The Smiling Lieutenant (1931) d'Ernst Lubitsch

Manières policées, façons de polissons

Les manières policées appartiennent aux polissons qui n'en pensent pas moins : mieux, ils ne pensent qu'à ça, n'ayant rien d'autre à penser. La viscosité du lieutenant souriant joué goulûment par le chansonnier Maurice Chevalier dans le film d'Ernst Lubitsch exprime ainsi l'adhérence métaphorique des images peaufinées par son auteur. Aussi lisses soient-elles, autrement dit lubrifiées, elles font mousser un hors-champ de lubricité, de cruauté aussi débordant sans forcer la casserole de notre imagination.

Une affaire bien entendue

 

 

Maurice Chevalier, le roi de l'opérette, est à son aise dans le cinéma d'Ernst Lubitsch, particulièrement avec le rôle du lieutenant Niki pour Le Lieutenant souriant (1931). Comme il l'était déjà dans Parade d'amour (1930) et il le sera dans Une heure près de vous (1932) et puis encore La Veuve joyeuse (1934). La bouche lippue et e cheveu laqué, l'œil goguenard et l'accent français qui roule l'anglais dans l'huile du chansonnier y sont pour beaucoup : le bonhomme est visqueux à souhait, à sa place dans un monde où la politesse est le lubrifiant d'une lubricité bien entendue.

 

 

 

Les manières policées appartiennent en effet aux polissons qui n'en pensent pas moins : mieux, ils ne pensent qu'à çà, ils n'ont de toute façon rien d'autre à penser. La viscosité exprime ainsi l'adhérence métaphorique des images lubitschiennes qui, aussi lisses soient-elles, font mousser tout un hors-champ débordant sans forcer la casserole mentale et lubrique du spectateur. Comme il n'y a trace suspecte de telles écumes et que la cuisinière est nickel, la censure n'aura rien à dire ni redire.

 

 

Posons en passant que si le hors-champ est tout entier rabattu sur la mort dans le cinéma d'horreur, il ressortit chez Ernst Lubitsch au champ du sexe. Dans tous les cas, le hors-champ est l'emblème du réel selon qu'il fige en cadavre ou bien fait mousser une écume séminale, « aphrogène » dirait Peter Sloterdijk, de part et d'autre de la membrane filmique. L'implicite est bien du côté des images présentes ou actuelles, dont la platitude permet stratégiquement de les faire tenir dans la proximité la plus étroite et fine avec les images absentes ou virtuelles, celles d'une explicitation qui revient en dernière instance au spectateur. Cette proximité se comprend comme une promiscuité qui, l'affaire restant entendue, relève du pacte secret et exclusivement partagé entre le réalisateur et le spectateur.

 

 

 

L'implicite mis en scène pour que l'explication en revienne au spectateur aura été cette stratégie esthétique qui a aussi permis à Ernst Lubitsch de mieux s'en sortir que ses grands rivaux contemporains : Erich von Stroheim sanctionné pour avoir privilégié l'explicitation naturaliste et Josef von Sternberg qui l'aura été également, mais pour avoir préféré l'explicitation en l'indexant sur la sublimation offerte par la décharge baroque, voluptueuse mais dispendieuse, des formes visuelles.

 

 

 

 

Le lisse d'un sourire,

 

le masque policé des polissons

 

 

 

 

Le lieutenant sourit en effet, comment pourrait-il en être autrement ? C'est que son sourire est celui d'une affaire bien entendue au point de se dispenser de tout obligation à l'explication, même de toute verbalisation. Son sourire est en effet un opérateur signé de conversion des images depuis leur avers visible en leur envers seulement imaginable, identifiant dans chaque situation banale le masque convenu d'une affaire de cul : le théâtre des opérations militaires ou un petit-déjeuner, c'est idem. La métaphore l'emporte et l'analogie transporte du sens originaire au sens dérivé, de l'écran objectif à l'écran subjectif. Le masque convenu est celui, lissé et policé, d'une affaire entre polissons. La préparation d'un œuf au plat ou l'entonnement d'un « rata-tatata-tatata » militaire, c'est itou : le sexe est tantôt une question de cuisine interne, tantôt le champ de bataille rangée d'une guerre de sexes.

 

 

 

Le jeu alertement combiné de l'indice métonymique et de l'ellipse narrative offre à la tactique de la métaphore une force de précipitation toute séminale. Au point d'obliger le lieutenant souriant à assumer la portée symbolique de son geste : à l'occasion d'une parade viennoise (le mot convient dans tous les sens en reliant le gastronomique au zoologique), le bonhomme cligne de l'œil en direction de sa fiancée du moment jouée par la brunette Claudette Colbert, tandis que la princesse vertueuse du petit royaume d'à côté jouée par la blonde Miriam Hopkins prend ce clignement pour elle et souhait en conséquence, et pour des raisons de principe, le mariage qui devra y répondre.

 

 

On notera en passant que la mésinterprétation d'un geste par un tiers précède largement son expression la plus connue offerte dans une scène paradigmatique lançant la machine à fiction de North by Northwest – La Mort aux trousses (1959) d'Alfred Hitchcock. Mais cette mésinterprétation se comprend ici comme un leurre subtil, qui révèle à la fois la valeur virtuellement érotique de tout acte de communication et le désir inconscient de ceux qui s'y sont engagés à leur corps plus ou moins défendant. La princesse veut donc sous prétexte d'obligations dues à son rang en profiter pour perdre sa fleur et le lieutenant se résigne à la gagner en empochant dans la foulée l'ascension sociale qui lui permettrait d'échapper aux servilités militaires. Tout est bien qui finit bien sauf que...

 

 

The Smiling Lieutenant est un film qui ne cesse pas d'être drôle, tout en ne cessant jamais d'être cruel. Claudette Colbert s'efface devant Miriam Hopkins mais l'abandon est la manifestation modeste d'un génie face aux automatismes réflexes de la reproduction de classe. Parce que le lieutenant est, certes, un sujet digne pour les délices d'amour mais sûrement pas pour l'amour. Cela se dit aussi métaphoriquement : la femme qui partage avec lui le petit-déjeuner n'est pas toujours celle qui peut aussi aller jusqu'au dîner. C'est alors que, lubrifiée par le sens lubitschien de la comédie, la cruauté s'impose en imposant la lucidité qui la caractérise.

 

 

 

Éduquée à l'économie symbolique de la séduction par sa rivale, la princesse convainc le lieutenant de se jeter dans ses bras. Mais ce dernier ne sait pas qu'il fera avec l'une l'expérience inédite de la perte mélancolique de l'autre. En revanche, ce qu'a bien saisi la princesse qui éduquera son père à ce sujet, c'est la nouvelle loi du monde, qui impose notamment au vieil héritage protocolaire de se plier à la pornographie implicite à l'économie des communications (la pornographie en est littéralement le dessous), tout en caractérisant la vérité lubrique ou libidinale des stratégies de mobilité et d'ascension sociales.

 

 

 

Une scène du film l'aura d'ailleurs déjà montrée, incroyable d'audace : un wagon à bestiaux est en effet plus rapide que le train officiel offert aux dignitaires du petit royaume d'à côté.

 

 

 

17 août 2018


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