qui égratigne la toile, qui érafle la peau. Les lames écorchant les plans de l’œuvre entière indiquent que, malgré le semblant des boucles bouclées, (d’un enfant sans enfance à un autre enfant qui la vit souverainement), elles ne se refermeraient jamais. La vie vécue ne l'est que décousue.

 

 


Pialat est bien plus physiologiste que psychologue, plus proche peut-être de Rembrandt ou de Courbet que de Balzac ou de Zola, de la peinture que de la littérature, de la planche anatomique que de la page dramatique. D’où son naturalisme fiévreux : pas la fièvre du naturel avec laquelle on s’enivre trop facilement pour faire vrai et pour pas grand-chose mais la matière même du réel à tourner et à en retourner le sens dans tous les sens. Comme la terre de labour ingrate de Sous le Soleil de Satan qui a la discrétion de ne pas oublier l’assomption picturale de Millet.

 

 


Chaque film de Maurice Pialat est une plaie vivante, montage barré d’organes-scènes, de tissus-plans, monceaux de réel mal fagotés et couturés (Pialat, cinéaste à la fois bazinien – le caractère ontologique de l’enregistrement cinématographique –, et antibazinien – la robe déchirée de la réalité –, pour le coup pas si éloigné du rival secrètement, jalousement admiré, Jean-Luc Godard), comme arrachés du tournage et que la caméra saupoudre de sel. Pour les conserver certes (l’aspect « viandard » de l’œuvre, et le cinéaste avait l’intention d’adapter Voyage au bout de la nuit de Céline), mais toujours à vif. Pialat le disait bien dans un entretien (accordé où ? aux Cahiers, à Libé, aux Inrocks ?, on ne sait plus) : peut-on faire mieux cinématographiquement qu’un bout de tissu humain, des vaisseaux sanguins, un doigt ? Pialat est un cinéaste irascible, on le lui a assez reproché, c’est donc qu’il est profondément un artiste organique. Qui filme à l’os comme s'il le rognait, à fleur de peau comme s'il la tannait (le père tanneur encore), irréductiblement. Au présent même si le présent est celui de l'irrémédiable probablement.

 

 

 

Enfin l’abbé Menou-Segrais de Sous le Soleil de Satan tiré (comme le vin, de messe ou pas, comme le sang du coude Mouchette-Sandrine Bonnaire) de l’œuvre de Georges Bernanos. Un film miné de bout en bout, le plus berzingue de Pialat, qui pousse le plus loin le « On ne sait pas ce que peut un corps» de Spinoza, celui qui envoie se faire voir la reconstitution historique soigneusement ficelée pour mieux lui mettre le feu. Le film qui envoie ceux qu’il aime à leur propre perte (« c’est là, comme le disait Marguerite Duras, la seule politique »). Comme un défi, pour prouver que l’on existe : que L’Amour existe.

 

 

 

Instituteur, père artisan fourreur, abbé (on leur ajouterait bien le petit patron du court amateur Drôles de bobines en 1957 et la main du peintre au début de Van Gogh) : des patriarches toujours, oui, mais chez Pialat l'autorité des pères finit par céder ou bien s'efface devant la révolte des enfants qui ne vivent qu'en s'en émancipant. L'autorité dont la main de l'artiste est l'expression manifeste a la puissance de son impuissance quand le cinéma a suivi l'abandon de la peinture sans jamais en remplacer les promesses trahies.

 

 

 

 

L'irrémédiable probablement

 

(point trait)

 

 

 


« Le mal est fait » comme le synthétisa si limpidement Jean Narboni (1). Le poing levé de Pialat face aux imbéciles au moment de la réception de la Palme d’or pour Sous le Soleil de Satan en 1987 ne dit pas autre chose d'un cinéma envisagé comme une véhémente empoignade (« rentrer dans le chou du plan » comme il le disait au moment de Police, son film le plus rossellinien, entièrement axé autour de la question de l’aveu forcé et de l'inavouable, forcément), des films réalisés comme des foires d’empoigne, une œuvre habitée par un sentiment poignant du tragique de la vie, la vie qui passe et que l'on perd à retenir.

 

 

 

Pialat, c’est celui qui prend acte de cette perte, de ce qui ne passera pas : entre les enfants et les parents (quasiment tous ses films ; ne répétait-il pas d’ailleurs dans un entretien (2) ce mot de Hegel : « Les enfants sont la mort de leurs parents ? »), entre les hommes et les femmes (quasiment tous ses films, les mêmes souvent : voir le paradigmatique Nous ne vieillirons pas ensemble, aussi bon que Le Mépris de Godard sur le motif de la scène de ménage interminable).

 

 


Pialat est ce cinéaste, quelque part entre le premier Rossellini, le deuxième Bergman et le dernier Antonioni, de ce qui ne peut se communiquer : l'incommunicable demande de tendresse dont les ratés font s'entrechoquer les corps. Et c’est là son réalisme, c'est là sa cruauté (au premier sens de cru comme le rappelait Joël Magny citant Clément Rosset) qui caractérise la vérité de ses films et de leurs conditions de fabrication.

 

 


Mettre à nu le nerf (de la guerre des uns avec ou contre les autres) : Pialat n’appuie que là où ça fait mal parce que le mal est la modalité du réel coïncidant avec l'idée qu'il ne ment pas.

 

 


A titre personnel, ce moment terrifiant de Passe ton bac d’abord (qui, entre autre chose, contient à lui tout seul l’excellente série initiée par Arte en 1994, Tous les garçons et les filles de leur âge), lorsque le père en voiture revient tard du boulot. Il fait nuit, nous rentrons avec lui dans le pavillon de banlieue, la caméra est placée à côté du conducteur, à la place du mort (ce sera Pialat qui, dans le rôle du père, disparaîtra d’une bonne moitié de A nos amours). C’est un travelling avant que seuls éclairent les feux avant du véhicule comme une trouée de lumière arrachant un plan de cinéma du noir de la salle et qui est un pur condensateur de malaise. Que voit cet homme ? Un cul. Et ce derrière est celui de sa fille (Sabine Haudepin) prise par un garçon. Il n’est alors nul besoin d’être père pour connaître ce que c’est que d’être envahi par le spectre de l’inceste et son cortège honteux d’énigmes irrésolues.

 

 


Plan hallucinant qui laisse un terrible goût dans la bouche (tout A nos amours prolongera et approfondira cet instant traumatique, avec Suzanne-Sandrine Bonnaire qui dit : « Fallait pas me chier ! J’ai pas demandé à venir au monde ») en montrant que Pialat n’a pas attendu le maquignon diabolique de Bernanos pour saisir, dans le court-circuit de l’enregistrement, ce qu’il y a de fantastique dans le réel et dans la manière dont le cinéma le regarde (c’est de toute façon comme cela et pas autrement qu'il considérait le travail originel des Lumière).

 

 


On savait que Pialat voulait vers la fin de sa vie faire un film à partir du Tour d’écrou de Henry James. On sait qu'il a tourné au début des années 50 une poignée de courts-métrages en amateur, parmi lesquels Isabelle aux Dombes (1951), essai fébrile d'avant-gardisme et d'expressionnisme sur une femme passant de vie à trépas. On pense aussi et à nouveau à Clément Rosset : « Dès lors que l’extraordinaire est séparé de l’ordinaire, il n’y a rien de fantastique (et rien de proprement ''extraordinaire'', l’ordinaire n’étant pas affecté en tant que tel) : simples domaines de la science-fiction ou de l’illuminisme. Il y a en revanche fantastique dès que l’extraordinaire implique l’ordinaire, est en interférence avec lui (introduisant ainsi l’''extraordinaire'' par son seul biais inquiétant : la mise en question de l’ordinaire) » (3)

 

 

 

De même, les grandes scènes hallucinées de Sous le Soleil de Satan ne sont pas tant la rencontre de l’abbé Donissan avec le diable que celles où il soulève Mouchette pour la poser - sacrilège ! - sur l’autel de l’église dans laquelle il officie puis où il soulève encore cet enfant mort que l’on croit, à tort ou à raison (c’est indécidable), être ressuscité rien que par sa présence. Un film sur l’exception et ses soulèvements, son caractère fondamentalement hérétique et l’intenable exténuant d’une telle position (celle du cinéaste ?) auquel a répondu sept ans plus tard Jacques Rivette avec son diptyque Jeanne la Pucelle (qu’incarne Sandrine Bonnaire). Et l’exception, dans ce cas précisément, aura été pour le cinéaste de se confronter moins au cinéma de Robert Bresson (qui avait réussi en 1951 l’adaptation du Journal d’un curé de campagne) qu’à celui de Carl T. Dreyer (Sous le Soleil de Satan avec sa résurrection douteuse est l’envers maléfique du blanc Ordet, sa face noire, sa nuit).

 

 


Dans Van Gogh, c’est ce coup de vent qui empêche les toiles du peintre de rester debout, comme si cette peinture était trop vivante pour être figée dans le musée, immobilisée par la doxa de l’académisme, sous le coup des règles du commerce, sous la coupe réglée des marchands. Dans Le Garçu, ce sont comme dans un film d'Abbas Kiarostami ces dizaines de regards-caméras enjoués de petits Mauriciens alors qu’au même moment le propre fils de Pialat (Maurice !) ne le regarde pas (sur la bande-son, « Is this love ? » de Bob Marley, comme si le père disait : « Fils, ne vois-tu pas que je brûle de ne pas être vu par toi ? »).

 

 


Dans L’Enfance nue enfin, peut-être le moment le plus bouleversant, le plus bouleversé aussi du cinéma de Pialat : c’est cet homme, M. Thierry, qui raconte (vraiment il raconte, sans plus aucun souci de la fiction en cours) à l’enfant adopté (qui l’écoute vraiment en oubliant le tournage) ses souvenirs de la guerre et les quelques médailles qu’il a reçues en récompense de ses actions. Puis il regarde ému du côté de la caméra et, s’adressant presque à toute l’équipe technique (soupçonnait-il alors qu’il allait s’adresser également à toute la communauté, présente et à venir, des spectateurs de ce film inoubliable dans lequel il jouait ?), il murmure ceci, doucement, douloureusement, sûrement en pensant aux amis résistants de naguère qu’il a perdus : « Voilà tout ce qu’on a gagné. ». Point trait comme Pialat lui-même le dirait.

 

 

 

Point trait : une claque, une lame. Point trait : les personnages pialatiens sont des reproches vivants, des addicts au ressentiment qui échangeraient toute une vie de méchanceté contre une seconde de tendresse vraie. Point trait : le mal est fait, oui mais l'amour existe. L'amour existe en montrant que le mal est fait quand il se décompose ; il n'empêche cependant que l'amour existe, malgré tout, il a existé et existera à nouveau. Le cinéma de Pialat n’est fait, il n’est tendu que pour l’avènement de ces moments-là, jaillissant déchirés du bourbier humain (s’il n’est pas vraiment ce que l’on peut appeler un naïf, le cinéaste n'en est pas moins un tendre au fond, mais la tendresse toujours sur le vif), jaillis du fonctionnement de la machine cinématographique (Pialat est, sans lourdeur aucune, le cinéaste de toutes les pesanteurs - c’est un terrien, comme Renoir, Pagnol et Ford –, d’où son besoin viscéral dans Le Garçu d’y inclure, au-delà du strict souci autobiographique, la présence ondoyante de son enfant Antoine).

 

 


Et ces moments-là, ce tissu hétérogène et impure d’humanité bête et sublime, ce peuvent être des mots aussi, qui sont emplis de cet effroyable sentiment : l’irréparable. L'irrémédiable probablement. Dans Que la Bête meure de Claude Chabrol en 1969 comme acteur dans le rôle du commissaire, au fils assassin de son père (Jean Yanne) : « Tu sais que ta vie est foutue ? ».

 

 

 

 

« J’vais pas aller plus loin »

 

Ça y est »)

 

 

 


Dans A nos amours en face de Sandrine Bonnaire avant qu’elle ne parte en Amérique, le père : « J’vais pas aller plus loin ».

 

 


Dans Le Garçu, le père avant de mourir à un fils qu’il n’a jamais vraiment connu : « Ça y est » Le mal est fait donc, mais pas seulement : hanté par l'horrible finitude mais horripilé par la finition, fort sur le définitif mais redoutant les définitions, Pialat aura été cet homme qui a vu le monde et scruté nos expériences d'un œil vif. Et ce regard impératif est bénéfique, on se sent d’un coup moins bête et moins seul, même si, pour ceux qui ont vu dès sa sortie Le Garçu, la conviction qu’un nouveau film n’aurait pas lieu l’emportait de plus en plus sur la joie espérée de l’annonce d’un nouveau tournage.

 

 


C’est sur la montagne Pialat que l’on peut avoir le point de vue sur cet « homme ordinaire de cinéma » (Jean-Louis Schéfer) que nous sommes, sur l’ordinaire de nos vies (« C’est vous qui êtes tristes » disait-il dans A nos amours aux personnages, aux acteurs, aux techniciens, aux producteurs, aux professionnels, aux critiques, aux spectateurs, à la terre entière) : mieux, sur le fantastique de nos vies ordinaires. Cet œil scrutateur, fouailleur, dénicheur de trésors (même si c’est dans la fange qu’ils ont été trouvés), qui s’est longuement affronté aux êtres pour tardivement pouvoir regarder enfin la nature, qui progressait vers l’apaisement, eh bien cet œil-là est digne du primitif d’Aix-en-Provence : « Le temps me presse… Pas de théories ! Des œuvres… Les théories perdent les hommes. Il faut avoir une sacrée sève, une vitalité inépuisable pour leur résister » (4)

 

 

 

Jusqu’à l’épuisement, l’œuvre de Pialat aura été l’histoire de cette résistance vitale : sa preuve par dix plus un.
      

 

 

 

[Texte écrit pour la revue Objectif cinéma (17 janvier 2003)]
disponible également ici : http://www.maurice-pialat.net/montagne_pialat.htm

 

 

 


Notes :
1 Cahiers du cinéma n°304, octobre 1979.
2 Cahiers du cinéma n°496, novembre 1995, p. 31.
3 Propos sur le cinéma, Éditions P.U.F, coll. Perspectives critiques, 2001, p. 127.
4 Joachim Gasquet, Cézanne (1921), p. 81, cité par Richard Schiff, Cézanne et la fin de l’impressionnisme, Éditions Flammarion, 1995, p. 164.


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