Le cri est le tremblement de terre du corps – le sien. Une expérience tripale de la transgression des limites, la réverbération d'une révulsion, une psalmodie aux scansions spasmodiques. Un scandale viscéral qui traverse l'écran et fait mal. Crier jusqu'à l'éreintement tient autant de la danse de Saint Guy que de l'avortement, de l'expressionnisme abstrait que de la transe hystérique : Isabelle Adjani dans Possession d'Andrzej Zulawski.
Leur film se tient au-delà de tout jugement moral. La folie qui s'y joue dans l'indiscernabilité du jeu et du non-jeu déjoue bien des partages. Elle est le point d'innommable dans la mise en forme d'une force dont la douleur est arrivée vraiment de part et d'autre de l'écran. Et l'irréparable est un diable sans remède probablement. C'est pourquoi on a mal pour qui au nom sacro-saint de l'art se jette dans l'arène ainsi, celle des ego dont l'irradiante surexposition est à elle-même sa propre abolition. On a mal en reconnaissant dans la force de contamination de la douleur les puissances d'une jouissance, le sublime qui nous menace.
Déversoir, dégueuloir
Dans le premier plan, portée par la langue râpeuse d'un escalator, elle arrive – elle nous arrive. La folie qui a toujours été déjà là embraye en avérant que la possession est une machination, une impensable dépense, une désubjectivation vécue comme un état de siège. Elle marche et sourit, elle titube puis éclate de rire, elle chancelle, elle vacille et nous avec : la folie est une vrille, une ivresse, l'exultation maladive d'un corps remué valdinguant contre les murs. Dans la station glauque et vide, le corridor s'apparente irrésistiblement à un couloir de la mort. Dans le ventre de Berlin dont une artère soudainement relie sa caverne à La Salpêtrière, un cri surgit, son retentissement se répercute en percutant qui l'écoute. Le métro est un boyau moderne du vieil Hadès, la chambre d'écho d'un hurlement qui remonte de son tréfonds avec une résonance qui est un autre chant de sirène. Son corps est traversé, débordé, électrisé, la proie d'un excès, un sourire puis un rire, un cri avant un hurlement, et il gicle en tout sens, les murs, le sol, le plan maculé comme jamais. La folie est un déversoir, la folie est un dégueuloir.
Le plan est une membrane tympanique que fait vibrer l'énergie filmique, corps et caméra harnachés, dans l'intensité d'un forçage littéralement inouï. C'est aussi une poche amniotique qu'il faudrait crever en libérant la bête qui sommeillait. Dans le deuxième plan, elle danse, son déhanché est celui d'un démon dont les spasmes électriques flambent l'ordre réglé des postures. Une danse de sorcière épileptique. Dans le troisième plan, le hurlement finit en dégueuloir de lait, de sang et de jaune d'œuf. La femme qui crie à genoux suinte par tous les bouts et trous, les yeux, la bouche, les cheveux. La folie est un épanchement humoral, une éruption volcanique, une coulée d'exsudats lymphatique et magmatique. Le cinéma comme rituel d'exorcisme et démence psychopathologique débouche sur une radicale physiologie des extimités.
Le cri est le tremblement de terre du corps – le sien. Une expérience tripale de la transgression des limites, la réverbération d'une révulsion, une psalmodie aux scansions spasmodiques. Un scandale viscéral qui traverse l'écran et fait mal. Crier jusqu'à l'éreintement tient autant de la danse de Saint Guy que de l'avortement, de l'expressionnisme abstrait que de la transe hystérique.
Le sublime qui nous menace
Elle est possédée, le titre du film n'avait pas menti. Mais la possession n'est pas seulement ce qui arrive à Anna, cette femme intoxiquée par le mélange de sentiments implosifs explosifs qu'elle éprouve à l'égard de son ex-compagnon Mark qui est le père d'un fils disputé. Et qui l'est tellement qu'elle finit par accoucher des monstres sanglants d'une conjugalité dégénérée. La possession est ce qui arrive surtout à son interprète, Isabelle Adjani, et ce qu'elle fait au nom de la possession est ce qui nous arrive aussi, forcément. Ce qu'elle fait est ce qu'elle montre, le monstrueux dont elle est capable, le monstrueux qui arrive au spectateur en l'occupant et le préoccupant, d'abord stupéfait avant d'être sidéré, horrifié aussi bien qu'endolori par l'effroyable d'une performance qui excède follement la représentation en ayant trouvé son foyer nucléaire dans le corps d'une actrice. Méduse.
La fascination n'est pourtant pas le plus important dans cette affaire. Quand Isabelle Adjani raconte que l'expérience du film relève d'un traumatisme dont elle a mis des années à s'en remettre, l'anecdote personnelle sert encore la publicité de Possession, ce film qui a porté à ses ultimes limites la scénographie de l'hystérie dont Andrzej Zulawski s'est fait l'expert virtuose avec un sens consommé de l'exaspération. La fascination cède cependant le pas devant ce que provoque un accouplement monstrueux, celui d'une actrice engagée sur la voie risquée d'une brûlure psychique irrémédiable et celui d'un metteur en scène qui mobilise tous les artifices nécessaires à ne pas se satisfaire de la seule nature des douleurs exigées et consenties. Isabelle Adjani a déjà prouvé qu'elle pouvait des cris effrayants, dans Les Sœurs Brontë (1979) d'André Téchiné et dans Nosferatu (1979) de Werner Herzog. Là c'est autre chose. La fascination vire à l'ébahissement et la stupéfaction coïncide avec la sidération. Il y a la force médusante d'Isabelle Adjani et il y a la forme d'Andrzej Zulawski qui compose avec l'entropie. Il y a un film qui s'autorise l'obscénité consistant à pousser le délire dans ses derniers retranchements et il y a une douleur vraie qui traverse la sensibilité jusqu'au nerf.
Le monstrueux, qui relève d'un mélange grandiloquent de bêtise psychodramatique et de forçages narcissiques, de folie mimée et d'une autre jouée pour de vrai au risque de s'y abandonner, n'advient qu'entre eux. Mais le monstrueux révèle aussi qu'il se tient près de nous, tout proche, dans la proximité de l'entre nous. Le monstrueux est là devant, dedans en tant qu'il est notre hôte.
Possession avec sa grande scène métonymique se tient au-delà de tout jugement moral, indifférent aux partitions du bien et du mal, inqualifiable. La folie qui s'y joue dans l'indiscernabilité forcenée du jeu et du non-jeu déjoue bien des partages. Elle est le point d'innommable dans la mise en forme d'une force dont la douleur est arrivée pour de vrai, de part et d'autre de l'écran. Et l'irréparable est un diable sans remède, probablement. C'est pourquoi on a mal pour qui au nom sacro-saint de l'art se jette ainsi dans l'arène, celle de l'irradiation des ego dont la surexposition est à elle-même sa propre abolition. On a mal en reconnaissant dans la force de contamination de la douleur les puissances dévastatrices d'une jouissance, celle du sublime qui nous menace.
Tous les tentacules de la possession
Dans Possession, la possession a des tentacules aussi nombreuses et visqueuses que celle de la créature lovecraftienne créée par Carlo Rambaldi et qui n'a pas tellement convaincu le réalisateur. De fait, Possession n'est pas un film à créature, il est la créature, un film possédé parce qu'il est la possession elle-même, la maladie qui s'empare de tout ce qui passe à portée de ses pseudopodes dans des étreintes sauvages, des copulations sanglantes. Il y a bien sûr les tentacules Isabelle Adjani et Andrzej Zulawski dont les noces cannibalesques sont une démence sorcellaire qui éclaire la pâleur de leurs imitations lointaines, La Région sauvage (2016) d'Amat Escalante et Suspiria (2018) de Luca Guadagnino. Il y a encore le tentacule d'une conjugalité malade dont les scènes sont d'autres poussées tentaculaires que prolongent les travellings usant de la durée couplée à la courte focale. Dans ce registre-là, Mark n'est pas mal non plus. L'acteur néo-zélandais Sam Neill ne démérite pas dans la surenchère grotesque même s'il ne rejoint jamais sa partenaire. Le credo est tenace pour qui croit que l'hystérie demeure en dernière instance une passion féminine.
Un autre tentacule est celui d'une fiction cathartique dans laquelle se jette à corps perdu un cinéaste en proie à la partouze de ses démons : agonie de son couple en voie de séparation, écriture du scénario sous les effets de l'alcool, arrêt du tournage de son film de science-fiction Sur le globe d'argent (1976-1977) décrété par la censure qui avait déjà censuré Le Diable (1972). Possession est le film de la possession, il est aussi celui de l'exorcisme qui n'est pas moins monstrueux et excessif que ce qu'il désire conjurer.
Un film d'exilé, envoûtant et divisé comme la cité grise dont les circonvolutions urbaines abritent les reptations parasites. Dans Possession, on doit aussi compter sur la tentacule de la capitale allemande clivée entre Berlin est et Berlin ouest, ville barrée et schizo dont les divisions prolifèrent horizontalement et verticalement, oppositions architecturales entre l'ancien bâti et les logements modernes et antagonismes idéologiques entre la paranoïa politique et l'hystérie domestique. Berlin est ici une ville à la fois dépeuplée et saturée des fantômes d'hier comme des spectres de l'actuel, une cité balafrée de travellings en étant crevassée d'implosions mentales et d'explosions hystériques dont les chambardements se font l'écho des attentats terroristes d'alors. Halluciné, le film d'Andrzej Zulawski ne manque cependant pas de sagacité. Les doubles pullulent, Helen pour Anna quand Mark finit par être remplacé par un autre lui-même, ils surgissent des failles d'une schizoïdie partagée qui allégorisent l'affrontement entre les blocs : l'est est un double pour l'ouest et inversement, un fantasme plaisant (l'institutrice docile pour Mark) ou un monstre abominable (la créature secrète d'Anna). Une question de lentilles de contact, couleur émeraude pour l'une et noires pour l'autre.
La jonction des doubles, autrement dit le court-circuit entre l'imaginaire et le réel, annonce l'apocalypse en faisant sauter le couvercle du symbolique. On doit reconnaître ici l'idée géniale consistant à tirer des vues documentaires sur les gardiens de Berlin est, leurs jumelles en miroir inversé de la caméra, le point de vue autocritique de la paranoïa soviétique sur l'hystérie occidentale.
L'hystérie au-delà de l'hystérie
Possession est un monstre visqueux et rampant dont les suintements infiltrent d'autres chambres en infectant ses dormeurs. C'est encore le cas du cinéma moderne qui en rajoute tous azimuts, jusqu'à incorporer des morceaux palpitants d'horreur gore, pour mettre à distance la distance cynique du postmoderne (représenté par l'histrion Heinz Bennent dans le rôle survolté de l'amant histrion). Tous azimuts, c'est-à-dire aussi avec ses longs blocs reptiliens séparés par des raccords disjonctifs, ses variations cinéphiles de Psychose (1960) d'Alfred Hitchcock manifestes avec l'assassinat des détectives homosexuels, et puis sa façon cavalière et godardienne de torpiller les clichés du cinéma de genre (le final est avec ses cascades et ses pétarades un grand moment d'auto-sabordement festif et puis la musique d'Andrzej Korzynski, digne d'un giallo). C'est encore sa mise en abyme bergmanienne (Possession est une sorte de L'Heure du loup en plein jour) qui autorise Isabelle Adjani à scruter la caméra en regardant à la fois l'opérateur Bruno Nuytten qui était alors son compagnon (et c'est lui qui l'a convaincue de faire le film) et, par son entremise, aussi Andrzej Zulawski. L'emboîtement spéculaire des regards incorpore celui du spectateur en redoublant la décision d'une assomption, même si elle doit entraîner la consomption et la consumation. La professeure de danse qui n'hésite pas à pousser sa jeune élève jusqu'à la rupture requise par la discipline figure à ce titre aussi un double du metteur en scène et lui l'est pour elle également. L'exorciste n'est rien sans sa sorcière.
L'hystérie est un gage à double tranchant, celui d'une jouissance qui ne s'assume que malheureusement. L'hystérie est la matière première et dernière du cinéma d'Andrzej Zulawski, son carburant et sa ligne d'horizon. Le cinéaste polonais s'en sort cependant mieux que ceux qui aujourd'hui font joujou avec en se débrouillant pour qu'elle ne leur brûle jamais les doigts à l'instar de Justine Triet et Xavier Dolan. L'hystérie est une dépense qui ne vaut vraiment qu'en épuisant son fond d'immaturité, chez Maurice Pialat, dans les premiers films de Rainer Werner Fassbinder, dans les derniers de John Cassavetes. Chez ses confrères polonais, Jerzy Skolimowski se défend en confiant l'hystérie aux seuls personnages masculins, exemplairement Jean-Pierre Léaud dans Le Départ (1967). Avec l'auteur de Possession, l'hystérie est une énergie dévorante qui répand son huile bouillante en variant les tuyaux d'écoulement : l'hystérie des jouissances qui s'interposent entre les désirs en convertissant l'amour en haine et réciproquement ; l'hystérie d'une conjugalité poussée à bout parce que son théâtre est une machine qui ne fonctionne plus ; l'hystérie d'un cinéma moderne dont la passion du réel est censée l'immuniser contre le refroidissement postmoderne compris comme une trop grande conscience de soi-même ; l'hystérie des antagonismes idéologiques qui ne sont que des mirages spéculaires dont les doublures se reflètent à l'infini ; l'hystérie d'une modernité dont la juvénile absence de vergogne, celle dont témoignent les romans de Dostoïevski (et L'Amour braque est une variation libre de L'Idiot), est sans cesse rattrapée par la paranoïa des vieux despotismes ; l'hystérie d'un artiste, enfin, qui préfère ce mode passionnel à la paranoïa résultant du caractère politique de son exil. Il y a à ce propos quelque chose de la paranoïa politique à l'œuvre dans Le Festin nu (1959) de William Burroughs dans Possession quand Mark rend des rapports nébuleux à une agence apparentée à la police secrète dont l'un des membres portent des chaussettes roses qui ne symbolisent rien d'autre que la bouffonnerie de ce genre d'activités.
Si Possession est le sommet maladif d'une œuvre malade de l'hystérie, Cosmos (2015) en aura tardivement représenté l'heureux dépassement mais le décès d'Andrzej Zulawski nous aura privé de savoir vers quels nouveaux horizons il allait destiner son cinéma.
Possession vérifie que, l'hystérie aidant, l'amour autant que la vie est une maladie. L'amour est un nid à microbes, son foyer bactérien prend l'allure d'un bordel, boucherie et porcherie. L'amour est un couteau à viande électrique, une maladie infectieuse, une culture de poux comme celle de La Troisième partie de la nuit (1971), le premier long-métrage d'Andrzej Zulwaski dans lequel l'actrice principale, Malgorzata Braunek, jouait déjà un double rôle, Helena et Marta. L'amour est un monstre : amour monstre. L'Amour monstre (1954) est le titre d'un roman de Louis Pawels qu'Ingmar Bergman a failli adapter avec Jeanne Moreau au début des années 70. Cette variation des noces d'Éros et Thanatos hantée par l'Inquisition et la figure de Magdeleine de la Croix, une religieuse de Cordoue qui a mélangé les cartes de l'élection mystique et du pacte avec le Diable, Andrzej Zulawski aurait pu tout à fait la porter à l'écran. Il a préféré y projeter un lambeau de sa propre vie offert en holocauste aux archaïsmes d'un art moderne, le cinéma. Le sorcier avait alors besoin d'une sorcière et sa folie à elle ramène son hystérie à lui dans des proportions qui lui auront peut-être permis de voir que l'hystérie n'est désirable qu'en parvenant à en épuiser la passion.
16 juillet
2021