Sans filtre (2022) de Ruben Östlund

Film capitalisme

Un américain marxiste et un russe anticommuniste sont sur un bateau. Les deux s'affrontent futilement à coup de citations glanées sur le net, avant de tomber à l'eau.

 

Une fois posée l'équivalence communisme = capitalisme, ce qu'il reste, c'est la fiction anthropologique préférée des conservateurs pessimistes depuis Hobbes. Le pouvoir qui persévère dans son être malgré l'inversion des rapports. Le pouvoir de dominer et, pour les dominants, d'humilier les dominés qui y participent pleinement en s'avilissant à consentir à leur domination.

 

Le cynisme des équivalences est viral en n'ayant pas d'autre raison que la conservation de l'existant, si bien résumée par Margaret Thatcher : THERE IS NO ALTERNATIVE.

Le triangle des Bermudes et l'expérience de Milgram

 

 

 

 

 

Sans filtre : le titre français promet le frisson de la férocité que notre civilisation mérite, celle des ultra-riches dont la superficialité a pour profondeur retrouvée l'excrétion sans retenue et celle de leurs exploités qui nettoient la merde en n'attendant rien qu'à se venger. Triangle of Sadness qui est le titre original est meilleur cependant en racontant aussi comment l'absence de vergogne est un triangle des Bermudes pour le cinéma. Car il y a un manque de retenue, dont la chiasse et les vomissements sont l'expression physiologique, qui est assumé aussi par l'auteur d'un film dont le souci est d'associer au mépris des personnages celui de leurs spectateurs.

 

 

 

Le mépris est un chant des ses sirènes et s'y abandonner invite à voir dans les chaînes d'Ulysse une fausse immunité et un préalable avant la noyade de ses compagnons de galère.

 

 

 

La séquence d'ouverture annonce le programme. L'intervieweur maniéré de mannequins dans l'attente d'une sélection qui jouit de vérifier qu'ils réagissent à ses questions selon une réflexologie éprouvée (telle marque appelle le sourire, telle autre un tirage de gueule long comme le bras) est l'évident double d'un réalisateur qui n'a guère envie de s'avancer masqué. Ce pavlovisme nous fait quelque peu rigoler, nous qui nous en croyons immunisés. Mais dans l'ombre guette le virus qui déclenchera une intoxication pas seulement alimentaire. Le film donne au moins l'occasion de rappeler les vertus d'une projection en salles en vérifiant comment les spectateurs peuvent être à leur corps défendant les sujets inconscients d'une expérience du genre de celle de Stewart Milgram.

 

 

 

Car il y a de l'obéissance à moquer aux côtés d'un mannequin jaloux le marin dragueur et poilu qui fait tâche dans le paysage ultra-lisse d'une croisière de luxe, pour aussitôt vérifier que la moquerie conduit à son licenciement comme on passe la serpillière sur le pont du bateau. Et il y en une autre obéissance à imaginer que sa copine l'influenceuse, sur le point d'avoir la tête fracassée par la femme de ménage philippine qui dirige d'une main de fer le groupe des survivants de la croisière sur une île déserte, mérite son sort. Nul besoin d'en filmer la scène, elle aura été inséminée dans la tête moutonnante des spectateurs la laine du dos tondu, toute honte bue.

 

 

 

 

 

Le mépris ? La honte

 

 

 

 

 

Les meilleures volontés évoqueront le naturalisme de Luis Buñuel, celui de La Mort en ce jardin et de L'Ange exterminateur. Les plus lucides verront comment Ruben Östlund, comme son compétiteur grec Yorgos Lanthimos, n'a décidément rien compris à la cruauté buñulienne qui, en effet, n'est pas raillerie devant notre commune connerie mais interrogation, mi-amusée mi-fascinée, devant l'énigme de l'être non-inhumain qu'est l'espèce humaine. L'énigme ne peut pas ne pas se dissiper quand le regard devient punitif, celui du surmoi qui, de Michael Haneke à Ulrich Seidl, n'invite en rien à comprendre ce qui résiste à la pensée, mais au contraire à jouir des circulations infernales et compulsives de la sanction. Sans filtre représente à cet égard également un nouvel épisode de la koh-lantaïsation de Robinson.

 

 

 

Le regard surmoïque possède ici un bruit tellement caractéristique, le couinement des essuie-glace qui est le son métaphorique et grinçant des panoramiques qui décapent en desquamant.

 

 

 

Il y a également une vertu à ce que Ruben Östlund ait reçu une Palme d'or pour Triangle of Sadness, qui réédite une première reçue pour The Square dont le seul mérite consiste à être à peine moins pire. Les riches s'étant reconnus dans le portrait brossé par leur pair à la brosse à récurer font amende honorable en raflant un beau pactole, celui d'une mauvaise conscience renversée en bonne conscience de se savoir partagée. C'est la dimension salutaire d'un constat qui fait joujou avec le réel des rapports de classes avant de s'en émanciper au nom d'une anthropologie de garde-chiourme pour valoir comme vérité générique, sans échappatoire et sans appel possible. Cela pourrait s'énoncer ainsi : nous sommes méprisables et nous le savons en nous rassurant du savoir de vous savoir autant que nous méprisants.

 

 

 

L'universel est donc au mépris dont l'épidémie de gastro-entérite, qui en représente le débouché moins radical que littéral, offre aux êtres superficiels que nous sommes un peu de profondeur, la dernière qu'il nous reste, celle des viscères qui sont en effet les mêmes pour les pauvres et les riches. Jean-Luc Godard vient de mourir. Ruben Östlund vient de lui rendre un hommage involontaire en répondant à son Film socialisme par un Film capitalisme auquel répond moins le mépris que la honte de ses spectateurs qui savent qu'elle leur et lui survivra.

 

 

 

La honte qu'il faut libérer face à un cinéma toujours plus immonde d'être sans vergogne.

 

 

 

4 octobre 2022


Commentaires: 0