« Seul un dieu peut encore nous sauver » : Martin Heidegger y croyait, à sa manière Zack Snyder aussi. Des dieux en temps de détresse, au contraire, la renforcent quand, avec Justice League, les esclaves d'une technique fétichisée jusqu'à l'obscénité sont, dans le même élan qui relève de la capture de mouvement, les représentants de commerce de la supériorité grandiloquente des happy few sur la masse des poor many. Cette masse c'est bien sûr nous et l'œil du démiurge nous regarde sévèrement en requérant avec notre agrément la nécessité, aussi spectaculaire que réactionnaire, de la transmutation des mythes en kitsch.
La clairière du cinéma des Lumières,
une antiquité
Lors d'un entretien télévisé datant de 1966, Martin Heidegger a déclaré ceci : « Seul un Dieu peut encore nous sauver ». Le pessimisme du philosophe allemand n'était alors si grand qu'en raison de l'affaiblissement croissant de l'émission d'une lumière qui persiste encore, qui persiste pourtant. La lumière en question est celle de l'être dont le foyer grec – la « clairière » – est ce qu'il nous faudra retrouver, en dépit de l'obscurcissement d'une volonté de puissance dont la technique est devenue aujourd'hui le paradigme planétaire. La Terre serait-elle devenue un astre errant dès lors que la lumière de l'être a tout du rayonnement fossile ?
Zack Snyder croit aussi qu'un Dieu peut encore nous sauver mais le dieu qu'il décline au pluriel, trouvé dans le panthéon de DC Comics, est au contraire celui d'une technique dont la fétichisation est l'une des signatures de l'époque actuelle où l'apocalypse chrétienne se prolonge en panique néo-païenne. L'entreprise audiovisuelle qu'il pratique avec un faste néo-romain tourne si ostensiblement le dos au réel que le fond vert est un cocon dont la facticité refuse à la lumière de l'être de parvenir jusqu'à lui. C'est pourtant elle qui empêcherait l'entrepreneur de se vautrer complaisamment dans une imagerie du dernier kitsch, où la coalition des dieux faisant la nique au dernier vilain du moment, Darkseid et son lieutenant zélé Steppenwolf, ressemble à s'y méprendre à un groupe de représentants de commerce bodybuildés défendant les intérêts d'une humanité réduite à son hologramme étasunien. Ici, la clairière du cinéma trouvée par les frères Lumière relève désormais de l'antiquité. Et d'une antiquité plus ancienne même que les vieux mythes repeints au ripolin du numérique.
Le format 4/3 et le vœu pieux du noir et blanc sont des coquetteries tenant surtout de la stratégie d'un réalisateur qui, avec son opus magnum de quatre heures et deux minutes, sait entretenir son image de démiurge en la baignant dans les eaux à dimension variable du multiplexe et de l'écran domestique. Le foyer originaire d'un art dont l'origine se tient encore devant lui apparaît dès lors comme un souvenir aussi nébuleux que celui de Méliès. En passant, continuer à opposer Méliès à Lumière tient du schématisme alors qu'il n'y a rien de mieux à faire pour la pensée qu'à voir comment ils s'opposent moins qu'ils se contredisent. Si les bandes de Méliès continuent d'enchanter les enfants que nous sommes encore, c'est que les regarder consiste à remarquer aussi, avec un émerveillement renouvelé, l'enthousiasme très réel et juvénile des acteurs dont la joie non feinte est la vie immortelle continuant d'animer les figures glissant dans les plis du carton-pâte.
Voilà une différence essentielle : Méliès est un peintre du faux pour autant que son animation produit sur elle-même des effets de vérité garantis par les frottements du réel, tandis que Zack Snyder ajoute du faux sur du faux à l'infini en se débouillant pour que le faux ait pour unique vérité celle de rendre compte de moins en moins au réel.
La guerre des dieux,
la seule qui compte
C'est une évidence, Zack Snyder est un nouvel « empereur du mauve » pour paraphraser Luc Moullet. Autrement dit, il est le Cecil B. DeMille contemporain. Même approche spectaculaire des grands récits sous stéroïdes des effets spéciaux, même vision réactionnaire soumettant la multitude indistincte des foules à la loi supérieure des héros qui tutoient les cieux parce qu'ils sont des dieux, même propension sulpicienne et kitsch avérant la concordance esthétique et politique de la liturgie et du commerce. Zack Snyder lui-même apparaît comme un (super)héros en puisant dans son malheur personnel de quoi faire le bonheur de tous, de l'industrie mise à mal par la crise sanitaire à la cohorte mondiale des fans déçus par la précédente version de Justice League abandonnée par son initiateur pour être finalisée par Joss Whedon. Le père meurtri par le suicide de sa fille ne cesse de nous en assurer, il ne peut pas ne pas comprendre intimement ses super-héros : Batman parce qu'il est un milliardaire endeuillé comme lui ; Wonder Woman parce qu'elle est la gardienne par excellence d'un ordre mythique dont la supériorité est la même que celle des spartiates de 300 (2006) ; Aquaman, Cyborg et Flash parce qu'ils sont à divers titres des êtres clivés par des filiations compliquées ; Superman, enfin, le fils prodigue qui a refusé les duplicités déloyales de la binationalité (c'est, peu discuté, le sujet pourtant profondément idéologique de Man of Steel), l'adopté dont la résurrection tant désirée coïncide évidemment avec celle d'une saga dominée par sa rivale héréditaire, Marvel.
Voilà, au fond, la seule guerre des dieux qui compte et s'il y a du deuil, celui dont s'est toujours complaisamment nourri le cinéma hollywoodien, c'est en programmation d'une résilience généralisée dont les espèces sonnantes et trébuchantes pleuvent comme un déluge de CGI. On est loin de Watchmen, moins la version infidèle et boursouflée (mais non dénuée de grâce) de Zack Snyder que la passionnante variation récemment proposée par Damon Lindelof.
« À quoi bon des poètes en temps de détresse ? » : Martin Heidegger a médité sur cette strophe de l'élégie Pain et vin de Friedrich Hölderlin. Des dieux en temps de détresse, au contraire, la renforcent en étant les esclaves d'une technique fétichisée jusqu'à l'obscénité et, dans le même élan qui relève de la capture de mouvement, les représentants de commerce de la supériorité grandiloquente des happy few sur la masse des poor many. D'un côté, la force expressive des effets spéciaux se mesure à l'aune spéculaire de la puissance des armes employées : le ralenti se met en valeur lui-même dans la valorisation spectaculaire des arsenaux respectifs, traditionnels ou technologiques dernier cri. De l'autre, il n'y a pas une émotion qui n'arrive sans requérir la pharmacie des chansons agréées mais c'est une mauvaise came dont le réalisateur est si friand qu'elle lui évite d'en construire les scènes. Les surpuissants révèlent ainsi leur impuissance, accentuée par leur incapacité à en comprendre le sens et la portée.
De l'image-mouvement à la motion picture il y a un glissement dont se sortent ceux qui croient encore au dehors comme au récit, c'est le cas pour rester chez les grands artificiers de George Miller et Ang Lee. Le glissé est risqué et le CGI peut faire office de peau de banane. Alors triomphe le kitsch, Milan Kundera nous en a appris le sens avec L'Insoutenable légèreté de l'être au début des années 80 : le réel est évacué parce qu'il mène à la merde. Le kitsch est la négation absolue de la merde et sa féerie induit une tendance au totalitaire. À cet égard, on pourrait se demander si la technique des incrustations sur fond vert ne s'apparente pas à la vieille morale hygiéniste. Pourtant, de quelles profondeurs terrestres provient donc l'or qui récompense le rayonnement planétaire d'une telle machine ?
Attention,
Zack Snyder nous regarde !
Un moment l'indiquerait subrepticement, c'est le seul plan qui retient le regard porté sur le Snyder Cut. Superman ressuscité a perdu la boule et tous ses amis, anciens et nouveaux, s'interposent pour l'empêcher de tout casser. L'affrontement rituel et réglée entre super-héros est une convention obligée, certes, mais, lorsque Flash croyant le prendre de vitesse découvre que Superman de profil tourne un œil sur lui comme s'il le regardait de face, le spectateur partage alors son effroi. C'est déjà une surprise puisque l'organe oculaire s'inscrit dans une combinaison face-profil qui est une formule caractéristique de l'art vasculaire de l'antiquité grecque à l'époque de la céramique attique, aux alentours de - 480 et - 460. On pense en particulier à l'amphore du potier Nicosthénès montrant deux athlètes en lutte. On pense également, et davantage encore, à l'amphore du peintre d'Amasis représentant la lutte entre Athéna et Poséidon convoitant l'Attique, conservée au Cabinet des Médailles de la Bibliothèque Nationale de France.
Avec l'œil qui conjoint la face et le profil, l'espace intra-iconique des acteurs de la fiction et l'espace extra-iconique du spectateur devant leur représentation ont les nerfs qui se touchent. Le dernier refuge du réel est percé à jour et il ne s'agit de personne d'autre que nous. Cet œil-là fait peur, vraiment, parce qu'il est évidemment celui, crétois et cyclopéen, de Zack Snyder qui nous regarde de toute son autorité exactement comme HAL, l'ordinateur jaloux et possessif de 2001, l'Odyssée de l'espace (1968) de Stanley Kubrick. La volonté de puissance de l'un et l'autre est manifeste, l'est autant notre détresse, nous qui sommes requis avec sévérité de nous soumettre à la loi divine des héros supérieurs. La transmutation des mythes en kitsch qu'elle promeut peut ainsi convertir la merde de notre humaine, trop humaine servilité en l'or de notre agrément à l'égard des puissants qui se battent pour nous, et s'ébattent en nous aspergeant généreusement de toute leur testostérone générée sur ordinateur.
19 avril 2021