David Lynch cinéma schizo (I)

 Aux premiers d'entre tous les lynchiens,

 David et Michaël,

 aux amis

« Ça fonctionne partout, tantôt sans arrêt, tantôt discontinu. Ça respire, ça chauffe, ça mange. Ça chie, ça baise. Quelle erreur d'avoir dit le ça. Ce sont partout des machines, pas du tout métaphoriquement : des machines de machines, avec leurs couplages, leurs connexions. Une machine-organe est branchée sur une machine-source : l'une émet un flux, que l'autre coupe. Le sein est une machine qui produit du lait, et la bouche, une machine couplée sur celle-là. La bouche de l'anorexique hésite entre une machine à manger, une machine anale, une machine à parler, une machine à respirer (crise d'asthme). C'est ainsi qu'on est tous bricoleurs ; chacun ses petites machines. Une machine-organe pour une machine-énergie, toujours des flux et des coupures. » (Gilles Deleuze et Félix Guattari, L'Anti-Œdipe. Capitalisme et schizophrénie, 1, éd. Minuit-coll. « Critique », 1972-1973, p. 7).

Dire que David Lynch est, avec Jean-Luc Godard, l'un des plus grands artistes schizo en cinéma ne consiste pas à proposer d'établir un diagnostic clinique. La schizophrénie n'est plus le nom d'un trouble mental dissociatif mais inspire l'acte de création lui-même dès lors qu'il est considéré selon ses propres investissements de désir et ses prélèvements d'objets partiels, à partir de l'émission singulière de ses flux (d'images et de sons) et leurs coupures (montage), comme processus de production, de conjonction et de disjonction, de connexion et de machination. En effet, ici, tout est production et rapport de production, tout est machine, machine de machine et machination à l'infini : schizoïdie.

 

 

 

Les films ainsi envisagés sont des machines célibataires, machines désirantes, machines schizophrènes. Et il ne s'agit pas de faire des métaphores. C'est-à-dire que les films sont des agencements cinématographiques qui désirent couper et couler autrement, brancher et machiner autrement, voir et entendre autrement, sentir et fonctionner autrement afin de déborder le programme codé des organismes constitués, afin d'excéder celui des organisations instituées. Des films toujours au plus près de leurs puissances processuelles et désirantes, dans le même temps destituantes et constituantes.

 

 

 

Faire des trous et couler, couper et coupler, connecter et découpler, enregistrer et monter, filmer et démonter : désirer machiner plutôt qu'interpréter dès lors qu'il s'agit de court-circuiter et faire court-circuiter, fuir et faire fuir, être plus schizophrène que le capital pour le faire disjoncter en fuyant ses fourches caudines. Et se faire un nouveau corps en rêvant au « corps sans organes » d'Antonin Artaud (« Pas de bouche. Pas de langue. Pas de dents. Pas de larynx. Pas d’œsophage. Pas d'estomac. Pas de ventre. Pas d'anus »). C'est pourquoi il n'y a rien à interpréter, rien à trouver qui manquerait pour faire de ce manque le fétiche fondant le pouvoir du maître supposé savoir. Méfiez-vous des interprètes, même pop un gourou reste un gourou, on ne le répétera jamais assez.

 

 

 

Rien à interpréter donc, rien de rien. Au contraire ici tout est à expérimenter, faire couler, couper et coupler, brancher et débrancher, tout à machiner dans des flux schizophréniques et des séries qui en distribuent les motifs comme autant d'objets partiels : autrement dit désirer être schizo à son tour.

 

 

 

 

 

Laura Palmer, notre grande sœur

 

 

 

 

 

Différemment que ceux de Jean-Luc Godard, les films de David Lynch sont d'autres invitations à la dérive schizoïde, offertes au spectateur désireux de renouer avec le schizophrène qu'il y a en lui et que la société réprime, pour sortir prendre l'air et partir en balade à ses côtés, en forêt. Comme Lenz retrouve à la montagne une nature dont les processus machiniques le protègent des rabats asphyxiants de la religion de Dieu et de celle de papa-maman. On ne délire pas en effet seulement ses parents mais le monde entier, lui-même saturé d'une infinité de délires individuels et collectifs, personnels et impersonnels. L'inconscient n'est pas une scène de théâtre, c'est selon la perspective adoptée un asile ou une usine, tout à la fois un plateau de cinéma, un talk-show, une installation d'art contemporain, une scierie.

 

 

 

 

Si Twin Peaks. Fire Walk With Me (1992) est d'entre tous les films de David Lynch le plus schizo, c'est qu'il a trois grands combats à livrer simultanément : combat du cinéma contre la télévision qui voudrait appareiller pour les neutraliser ses puissances de déterritorialisation (deux saisons de Twin Peaks le précèdent depuis 1990, avant qu'une troisième saison en 2017 ne fasse sauter avec internet le dernier verrou distinguant les faux jumeaux ciné et télé) ; combat de la sorcière contre la famille dont les gardiens, paranoïa paternelle et hystérie maternelle, conjuguent leurs forces pour rédiger à quatre mains le scénario incestueux recouvrant sa singularité vitale sous le fait divers ; combat de l'esprit élémentaire qui est une créature spirituelle, tout à la fois nymphe (eau), sylphe (air), pygmée (terre) et salamandre (feu) pour citer le traité de Paracelse, contre la prostitution qui réduit ses puissances imaginales à la nymphomanie de la pute comme monnaie d'échange et marchandise vivante.

 

 

 

Laura Palmer est l'héroïne schizo ultime, adorée et profanée, petite fille chérie et victime d'inceste, sainte et putain, chrétienne et païenne, lycéenne modèle et junkie, divinité et sorcière, déifiée et sacrifiée, moins qu'humaine et plus qu'humaine, morte plusieurs fois et immortelle. Laura Palmer est notre grande sœur, elle est notre héroïne qui se bat de toutes ses forces contre le théâtre familial abritant le sale petit secret incestueux, en préférant lui substituer la pénétration extatique et électrique des puissances démoniques de la terre – chaosmos. Avec The Shining (1980) de Stanley Kubrick, Twin Peaks. Fire Walk With Me est pour les États-Unis l'autre chef-d’œuvre conçu en cinéma comme une machine de guerre contre le familialisme dont l'idéologie domine Hollywood et le reste du monde, captif des mirages de son industrie.

 

 

 

Dédiée à la consumation de qui marchera toujours avec le feu, Laura Palmer demeure la meilleure éclaireuse des bigarrures lynchiennes. La palme du cœur revient en effet à celle qui sait bien que l'argent c'est de la merde mais qui, quand même, n'hésite pas à brûler la chandelle de sa vie par les deux bouts afin de changer la merde en or.

 

 

5-8 mai 2020

Le grain des surfaces

Bruit blanc, bleu grumeleux : au fond tout au fond floconne la télévision, à la surface crépite son implosion. Épidermiques, les surfaces sont électrisées, irisées d'intensités haptiques – on les touche avec les yeux.

 

 

 

Le magma néo-archaïque, originaire et électronique d'où a surgi Laura Palmer, le film qui raconte ses derniers jours va y plonger les mains dedans comme un garagiste n'hésite pas à mettre ses mains dans le cambouis. Schizophrénie cinéma-télévision, redoublée, au carré : autant la série de Mark Frost et David Lynch use des puissances démoniques du cinéma pour faire disjoncter les codes consensuels de la télévision, autant le film tourné après la série raconte ce qui vient avant tout en machinant parallèlement un autre salut à son héroïne que le seul vernis bleuté du gel télévisuel. La télévision est le médium domestique par excellence qui reconduit à l'ère des industries électronique le vieux théâtre familialiste et bourgeois. Comme le rideau inaugural de Blue Velvet ouvre sur les scènes de music-hall et du play-back qui invitent le maître obscène de la violence domestique à la mélancolie du désœuvrement d'Ulysse face aux sirènes, la neige télévisuelle devient matière primordiale et abstraite, magmatique et plasmique. Tantôt son nuage pèse comme une menace sur un film hanté par le cercle infernal de la télévision (il en vient, il y retourne), tantôt son bouillonnement excède la planéité de l'image en vertu d'une logique de la sensation court-circuitant les rapports ordinaires de l'œil et de la main (on y reconnaîtra alors l'image du corps sans organes qui fiche la pagaille dans l'organisation des corps).

 

 

 

Sous le gazon télévisuel grouille la vermine, pullulante et indifférenciée (Blue Velvet). La neige vidéo floconne encore dans Lost Highway et INLAND EMPIRE. La domination de l'analogique est alors plus qu'entamée, sa fragilisation préludant à l'hégémonie du numérique. David Lynch a vu tout cela arriver. Comme il a vu avec la perte du grain organique et chaud de la pellicule le gain d'autres matières à brasser, minérales et spectrales : d'autres matériaux pour une matériologie qui renouvelle les rapports conflictuels du cinéma et de la télévision. Après tout, si la télévision est fille du cinéma, le cinéma est par rapport à elle un roi Lear qui par vengeance paternelle, amoureuse et incestueuse la violerait. En amont, on trouvera les vagues de sable en surimpression de Dune, les rideaux de flammes de Blue Velvet. En attendant les champs de blé de The Straight Story – Une histoire vraie comme une terre nourricière et cramée, un désert pour les cultures incendiaires de l'agroalimentaire. Les surfaces striées sont des images aux trames ambivalentes, des rideaux qui s'ouvrent sur la nuit ou se referment comme des paupières avant de prendre feu. L'épaisseur micro-physique du tissu n'attend rien sinon qu'y fasse trou la brûlure de la cigarette. L'alliance d'une autre cigarette et du microsillon fait signe en direction de l'aiguille du talon le long de la moquette striée, autre terre brûlée sur laquelle s'agglutine en tas grumeleux le vomi annonçant l'enfant à venir (Wild at Heart Sailor & Lula).

 

 

 

C'est une vieille chanson qui tourne, la rengaine de ce que nous avalons et qui nous consume : des céréales comme des pierres, des plats au goût de mélamine. La télévision, on la regarde comme on mange sur une table en formica, en ignorant que l'une et l'autre sont toxiques. La télévision c'est du gazon sous lequel grouille la vermine. Son grain grouillant, on l'avale comme du maïs à la crème vendu par des épiciers qui, au-dessus du magasin, attendent leur heure avant d'entrer en scène et parasiter nos habitudes.

Fleurs bleues, anges bleus et bleus à l'âme

La fleur bleue, Henri d'Ofterdingen en rêve au début du roman inachevé que lui a consacré Novalis, publié un an après sa mort par son ami Ludwig Tieck, en 1802. La cueillir au bord d'une source jaillissante située au centre de la terre, c'est pour le garçon épris de Mathilde saisir une image de rêve dont l'idéal devrait orienter toute l'existence quand elle se place sous l'universelle condition de l'amour, de la science et de la poésie réunis. Le romantisme est un mysticisme qui préfère aux ascensions célestes du christianisme la descente dans les souterrains limbiques du rêve pour y découvrir les trésors terrestres d'un panthéisme réconciliant les contraires. Le doute a cependant commencé à poindre le nez avec Heinrich Heine ironisant sur cette pauvre fleur bleue, mais pour en léguer aussi l'ambivalence à la modernité. Déchue depuis en cliché de la plus mièvre des sentimentalités, la fleur bleue n'aura pas cessé d'être fauchée avant qu'André Breton n'y reconnaisse l'emblème de la nature surréaliste du réel. Gaston Bachelard y voyant pour sa part la marque du poète qui ne sait être touchant qu'au contact de l'intouchable.

 

 

 

La fleur bleue revient de la façon la plus étonnante qui soit dans Twin Peaks, comme l'indice d'une mise en scène ésotérique à l'enseigne exclusive de ses initiés ou apprentis en initiation que sont les agents du FBI. Si la police fédérale étasunienne est une institution régulièrement surinvestie de fantasmes complotistes, elle apparaît ici comme la secte initiatique des mystères de ce monde, dont l'angélisme professé des maîtres à leurs élèves se révèle quelquefois un intempestif démonisme. Sur fond rouge d'une robe aux coutures apparentes portée par une étrange femme gesticulante et prénommée Lil, la fleur bleue est de textile. Depuis Paracelse, le bleu prédispose aux mutations alchimiques, à l'unio mentalis de logos et psyché. Novalis a su en hériter, Breton aussi. Le bleu n'est retrouvé chez David Lynch que pour être la couleur non plus des réconciliations symboliques mais des dualismes incessants, des déséquilibres assumés, des claudications réitérées. Couleur de l'absolu romantique comme du kitsch postmoderne, teinte de la nuit infernale quand elle s'obscurcit et du jour céleste et utopique quand elle s'éclaircit : toujours le bleu contrarie. Le symbolique ne vaut jamais sans le diabolique qui en fait disjoncter les circuits, interrompant la synthèse réconciliatrice.

 

 

 

Le bleu est une fleur dédiée au FBI rêvé en secte ésotérique ; elle surgit des flancs du sac à main de luxe comme l'absolu bourgeonnerait des entrailles de la marchandise (Lady Blue Shanghai). Le bleu des yeux éclaire des puissances visionnaires levées avec les poudroiements de l'épice (Dune) ; il recouvre de fard les paupières des femmes endormies dont la peau est couverte de bleus (Blue Velvet). Le blues est celui de Koko Taylor, sœur noire de Dorothy Vallens chantant « Up in Flames » (Wild at Heart – Sailor & Lula) ; c'est autrement celui d'un garçon électrisé par le visage papillonnant de la femme désirée comme un phalène phosphorescent (Lost Highway). Lors d'une escapade au Silencio, l'amie est pour son amie un ange nécessaire ; au-dessus d'elles en plane un autre, l'archange qui fait silence sur la tragédie de leur gémellité schizophrène (Mulholland Drive). Tantôt la chanteuse de cabaret est un ange fauché dont les ailes sont données par le rideau derrière la scène. Tantôt l'aura de la star arrive après combien d'épuisements, du remake d'un film hollywoodien à sa lointaine diffusion sur la télévision polonaise entre deux sitcoms essaimant comme des lapins, à étreindre la détresse de sa spectatrice, son double sororal nécessaire.

 

 

 

Après tant de rouge, le bleu l'emporte à la fin. Sous la glace repose figée la fleur du visage de Laura, moderne Ophélie. Seul son sourire indiquerait la fêlure ironique d'un apaisement cosmétique dont le gel ne s'applique en effet qu'en rêve télévisuel.

Sorcières rouges, brûlent les femmes

La danse de Lil est une provocation. La machination parodique de l'interprétation. Avec ses grimaces et ses postiches, Lil surjoue symptomatiquement le tiraillement, avec le poing gauche dressé et la main droite repliée dans la poche, comme sa robe aux coutures évidentes. Avec l'avion jaune dans son dos Lil tourne sur elle-même comme une hélice mais dans le sens inverse des aiguilles d'une montre. Elle piétine sur place aussi comme Lula dans Wild at Heart et, avant elles, Dorothy dans Le Magicien d'Oz, l'une des histoires d'enfance préférées de David Lynch. Saturée de significations jusqu'à les abolir dans le secret différé du symbole recouvert par sa rose bleue cousue à la boutonnière, Lil est une sorcière. Comme BOB son prénom est un palindrome qui se lit dans les deux sens, dont le sens n'est donc que celui de l'interversion s'exposant sur le mode de l'extraversion. Bouche cousue Lil est une sorcière rouge qui attise d'un côté le désir d'interprétation, mais de l'autre c'est aussi pour lui mettre le feu. En cela Lil préfigure Teresa Banks dont le cadavre est disséqué dans la morgue de l'interprétation. En cela elle préfigure encore Laura Palmer, autre sœur et sorcière brûlée sur le triple autel de la famille incestueuse et pathologique, de la télévision toxique et de la prostitution généralisée.

 

 

 

La sorcière nomme la femme dont la schizoïdie résiste au petit théâtre domestique de l'interprétation psychanalytique, la salamandre préférant s'offrir aux puissances élémentaires et démoniques de la terre que finir emmaillotée dans le double linceul du fait divers et sa reconstitution télévisuelle. Précédées par de grandes sœurs sacrifiées sur l'autel hollywoodien (Marilyn Monroe, Rita Hayworth, Dorothy Malone), les filles de feu de David Lynch grillent les neurones, font perdre la tête et péter les plombs. Sœurs, mères et belles-mères n'y échappent pas, toutes brûlant d'une énergie vitale et primordiale qui fait saillir les logiques familiales hors des gonds de leur organisation hiérarchique. Alia Atréides, la sœur cadette du messie Paul, est un enfant-monstre dont la conception a été saturée d'épice, une diablesse qui fout le bordel dans l'ordre ecclésial du Bene Gesserit en terrifiant les Révérendes Mères, le dard du Gom Jabbar crevant le baron pansu Vladimir Harkonnen comme un ballon de baudruche. La belle-mère incestueuse et vampirique de Henry Spencer l'est moins à cause du fils qu'il pourrait représenter qu'en fonction des forces telluriques et sismiques que déchaîne la métabolisation du cosmos par le chaos industriel (Eraserhead). Quant à la belle-mère de Sailor, sa furie est autant digne des Érinyes pour Oreste que de la « Méchante Sorcière de l'Ouest » du Magicien d'Oz. Le rouge est ainsi cosmétique qui fait un masque à l'interprète de Marietta Pace Fortune, Diane Ladd invitée ainsi à parodier l'hystérie maternelle à l'égard de Lula incarnée par sa propre fille, Laura Dern (Wild at Heart). Pour Jeffrey Beaumont, l'image maternelle s'offre encore avec la nudité malade de Dorothy Vallens comme le retour du refoulé honteux d'un fantasme originaire incestueux (Blue Velvet).

 

 

 

La sorcière a plus d'un visage, elle a mille visages, c'est un feu que n'éteignent pas les brasiers dressés pour en étouffer l'incandescente transgression. C'est une putain à la jupe rose qui se dandine sur le capot d'une bagnole en s'exhibant sur fond de nuit comme emblème de l'enfer du kitsch (Blue Velvet) ; c'est aussi une clocharde en rebut de l'industrie à rêve qui manipule au coin d'un feu un cube bleu comme la fleur de Novalis ou la pierre philosophale de l'alchimiste (Mulholland Drive). La sorcière joue encore des mains comme les flammes jaillissant d'une allumette éclairant le labyrinthe, comme le bout incandescent d'une cigarette trouant les dessous d'une conjugalité asphyxiée (INLAND EMPIRE). La sorcière est enfin une adolescente enfiévrée par des passions dont la veuve d'un pompier prédit tendrement qu'ils sont des tourments auxquels il est si difficile de résister.

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